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18.mai.201918.5.2019 // Les Crises

Europe : Guy Mettan sur maire… Par Guillaume Berlat

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Source : Proche & Moyen-Orient, Jean Daspry, 06-05-2019

« Toutes choses sont bonnes ou mauvaises par comparaison » (Edgar Allan Poe). À quelques encablures du prochain scrutin pour le renouvellement du Parlement européen (26 mai 2019), c’est bien connu, « les Français veulent savoir », comme dirait le folliculaire, Jean-Jacques Bourdin. Que veulent-ils savoir au juste ? S’ils ont leur place dans le processus décisionnel de ce Moloch technocratique. Si l’objectif de cette construction bancale est leur bonheur ou celui des Américains et des Chinois. Si l’Union européenne va continuer à s’élargir avant de s’approfondir. Si ce monstre bureaucratique va cesser d’être une fabrique de normes pour devenir une usine au sein de laquelle le mot puissance n’est plus un concept grossier. Si l’Union va cesser de s’ouvrir aux quatre vents sans réagir. Si l’Europe est la solution ou bien si l’Europe est le problème … Toutes questions des plus légitimes auxquelles les citoyens des pays de l’Union européenne n’ont pas encore reçu la moindre réponse aussi crédible que satisfaisante de la part de leurs dirigeants. Ces derniers s’empressent de les tenir dans l’ignorance la plus crasse, dans l’opacité la plus sordide (Cf. la crise des « gilets jaunes »). Dès fois qu’ils se mettraient à réfléchir, à demander des comptes, à réclamer des têtes. En un mot à vouloir se mêler de ce qui les regarde, du moins en théorie. Tel est le drame d’une construction qui se voulait être bâtie pour les peuples et avec les peuples et qui de facto, si ce n’est de jure, s’érige sans et contre les peuples qui commencent à se rebiffer.

Afin de les aider à évoluer dans les arcanes de la Maison Europe aussi froide et dépersonnalisée que le sinistre bâtiment du Berlaymont et toutes ses annexes, les citoyens curieux peuvent prendre connaissance de l’abondante littérature qui leur est livrée à jet continu : professions de foi des différents partis politiques, ouvrages plus ou moins savants, plus ou moins techniques, plus ou moins sérieux, plus ou moins abordables (intellectuellement et financièrement) … Afin de leur faciliter la tâche, nous avons choisi de leur soumettre deux ouvrages parus récemment sur le sujet. Le premier est de la plume d’un journaliste suisse peu connu du grand public français, Guy Mettan mais dont le moins que nous puissions dire est qu’il gagne vraiment à se faire connaître. Le second est de la plume du premier de la classe (ancien élève de l’école normale supérieure, agrégé de lettres et énarque) qui est notre actuel ministre de l’Économie qui a fait un bref passage au ministère des Affaires européennes. Il a pour nom Bruno Le Maire. À l’intention de nos fidèles lectures, nous avons pris la liberté de demander à deux contributeurs réguliers de www.prochetmoyen-orient.ch de nous livrer leur analyse de ces deux ouvrages. Ils découvriront que ce n’est pas nécessairement celui que l’on croit qui s’en sort le mieux.

Nous avons pensé – à tort ou à raison – que la meilleure manière d’appréhender la crise de l’Europe (tout le monde s’accorde à penser que, de plus en plus, l’Union européenne ressemble à s’y méprendre à une sorte de désunion européenne, une Europe Potemkine) était d’évoluer à travers ces deux présentations. À chacun de tirer les conclusions qui s’imposent et d’effectuer le meilleur choix pour la France (ses citoyens) et pour l’Europe (son avenir) ! Bonne lecture à tous.

La rédaction

LE CONTINENT PERDU DE GUY METTAN, UN RÉEL ENCHANTEMENT !

« Il faut, autant qu’on peut, obliger tout le monde :

On a souvent besoin d’un plus petit que soi.

De cette vérité deux Fables feront foi,

Tant la chose en preuves abonde ».

(Le lion et le rat, Jean de la Fontaine).

