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19.mars.201219.3.2012 // Les Crises

[Traduction exclusive] Pourquoi je pars de chez Goldman Sachs, par Greg Smith

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Voici aujourd’hui la traduction intégrale du buzz de la semaine dernière, la coup de gueule d’un ancien dirigeant de Goldman Sachs. Assez édifiant, et à mon sens assez éloquent quant à la perte d’éthique dans la plupart des grandes entreprises sous la pression d’actionnaires à la recherche d’une hyper-rentabilité à court terme…

 Aujourd’hui, c’est mon dernier jour chez Goldman Sachs. Après presque 12 ans passés dans l’entreprise – d’abord comme stagiaire, l’été, tout en étudiant à Stanford, puis à New York pendant 10 ans, et maintenant à Londres – je crois que j’y ai travaillé assez longtemps pour pouvoir expliquer sa culture d’entreprise, parler de ses employés et de son identité. Et, pour être honnête, je peux dire que l’environnement de travail y est désormais toxique et destructeur comme jamais auparavant

Pour décrire le problème dans les termes les plus simples, les intérêts du client demeurent très éloignés de la façon dont l’entreprise fonctionne et gagne de l’argent. Goldman Sachs est l’une des banques d’investissement les plus puissantes et les plus importantes au monde, mais elle est bien trop intégrée à la finance mondiale pour se permettre de continuer à agir de la sorte. L’entreprise a tellement changé depuis que je l’ai rejointe, dès la sortie de l’université, que je ne peux plus, en toute conscience, dire que je m’identifie à ce qu’elle représente.

Cela pourrait sembler surprenant à un public sceptique, mais la culture d’entreprise a toujours été une part essentielle de la réussite de Goldman Sachs. Travail en équipe, intégrité, humilité, et intérêt du client érigé en principe. La culture d’entreprise était l’ingrédient secret qui a fait de cette entreprise un haut lieu de la finance mondiale et nous a permis de gagner et conserver la confiance de nos clients durant 143 ans. Il ne s’agissait pas seulement de gagner de l’argent, ce qui ne suffirait pas à maintenir pérenne une entreprise si longtemps. Cela avait à voir avec un sentiment de fierté et de loyauté envers l’entreprise. Je suis triste, lorsque je regarde autour de moi aujourd’hui, de ne voir presque plus trace de cette culture qui m’a fait tant aimer travailler au sein cette entreprise pendant ces nombreuses années. Je n’ai plus cette fierté, ni cette loyauté.

Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Durant plus d’une décennie, j’ai recruté et encadré les candidats tout au long de notre épuisant processus de recrutement. J’ai été choisi pour faire partie des 10 personnes (sur une entreprise en comptant de plus de 30 000) qui apparaissent sur notre clip vidéo de recrutement, lequel est diffusé sur tous les campus universitaires que nous visitons à travers le monde. En 2006, j’ai géré le programme des stages d’été de vente et de négociation à New York pour 80 étudiants du cycle supérieur, 80 étudiants sélectionnés parmi des milliers.

Je savais qu’il était temps de partir quand j’ai réalisé que je ne pouvais plus regarder les étudiants dans les yeux et ne pouvais plus leur dire que c’était l’endroit idéal pour travailler.

Lorsque l’on écrira l’histoire de Goldman Sachs, on pourra indiquer que le PDG actuellement en poste, Lloyd C. Blankfein, et le président du conseil, Gary D. Cohn, ont laissé se perdre cette culture d’entreprise sous leur mandat. Je crois vraiment que ce déclin éthique de la firme représente la seule véritable menace pour sa survie à long terme.

Au cours de ma carrière, j’ai eu le privilège de conseiller deux des plus grands hedge funds de la planète, cinq des plus grands gestionnaires d’actifs des États-Unis, et trois des fonds souverains les plus importants du Moyen-Orient et d’Asie. Mes clients possèdent des actifs pour un total de plus de 1000 milliards de dollars. J’ai toujours eu beaucoup de fierté à les conseiller et à faire ce que je crois profitable pour eux, même si cela signifiait moins d’argent pour l’entreprise. Ce point de vue est de plus en plus impopulaire chez Goldman Sachs. Un autre signe qu’il était temps de partir.

Comment en sommes-nous arrivés là ? La firme a changé la façon dont elle concevait le leadership. Auparavant, le leadership c’était donner des idées, donner l’exemple et prendre les bonnes décisions. Aujourd’hui, si vous rapportez simplement assez d’argent à l’entreprise (sans que vous n’ayez tué personne), plus vous serez promu aux plus hautes responsabilités.

Désormais, quelles sont les trois façons de faire pour devenir rapidement un leader?