Et, nous en avons aujourd’hui une preuve éclatante avec un ouvrage de très grande qualité sur les avatars de la construction européenne que l’on doit à un journaliste suisse de très grande qualité !

EN GUISE DE PROLÉGOMÈNES : UNE PERLE RARE !

En ces temps où le lecteur potentiel est littéralement bombardé d’ouvrages, le plus souvent de piètre qualité tant ils sont bâclés, il est rare de dénicher la perle rare. Celle dont ni les médias aux ordres ni les chroniqueurs serviles ne parlent tant elle sent le soufre (au sens intellectuel), toutes choses égales par ailleurs. Nous disposons aujourd’hui d’un exemple frappant avec la dernière production d’un journaliste suisse, Guy Mettan qui a dirigé La Tribune de Genève et dirige Le Club suisse de la presse tout en étant Député au Grand conseil de Genève. Qui de plus objectif, de plus neutre par nature qu’un citoyen helvète pour nous parler des problèmes de la construction européenne dans une somme de 250 pages1. D’entrée de jeu, disons-le, le défi est relevé ! Et cela mieux que ne le font nos élites malpensantes qui pensent faux à longueur de temps mais qui ne se livrent jamais à un quelconque acte de contrition, d’introspection salutaire. Cet ouvrage est de très haute tenue, digne des grands noms de la pensée internationaliste que le XXe siècle a connu. Il restera un outil de référence pour tous ceux qui ne se contentent pas des raisonnements binaires et manichéens que nous servent les bateleurs (bateleuses à l’occasion comme Nathalie Loiseau qui joue à cache-cache avec les « gilets jaunes » à Orléans) de foire durant cette piteuse campagne pour les élections au Parlement européen du 26 mai prochain. La réalité est bien différente de ce que l’on nous sert quotidiennement sur les chaînes d’abrutissement en continu. Guy Mettan parvient, avec maestria, à s’extraire de la gangue médiatique et de la langue de bois épaisse pour nous conter les vicissitudes de la construction européenne des temps les plus reculés à nos jours tout en se projetant utilement dans l’avenir, pour notre grand plaisir ! Le tour de force est pleinement réussi, pour notre plus grand bonheur.

EN GUISE D’HOMÉLIE : UNE SOMME IMPRESSIONNANTE

La quintessence du Continent perdu recherché autour de trois problématiques essentielles.

Que dire de la structure de l’ouvrage ? Elle est d’une logique toute cartésienne, celle que nos auteurs de livres de gare ont perdu de vue depuis déjà bien longtemps. Elle est d’une logique implacable : passé, présent et avenir. Elle se fonde sur la citation de Friedrich Nietzche qu’il nous restitue : « L’homme de l’avenir est celui qui aura la mémoire la plus longue », qualité d’hier, défaut d’aujourd’hui. Après un avant-propos – sur lequel nous reviendrons plus loin – et une brève partie problématique (« Un apprentissage décevant. De l’Europe enthousiaste à l’Europe désenchantée »), Guy Mettan nous ramène quelques siècles en arrière sur les origines de la construction européenne, « Les leçons de l’histoire » divisée en trois tranches que sont la période qui court de « Charlemagne à Staline ou l’échec de la contrainte » jusqu’aux « Deux scénarios pour un continent en déclin » en passant par « Le syndrome grec ou l’impossible redressement ». Il nous plonge ensuite dans le présent, au cœur d’« Une machine déréglée » divisé aussi en trois tranches : « La dictature de la norme ou la peur du peule », « Tutelle américaine, exclusion russe, hégémonie américaine » et « Une gouvernance aberrante ou la volonté d’impuissance ». Il conclut en lançant un appel à la fondation d’une « Europe démocratique et souveraine » sur un modèle suisse de disruption démocratique ». À titre d’épilogue, Guy Mettan résume en un mot simple le défi de la construction européenne en ce début de XXIe siècle : « Vouloir ou pas ». Pour lui, il serait injuste de penser que le projet européen – largo sensu – daterait de l’après Seconde Guerre mondiale. À travers des expériences non concluantes, Grecs et Romains nous ont indiqué le chemin d’un succès éphémère, certes, mais d’un succès. Aujourd’hui, l’Union européenne est menacée de toutes parts. De l’intérieur par un fonctionnement qui défie l’entendement par sa lourdeur, sa complexité, son juridisme, ses procédures et par l’hyperpuissance allemande face à une France marginalisée. De l’extérieur par une inexistence face aux coups de boutoir des États-Unis et de la Chine qui tirent pleinement profit d’une structure sans volonté de puissance. Une citation résume parfaitement la démarche de Guy Mettan ainsi que sa lucidité, sa clairvoyance :

« Notre conviction est que les choix faits depuis 1945 sont en train d’épuiser leurs effets positifs et conduisent l’Europe à une impasse. En clair, la bicyclette n’avance plus, elle commence à perdre ses pièces (le Royaume-Uni, peut-être la Catalogne) alors que certains passagers refusent de pédaler (le groupe de Visegrad, les partis eurosceptiques) et qu’une partie croissante des spectateurs (les États-Unis, l’OTAN, la Russie, la Chine, les pays du Sud, les extrémistes islamistes) font semblant d’applaudir tout en semant des clous devant ses roues pour l’empêcher d’avancer ou l’obliger à changer de trajectoire » (page189).

Que dire de la méthodologie de l’auteur ? L’angélisme est une plaie en ces temps conflictuels. Guy Mettan ne tombe malheureusement pas dans ce travers. Le moins que l’on puisse dire est qu’il ne résonne/raisonne pas comme un tambour à l’instar de notre élite autoproclamée (celle qui sort de l’ENA et bientôt de l’ISF). Il évolue en permanence entre passé, présent et avenir pour enrichir sa démonstration réaliste et ambitieuse à la fois. L’auteur a autant le sens de la formule juste que de l’analyse idoine pour démêler l’écheveau des vérités et des contre-vérités dans cette période de simplification à l’extrême de ce qui est complexe. Fait suffisamment rare pour être relevé dans ces temps de prêt-à-penser, l’auteur est ouvert à toutes les pensées sur le projet européen, sans la moindre exclusive afin de pouvoir se forger une religion agnostique. C’est ce qui fait l’immense richesse intellectuelle, conceptuelle, problématique de ce Continent perdu ! Une phrase de son avant-propos nous en dit long sur la méthodologie de l’auteur, ouvert à toutes les thèses et pas seulement à toutes celles qui vont dans le sens de son intime conviction.

« Enfin, au risque de déplaire à tous les camps, j’ai essayé de tirer mes références de l’ensemble du champ politique et académique, sans tabou européiste ou souverainiste, sans préjugés de droite ou de gauche, car il me paraît impossible d’aborder la question européenne avec des œillères, à partir d’un point de vue qui serait soit exclusivement libéral, soit uniquement « populistes ». De même, je me suis limité à citer des ouvrages ou des références faciles d’accès et aisément vérifiables » (pages 9 et 10).

Quel immense regret que cette démarche scientifique n’inspire pas nos pseudo-penseurs et autres idéologues de tout poil qui n’acceptent en aucune manière la moindre forme d’interrogation de la pensée dominante et dictatoriale ! L’Europe y trouverait certainement son salut au moment où, empêtrée dans le feuilleton du « Brexit », elle ne parvient pas à faire œuvre de prescience salutaire, accaparée par la résolution de problèmes mineurs au regard des défis auxquels elle est confrontée. Pour mieux nous aider à appréhender l’ampleur des défis que doit relever l’Europe, Guy Mettan nous fournit un nouveau Discours de la méthode, viatique indispensable pour lutter contre les « vents mauvais », faute de quoi le navire risque de sombrer à jamais.