  1. Il faut promouvoir les « orientations » de Goldman Sachs, autrement dit, pousser ses clients à acheter des actions ou d’autres produits financiers dont nous essayons de nous débarrasser, parce qu’ils n’ont qu’un faible potentiel de rendement.
  2. « Elephants Hunt » en anglais, « La chasse aux éléphants” : convaincre ses clients – certains intelligents, d’autres moins – de négocier en Bourse ce qui rapportera le plus de profits à Goldman Sachs. Vous pouvez me trouver démodé, mais je n’aime pas vendre à mes clients un produit qui n’est pas adapté pour eux.
  3. Se trouver un poste où votre travail consiste à vendre un produit opaque, non liquide ayant un acronyme composé de trois initiales.

Aujourd’hui, beaucoup de ces directeurs n’adhèrent plus du tout à la culture Goldman Sachs. J’assiste à des réunions de vente de dérivés où pas une seule minute n’est consacrée à rechercher comment nous pouvons aider nos clients. Il s’agit essentiellement de trouver comment on peut leur soutirer plus d’argent. Si vous étiez un Martien débarquant dans une de ces réunions, vous ne pourriez pas croire que le succès d’un client ait pu faire partie du processus de réflexion.

Ça me rend malade de voir comment on parle, sans pitié, de « gruger » les clients. Au cours des 12 derniers mois, j’ai vu cinq directeurs généraux différents, quelques fois même dans des emails internes, qualifier leurs propres clients de «muppets» (guignols). Même après les affaires de la SEC, Fabulous Fab, Abacus, God’s work, Carl Levin, Vampire Squid ? Pas d’humilité ? Allons, allons. L’intégrité ? Elle se désagrège. Je n’ai pas connaissance d’éventuels comportements illégaux, mais est-ce qu’on incite les clients à acheter des produits compliqués et lucratifs, alors que ce ne sont pas les produits les plus simples ou ceux correspondant à leurs objectifs ? Absolument. Chaque jour, en fait.

Ce qui me stupéfie, c’est que la haute direction passe outre une vérité fondamentale : si les clients ne vous font pas confiance, ils finiront par cesser de faire des affaires avec vous. Que vous soyez intelligent ou non ne rentre pas en ligne de compte.

Ces jours-ci, la question la plus fréquemment posée par les analystes juniors sur les dérivés est : « Combien d’argent nous sommes-nous fait sur le dos de ce client? » Cela me dérange à chaque fois que je l’entends, car c’est une réflexion qui émane des comportements observés chez leurs dirigeants et qui modèle la façon dont ces analystes juniors vont se comporter. Maintenant, projetez-vous dans 10 ans : vous n’avez pas besoin d’être un génie pour comprendre que l’analyste junior, tranquillement assis dans un coin de la salle, qui entend parler de « guignols », d’«arracher les yeux» et « faire payer » ne va pas exactement se transformer en un citoyen modèle.

Quand j’étais un analyste, lors de ma première année, je ne savais pas où étaient les toilettes, ou comment attacher correctement mes lacets. On m’a appris à manier toutes les ficelles de ce métier, à découvrir ce qu’étaient les produits dérivés, à comprendre la finance, à apprendre à connaître nos clients et leur motivation, et ainsi à comprendre leur définition de la réussite et ce que nous pourrions faire pour les aider à y parvenir.

Mes plus beaux moments dans la vie – obtenir une bourse d’études, moi qui venait d’Afrique du Sud, pour poursuivre mes études à l’Université de Stanford, être sélectionné comme boursier finaliste de National Rhodes, remporter une médaille de bronze au ping-pong lors des Jeux Maccabiah en Israël, connus sous le nom Jeux olympiques juifs – ont tous été le résultat d’un travail acharné, sans jamais céder à la facilité. Goldman Sachs aujourd’hui prend trop de libertés au détriment de la réussite de ses clients. Cela ne me paraît pas éthique.

J’espère que cette lettre pourra attirer l’attention du conseil d’administration. Replacez le client au centre des préoccupations de votre entreprise. Sans clients, vous ne gagnerez pas d’argent. En fait, vous ne pourrez même pas continuer à exister. Les personnes moralement corrompues sont de mauvaises herbes, peu importe combien d’argent elles vous font gagner. Et renouez avec la culture d’origine qui se caractérisait par sa droiture, afin que les gens viennent travailler ici pour de bonnes raisons. Les employés qui se soucient seulement de faire de l’argent ne pourront pas rendre cette firme pérenne – ou garder la confiance de leurs clients – très longtemps.