Que dire de la pertinence de la démonstration ? « L’histoire ne se répète, peut-être pas, mais elle furieusement tendance à repasser les plats » (Guy Mettan). L’auteur incite les Européens à ne pas reproduire les erreurs du passé pour éviter le naufrage du navire européen. L’un des fils conducteurs de cet ouvrage, rédigé par un ressortissant d’un pays qui pratique la démocratie directe, tient au peuple. Comment envisager un seul instant que les citoyens européens ne manifestent pas la plus grande méfiance à l’égard d’une construction qui se fait sans et contre les peuples par des institutions sans légitimité démocratique (Commission européenne, Cour de Justice de l’Union européenne) ? Comment envisager un seul instant que les citoyens européens ne manifestent pas la plus grande méfiance à l’égard d’une construction qui fait primer le droit sur la politique ? Comment envisager un seul instant que les citoyens européens ne manifestent pas la plus grande méfiance à l’égard d’une construction qui a contribué à la mise en place d’une Europe néo-libérale et à une mondialisation pénalisante pour eux ? Sans solution efficace du problème de la place des peuples dans la construction européenne, l’Union court à sa perte : « la vengeance des peuples pourrait bien, un jour, les surprendre » (page 142). Force est de constater, à ce jour, que « l’Europe n’a pas su créer des Européens » (page 258) ! Pas plus qu’elle n’a su régler les problèmes qui la submergent : « Avec le déficit démocratique et le néolibéralisme, l’OTAN est en effet le troisième grand tabou de la construction européenne ». Tabou, le mot tabou qui conduit les dirigeants européens à taire les très graves maux dont souffre le patient Europe. Résultats, les métastases ont envahi tout le corps et les médecines homéopathiques ne parviennent pas soigner le malade. Aujourd’hui, le choix est cornélien : « l’insignifiance et/ou la servitude » (pages 106 et 107).

EN GUISE DE PÉRORAISON : UNE SYNTHÈSE GRANDIOSE

« La décadence d’une société commence quand l’homme se demande : que va-t-il arriver ? au lieu de se demander : que puis-je faire ? » (Denis de Rougemont).

Cet ouvrage constitue le meilleur antidote contre le totalitarisme de la pensée. Cette funeste chappe de plomb qui fait insensiblement passer la France du statut envié de pays des Lumières à celui peu enviable de pays des obscurantismes. Cet ouvrage complète merveilleusement le bref, mais très dense, opuscule de Régis Debray2 sur le sujet de l’Europe dont notre site a rendu compte récemment3 ainsi que la modeste présentation que nous avions faite sur le sujet de l’avenir de l’Union européenne4. Il possède l’immense mérite de creuser le problème, non de le survoler de manière superficielle. Il ne tombe pas dans le travers du flamboyant, du lyrisme à la française qui débouche sur une impasse (Cf. le discours de Pinocchio à la Sorbonne ainsi que sa tribune « Pour une renaissance européenne »). Il s’en tient à la « vérité des faits » chère à Hannah Arendt, la seule qui est d’une réelle utilité pour le chercheur en relations internationales. Ce qui permet à Guy Mettan de tirer des conclusions aussi réalistes que pertinentes pour le présent et pour l’avenir de la construction européenne à cent lieues des lieux communs que nous servent ad nauseam nos folliculaires et autres perroquets à carte de presse.

À déguster sans modération tant la découverte et la lecture du Continent perdu de Guy Mettan est un réel enchantement pour tous les adeptes du parler-vrai (le « trash » et le « cash » comme on le dit en mauvais globish) et de la Disputatio5 !

Guillaume Berlat

 

BRUNO LE MAIRE EST UN FARCEUR

« C’est pas parce qu’on a rien à dire qu’il faut fermer sa gueule »6. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui peuvent se prévaloir de cette maxime. Le monde politique fournit quotidiennement des exemples de ceux qui parlent d’autant plus haut et plus fort qu’ils pensent moins et qu’ils n’ont rien à dire. Moins de trois mois après la publication de son roman autobiographique7 que nous avions présenté à nos fidèles lecteurs8, Bruno Le Maire récidive avec un ouvrage qui se veut une contribution conceptuelle à la délicate question de l’avenir de la construction européenne9. Hasard heureux, les éditions Gallimard livrent leur perle rare à un public avide et averti à quelques semaines des élections au Parlement européen (26 mai 2019). L’ex-diplomate, transformé en homme politique, est particulièrement productif, littéralement parlant. Au-delà d’un emballage attrayant par sa forme, le contenu est attristant par sa légèreté.

UN EMBALLAGE ATTRAYANT PAR SA FORME

Comme toujours, chez Bruno Le Maire, le style est parfait, riche, flamboyant. Le plan de l’ouvrage est un cocktail de dissertation philosophique (façon Normale sup et agrégation) et de copie de Sciences Po (façon ENA). Le plan de l’ouvrage démontre que nous avons à faire à un premier de la classe, agrégé de lettres, normalien, énarque. Tout coule comme de l’eau de source. L’Europe va mal. Il faut guérir ses maux de toute urgence. Tout est affaire de volonté (introduction) des Diafoirus qui se portent au chevet de l’agonisant. Le remède se présente comme un triptyque quasi-philosophique : le savoir (quand le monde bascule), le vouloir (quelle souveraineté pour quelle Europe ?) et le pouvoir (le retour du politique). La conclusion de la démonstration s’impose alors à tout honnête homme de bonne foi, la transformation de l’Europe en Empire. À travers une construction hybride : intellectuelle charpentée autour de quelques grands auteurs (Machiavel, Thomas Bernhard, Theodor Fontane…) et de son expérience pratique (de conseiller et de directeur de cabinet de Dominique de Villepin, de ministre des Affaires européennes et de l’Agriculture de Nicolas Sarkozy et de l’Économie d’Emmanuel Macron) sans oublier son stage de l’ENA à Zagreb. L’Europe peine à se remettre de trois crises : démocratique (2005, rejet par la France et les Pays-Bas du projet de traité constitutionnel), économique (2008, crise financière qui a failli faire basculer le monde dans l’abîme) et migratoire (2015, avec la décision d’Angela Merkel d’ouvrir grandes ses frontières). Aujourd’hui, prise en tenailles entre les États-Unis et la Chine, l’Europe doit chercher son salut dans la création d’une souveraineté européenne financière, économique reposant sur l’esprit critique des nations. À cette fin, nous devons en appeler au retour du politique pour définir un « intérêt collectif européen », dépassant les intérêts particuliers, combinant souveraineté nationale et communautaire. Munis de bagage conceptuel, les Européens du XXIe siècle pourront bâtir un Empire mondial, seul salut pour une Europe dans des « temps hors du commun ». Le choix est simple : « nous regrouper davantage ou nous diviser et nous soumettre ».

Si l’on creuse un peu plus dans la pensée de l’auteur, on reste sur sa faim tant la substance n’est pas à la hauteur de l’ambition de notre nouveau Talleyrand-Machiavel.

UN CONTENU ATTRISTANT PAR SA LÉGÈRETÉ

Bruno Le Maire possède une qualité indiscutable, il écrit beau mais il pense faux ! Un travers bien répandu chez nos énarques puants qui n’ont rien compris à la France et au monde dans lequel ils vivent. À prendre connaissance de la substance de cet opus magnum (au sens où l’entend boboland), on reste sans voix. Grâce à lui, nous découvrons que « la construction européenne est mortelle ». Depuis, le « Brexit », et même avant, nous nous en étions aperçus tant le désamour était croissant entre les élites arrogantes et les peuples dédaignés. Depuis la chute du mur de Berlin et l’élargissement de l’Union, nous découvrons que la France pèse de moins en moins mais que l’Allemagne pèse de plus en plus. Nous nous en étions aperçus depuis plusieurs mois en découvrant que les philippiques de Jupiter n’avaient pas plus d’effet à Berlin qu’à Bruxelles. Depuis la crise économique, nous apprenons que les peuples sont mécontents d’une construction européenne qui les ignore si elle ne les méprise pas. Nous nous en étions aperçus depuis plusieurs mois avec la progression constante des partis dits « populistes » lors de chaque scrutin (les semaines dernièrse encore en Finlande et en Espagne). Depuis la crise migratoire, nous apprenons que les Européens sont attachés à leur identité, à leur nation, à leur culture et qu’ils sont de plus en plus sceptiques à l’égard de leurs élites qui veulent leur faire croire aux bienfaits d’une mondialisation subie et d’une Europe lointaine. Nous nous en étions aperçus depuis plusieurs mois avec le désir de moins d’Europe et de mieux d’Europe en lieu et place de plus d’Europe et de pire Europe. Bruno Le Maire enfonce avec maestria des portes ouvertes. Rien n’est dit du rôle de la Russie sur le continent. Rien n’est dit de l’OTAN lorsqu’il évoque une armée européenne. Rien n’est dit de la manière de remettre sur les rails la relation franco-allemande inexistante en dépit des rencontres de Meseberg et du traité d’Aix-la-Chapelle.