Note : L’auteur a démissionné le 14 mars de ses fonctions de directeur exécutif de Goldman Sachs, responsable du département des produits dérivés pour l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique.

© New York Times – 14 mars 2012

18 réactions et commentaires

  • Guillaume Besset // 19.03.2012 à 01h01

    Effectivement ! No comment …

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  • Incognitototo // 19.03.2012 à 01h11

    Bel effort de lucidité… cependant, je le trouve bien « gentil » de dire que cela s’est dégradé depuis seulement 10 ans…

    Je me rappelle de Bérégovoy venant fustiger à la télé ceux qui attaquaient le Franc, alors que c’était les institutionnels français (Banques, CDC, Coface, et autres, tous dépendants à l’époque de son Ministère des Finances) qui étaient les premiers à la manoeuvre… Bérégovoy ne savait même pas que les logiques de marché de ses propres institutions amplifiaient les phénomènes spéculatifs, auxquels il avait à faire face… parce que « les spéculateurs », c’est une masse d’anonymes, sans foi, ni loi, point… et il ne pouvait pas imaginer une seconde qu’il luttait contre des gens qui étaient à ses ordres… alors « l’éthique » des marchés financiers, ça a toujours été une « blague ».

    Le mieux reste quand même de ne jamais rentrer dans l’engrenage… dire que je pourrais vivre aux Bahamas, aujourd’hui, si j’avais cédé aux mirobolantes offres qu’on m’a faites… et cependant donner des leçons d’éthique aux autres… trop con…

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    • Marcel // 19.03.2012 à 08h02

      Les banques françaises attaquaient le Franc ?
      Je croyais que c’était un Anglais qui avait décidé d’acheter le Mark contre le Franc pour une valeur de 600 milliards en 3 opérations. 
      Pouvez vous svp m’expliquer ?
      Merci.
        

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      • Incognitototo // 20.03.2012 à 03h41

        Je tiens ces informations d’un trader qui travaillait, à l’époque, à la salle des marchés de la Coface et qui se vantait (il était jeune, il a eu le temps de faire repentance depuis, et il est resté mon ami) d’attaquer le Franc avec des couvertures d’intervention supérieures à celles du Trésor public américain…
        Je ne me souviens plus des montants en jeu…
        Par contre, vos chiffres me semblent trop énormes (pour l’époque) pour être vrais.

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  • Jean-Baptiste B // 19.03.2012 à 07h20

    Merci beaucoup pour cette traduction, bien que j’avais déjà l’article du New York Times. J’avais lu des choses particulièrement peu reluisantes sur Goldman Sachs du temps de la folle spéculation des années 920 et me demande dans quelle mesure l’esprit qui règne est nouveau. Peut-être était-il toujours là mais restait discret tant que l’environnement ne le favorisait pas. Je ne peux pas croire que les choses n’aient commencé à pourrir qu’en 2007 lorsque Blankfein succède à Hank Paulson, qui fut tout aussi véreux à la Maison Blanche.
    Peut-être n’y croit-il lui même pas, mais essaie de ménager des susceptibilités ainsi que sa propre réputation : j’y suis resté longtemps, mais avant c’était très bien. Peut-être n’a-t-il remarqué, compris pleinement certains détails (qui étaient peut-être alors plus rares malgré tout, plus discrets) qu’une fois plus expérimenté et parvenu à un poste plus élevé.
    Allez savoir…

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  • Milou // 19.03.2012 à 07h42
  • tshirtman // 19.03.2012 à 12h41

    Merci pour la traduction qui m’a encouragé à le lire (pas l’énergie quand c’est sorti), une petite correction cependant, «billion» se traduit «milliard» en français :).

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    • P // 19.03.2012 à 16h25

      la traduction est déjà faite : l’original utilise « trillion » (1000 billion = un million de million) qui se traduit bien par « billion » en français. C’était d’ailleurs bien évident, 1 milliard aurait été parfaitement ridicule pour le niveau de l’ensemble de la clientèle du « executive director and head of the firm’s United States equity derivatives business in Europe, the Middle East and Africa. »
       

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  • Patrick Luder // 19.03.2012 à 20h45

    Purée … si on commence à faire la chasse à tout ce qui pourrait ne pas juste et qu’on le publie sur ce blog, ça va multiplier par quelques puissances le volume mondial d’Internet …

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  • Laetitia // 19.03.2012 à 22h53

    Bonjour a tous,
    Je ne sais pas pour vous mais moi j’ai du mal a plaindre les clients de Golman Sachs. Je n’ai jamais acheté de ma vie une action en bourse, et je ne pense pas que je le ferai.
    Question d’éthique peut être, la ou d’autres verront de la naïveté 🙂

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    • P // 20.03.2012 à 09h40

      drôle d’éthique … être fier de n’avoir jamais mis un sou dans le capital d’une entreprise … 8/

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      • Patrick Luder // 20.03.2012 à 09h43

         => Une bonne entreprise n’a pas besoin de mettre ses actions en bourse !!!