Pendant la campagne de la primaire de la droite, Bruno Le Maire avait déclaré : « Mon intelligence est un obstacle ». Aujourd’hui, nous comprenons mieux ce que cela signifie. En dépit de son passage par l’ENA, éclair par le Quai d’Orsay et de sa participation à de multiples réunions internationales, Bruno Le Maire n’a toujours rien compris à l’Europe d’aujourd’hui. La réformer, c’est la reconstruire de haut en bas pour effacer toutes ses vices originels, des projets marchant sur une jambe : euro, Schengen, défense… Pire encore, les Européens ne partagent pas la même vision d’une Europe puissance que la France. Ce ne sont pas de nouveaux sommets inutiles qui remettront l’Europe sur de bons rails. Seule une discussion longue et approfondie permettra de faire le point sur l’ampleur du fossé qui sépare les 27/28 et de décider comment repartir du bon pied. Or, nous n’en somme pas encore là. C’est pourquoi, le plaidoyer pour l’Europe de Bruno Le Maire est insuffisant, inefficace, contreproductif en donnant du grain à moudre aux eurosceptiques de tout poil.

En dernière analyse, cette dernière publication de notre sémillant ministre de l’Économie de Jupiter constitue le miroir de la faillite de nos élites, de La Caste chère à Laurent Mauduit. Le sujet est particulièrement actuel au moment où l’on entend dire qu’Emmanuel Macron envisagerait de supprimer l’ENA, du moins de la réformer. Bruno Le Maire est d’une candeur rafraichissante. Il lui manque la clairvoyance élémentaire que l’on attend d’un homme politique de sa trempe. Le fameux gouverner, c’est prévoir, tant perdu de nos jours de l’instantané et du présentisme. Il est dans une posture de sidération permanente face à des développements qu’il n’anticipe jamais. Excellent romancier de gare, piètre analyste des relations internationales en dépit de ce que pensent la crème des journalistes du Monde !10 Rien à voir avec l’analyse de Régis Debray11. L’ultime phrase de cette farce à l’eau de rose résume à la perfection la superficialité du propos de notre ministre du prêt-à-penser et de la langue de bois épaisse :

« Quand l’Histoire bifurque, mieux vaut choisir une voie de crête audacieuse que la pente des abimes ».

Décidément, Bruno Le Maire ne cessera de nous surprendre. Il est un authentique farceur.

Jean Daspry
6 mai 2019

1 Guy Mettan, Le continent perdu. Plaidoyer pour une Europe démocratique et souveraine, éditions des Syrtes, 2019.
2 Régis Debray, L’Europe fantôme, « Tracts », Gallimard, 2019.
3 Guillaume Berlat, L’Europe fantôme ou les Cent-Jours, www.prochetmoyen-orient.ch , 25 février 2019.
4 Guillaume Berlat, Repenser l’Union pour sauver l’Europe, www.prochetmoyen-orient.ch , 18 mars 2019.
5 Dans la scolastique médiévale, la disputatio était, avec la lectio, une des méthodes essentielles et omniprésentes d’enseignement et de recherche, ainsi qu’une technique d’examen dans les universités à partir du début du xiiie siècle. Le terme désignera progressivement ensuite les débats sur les sujets de théologie, d’abord entre juifs et chrétiens, puis à l’époque de la Réforme, www.wikipedia.org .
6 Film réalisé en 1975 par Jacques Besnard avec Bernard Blier, Jean Lefebvre, Michel Serrault et Tsilla Chelton.
7 Bruno Le Maire, Paul. Une amitié, Gallimard, janvier 2019.
8 Jean Daspry, De l’homme du monde au monde des hommes. Paul. Une amitié, www.prochetmoyen-orient.ch , 18 mars 2019.
9 Bruno Le Maire, Le nouvel empire. L’Europe du vingt et unième siècle, Gallimard, mars, 2019.
10 Bruno Le Maire (propos recueillis par Sylvie Kauffmann et Philippe Escande), « L’Europe ne doit plus avoir peur de sa puissance », le Monde, 20 avril 2019, p. 16.
11 Régis Debray, L’Europe fantôme, Gallimard, « Tracts », 2019.

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Source : Proche & Moyen-Orient, Jean Daspry, 06-05-2019

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Commentaire recommandé

Duracuir // 18.05.2019 à 11h31

La rédaction des Crises file du mauvais coton. Je ne sais pas si c’est l’effet science politique mais l’histoire des « deux points de vue » est un erreur d’amateur qui a déjà été commise par Marianne en son temps et qui a causé sa perte de lectorat. Elle se croit peut-être vachement intelligente de publier les points de vue de, par exemple, l’organe officiel et gouvernemental de propagande Ukrainien hier, ou aujourd’hui celui de la pire bible euro-atlantiste-neoliberale-neocon, Le Monde, sans même un bandeau pour prévenir qu’elle ne partage pas forcément l’avis exprimé. C’est une grave erreur. Ces avis sont présents sur 99% de l’espace médiatique. On vient sur les crises pour lire le 1% non exprimé. Libre à vous de relayer la propagande ordinaire mais alors indiquez par bandeau que c’est pour l’édification des masses. Sinon Les Crises deviendra banal. Et perdra ses lecteurs militants.

12 réactions et commentaires

  • zozefine // 18.05.2019 à 07h39

    je crois que toutE suisse normalement constitutéE (=attachéE à cette chose qui déclenche tellement souvent un haussement d’épaules à nos voisins, la démocratie directe, « c’est bon pour vous pas pour nous ») a un point de vue sur l’UE qui mérite d’être au moins médité. qu’aucunE (liste, parti, groupe) postulantE pour le parlement européen n’ait en tête de gondole ces 2 mots : « démocratie directe » est pour moi source de consternation récurrente. certes, passer de ce janus centripète franco-allemand pompe fric qu’a été la CECA à une fédération européenne de nations gouvernée par la démocratie directe est une utopie, mais il faudrait qu’une fois quelqu’unE ait le courage de mettre sur la table la seule proposition qui pourrait encore sauver l’UE de l’éclatement par déni de démocratie. juncker et son « Il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités européens » (janvier 2015) a exposé en quelques mots tout ce qui peut rendre haïssable l’UE, surtout et par exemple depuis la grèce…

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    • Kiwixar // 18.05.2019 à 09h55

      Avez-vous des problèmes de clavier et de casse?

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      • zozefine // 18.05.2019 à 12h39

        je ne les sors qu’en écriture du dimanche

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    • Blabla // 21.05.2019 à 15h05

      Faut-il vraiment la sauver?
      Le déni de démocratie est avéré et intervenir pour sauver une structure antidémocratique qui ne tient même pas ses promesses en faveur des peuples ne m’intéresse pas

        +0

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  • ien // 18.05.2019 à 07h39

    M. Berlat en tient décidément pour l' »Europe », dont les citoyens avertis connaissent à présent l’essentiel de ce qu’il faut en savoir. Il s’est également illustré dans un article de Proche et Moyen orient par son soutien à l’idée d’une « défense européenne » dont on voit mal comment elle pourrait se matérialiser tant les divergences géostratégique sont grandes au sein de l’UE. Si on le suit dans son excellent papier, on peut donc considérer que M. Mettan met en exergue son souhait d’une « Europe confédérale » chère à M. Chevènement, et pourquoi pas. Mais on peut considérer également que le vrai souci de l’UE devrait être son propre sabordage, et que rien pour nos vieilles nations ne vaut l’indépendance, économique et monétaire dans la paix, et non à l’ombre de l’OTAN. L’utopie européenne a la vie dure, ce qui ne l’empêchera sans doute pas de disparaître comme celles qui l’ont précédée.