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        • chris06 // 20.03.2012 à 10h12

          qu’est ce qu’une « bonne » entreprise? Comment distinguez vous une « bonne » d’une « mauvaise »? Utilisez vous des critères objectifs ou subjectifs? Et enfin, en utilisant les critères que vous avez déterminé, montrez pourquoi une « bonne » entreprise n’a pas besoin de mettre ses actions en bourse.

          PS:  au cas où le critère que vous utilisez pour distinguer une « bonne » d’une « mauvaise » entreprise est la capacité de trouver des sources de financement sans recourir à une introduction en bourse, il est évident que votre phrase devient une tautologie sans grand intérêt…. donc il vous faudra trouver d’autres critères.

          Bien à vous.

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          • Patrick Luder // 21.03.2012 à 00h32

            @cris06, tellement évident qu’il ne me semblait pas besoin de préciser.
            Une bonne entreprise vise la qualité et la longévité, elle est capable d’innovation et d’inventivité dans les crises, elle doit être capable de placer ses collaborateurs et ses clients au premier plan dans les moments difficiles avant de viser des bénéfices record pour ses actionnaires. Enfin une bonne entreprise doit aussi se soucier de développement durable en cherchant équité, protection de l’environnement et optimisation de ses processus, besoins en eau, en énergie, en produits chimiques, recyclages etc. On reconnaît une bonne entreprise à la façon dont on parle d’elle, collectivités publiques, collaborateurs, clients, partenaires etc.// par opposition à l’entreprise qui vise le profit maximal et immédiat pour ses actionnaires, au détriment de toutes valeurs humaines et de toute autre réflexion … => le faite de mettre ses actions en bourse peut changer l’optique d’une entreprise, le cours des actions peut parfois prendre le dessus sur toutes autres considérations.

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  • Laetitia // 20.03.2012 à 18h28

    Bonjour,
    Pour répondre a la remarque de P que je comprends tout a fait, en fait ce n’est pas dans ma culture sociale d’origine que de concevoir l’achat d’actions, produits financiers, produits dérives ou autres produits auxquels j’avoue ne pas comprendre grand chose. Je fais partie de ceux qui aident a la croissance des entreprises de part mon travail. C’est ma seule richesse. Loin de moi l’intention de me poser en meilleure personne par rapport a d’autres. Je fais juste partie des salaries sans patrimoine autre que le revenu de son travail.

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  • Laetitia // 20.03.2012 à 21h16

    Pour revenir au sujet de l’article, je le trouve très intéressant car il permet de poser des questions importantes.
    Le travail et l’entreprise sont des briques essentielles de la construction de la cohésion sociale.
    Au niveau de l’individu, le travail participe à lui donner un rôle social, essentiel pour se construire une identité.
    Quand le lien est rompu entre l’entreprise et l’individu et son travail, cela a des conséquences graves car cela entame selon moi la cohésion sociale
    et ce qui contribue au bien-être psychique de l’individu.
    Quand on n’adhère plus au projet de son entreprise, qu’on y croit plus, on se sent trahis,
    la valeur de notre travail n’a plus de sens et on est alors malheureux ou, et c’est peut être encore plus dommageable, on peut devenir cynique
    ou se comporter en mercenaire sans plus aucun état d’esprit collectif. Et quand on est privé de travail, notre identité d’individu est entamée.
    Quand le travail n’a plus de sens, peut être il faut démissionner comme la personne de l’article l’a fait mais peut être
    il faut poser les questions au niveau collectif pour trouver des solutions.
    En préalable, il faut reconnaitre la valeur centrale du travail et du cadre de travail qu’est l’entreprise et réaliser l’impact que la privation de travail peut avoir
    sur le ressenti par l’individu de son identité (qui je suis, ce en quoi je crois…) et la cohésion sociale;
    Comment faire pour que les personnes adhérent en toute conscience à une vision, au projet de l’entreprise
    afin que leur travail ait un sens, une signification, condition de leur bien-être et de la cohésion de la société dans son ensemble ?

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  • Marc vH // 20.03.2012 à 22h23

    Voici un article complémentaire à ce sujet… Goldman n’est effectivement pas un cas isolé.

    http://www.businessinsider.com/greg-smith-is-right-just-ask-mother-merrill-2012-3

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