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  • Catalina // 18.05.2019 à 08h56

    « la démocratie directe » a été en France un préalable à la proposition d’une UE et a donné un « non » majoritaire. Cela n’a rien changé.
    🙁
    Il manque donc un cadre légal pour obliger les representants à mettre en oeuvre la décision populaire.
    ;o)

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    • zozefine // 18.05.2019 à 12h46

      sauf que ça c’était pas de la démocratie directe, mais juste un petit referendum sans aucune fonctionnalité, qui n’a pas force de décision. c’est à bien plaire, comme les autres, en fait des plébiscites (justement faute de cadre légal). on a vu aussi le cas en grèce, avec le « referendum » à l’arrache, dénié une semaine après, de 2015. la démocratie directe c’est pas un « contenu » d’ailleurs, mais un fonctionnement, qui, pour qu’il ait de le pertinence en tant que fonctionnement, doit être usuel et dont les résultats sont indiscutablement souverains.

        +4

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  • Graindesel // 18.05.2019 à 08h59

    Guy Mettan tient un blog:

    http://guymettan.blog.tdg.ch/

      +5

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  • Duracuir // 18.05.2019 à 11h31

    La rédaction des Crises file du mauvais coton. Je ne sais pas si c’est l’effet science politique mais l’histoire des « deux points de vue » est un erreur d’amateur qui a déjà été commise par Marianne en son temps et qui a causé sa perte de lectorat. Elle se croit peut-être vachement intelligente de publier les points de vue de, par exemple, l’organe officiel et gouvernemental de propagande Ukrainien hier, ou aujourd’hui celui de la pire bible euro-atlantiste-neoliberale-neocon, Le Monde, sans même un bandeau pour prévenir qu’elle ne partage pas forcément l’avis exprimé. C’est une grave erreur. Ces avis sont présents sur 99% de l’espace médiatique. On vient sur les crises pour lire le 1% non exprimé. Libre à vous de relayer la propagande ordinaire mais alors indiquez par bandeau que c’est pour l’édification des masses. Sinon Les Crises deviendra banal. Et perdra ses lecteurs militants.

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    • zozefine // 18.05.2019 à 12h51

      c’est pas 2 points de vue sur un même objet (en l’occurrence sur le même livre), genre thèse antithèse synthèse, mais 2 points de vue sur 2 objets différents. à tel point que j’ai même pas lu la partie sur le maire. et justement l’article sur mettan exprime un avis (celui de mettan) qui n’est vraiment pas du tout du tout présent sur les médias français.

        +5

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    • Frédéric Boyer // 19.05.2019 à 06h51

      Il me semble au contraire que la confrontation des deux points de vue est enrichissante. Elle éclaire un point fondamental : comment se fait-il que nos « élites » se soient fourvoyées, et continuent à se fourvoyer autant. Comment se fait-il que la classe dirigeante des décennies 2000 et 2010 en France soit du même tonneau que celle des décennies 1920 et 1930 ? Comment se fait-il que les as de la rhétorique comme Bruno Le Maire et ses semblables de l’ENA présentent une façade aussi brillante, alors que derrière cette façade, il n’y a que du vide ?

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  • tchoo // 18.05.2019 à 11h35

    On nous assène toujours ici ou là que les autres pays européens ne sont pas d’accord avec la vision de la « France » et sa conception de l’europe.
    Une chose simple, si personne n’est d’accord pour construire l’Europe, cela ne sert plus à rien de tenter de le faire, sinon a créer ce machin qui ne satisfait personne et emmerde tout le monde.
    Q
    La seule alternative va rester de faire comme nous voulons et qui nous aime nous suive, ou pas

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