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12.janvier.202212.1.2022 // Les Crises

Affaire Assange : La victoire en appel de Washington risque de réduire les lanceurs d’alerte au silence – par Glenn Greenwald

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Les groupes de défense de la liberté de la presse ont prévenu que poursuivre Assange constituait une grave menace. Le Department of Justice (DOJ) de Biden les a ignorés et a remporté aujourd’hui une victoire majeure pour réduire définitivement au silence le pionnier de la transparence.

Source : Glenn Greenwald
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Julian Assange, fondateur de WikiLeaks, s’adresse aux médias à l’extérieur de la Haute Cour de Londres, le 5 décembre 2011, où il a assisté à un jugement dans sa longue lutte contre l’extradition vers la Suède (Photo GEOFF CADDICK/AFP via Getty Images).

Dans une salle d’audience de Londres, vendredi matin, Julian Assange a subi un coup dévastateur dans sa quête de liberté. Un comité d’appel composé de deux juges de la Haute Cour du Royaume-Uni a statué que la demande d’extradition d’Assange vers les États-Unis, pour y subir un procès pour espionnage, était légalement valide.

En conséquence, cette demande d’extradition sera maintenant envoyée à la ministre de l’Intérieur britannique, Prita Patel, qui doit techniquement approuver toutes les demandes d’extradition mais qui, étant donné la soumission de longue date du gouvernement britannique à l’État de sécurité américain, est pratiquement certaine de l’approuver sans discussion. Les représentants d’Assange, dont sa fiancée Stella Morris, ont promis de faire appel de la décision, mais la victoire d’aujourd’hui pour les États-Unis signifie que la liberté d’Assange, si elle se concrétise un jour, est plus éloignée que jamais : non pas des mois, mais des années, même dans les meilleures circonstances.

En approuvant la demande d’extradition des États-Unis, la Haute Cour a annulé la décision d’un tribunal inférieur de janvier qui avait conclu que les conditions de détention dans les prisons américaines – en particulier pour les personnes accusées de crimes contre la sécurité nationale – sont si dures et oppressantes qu’il y a une forte probabilité qu’Assange se suicide.

Dans sa décision de janvier, la juge Vanessa Baraitser a rejeté tous les arguments d’Assange selon lesquels les États-Unis cherchaient à le punir non pas pour des crimes mais pour des délits politiques. Mais pour rejeter la demande d’extradition, elle a cité les nombreuses attestations des médecins d’Assange selon lesquelles sa santé physique et mentale s’était fortement détériorée après sept années de confinement dans la petite ambassade d’Équateur où il avait obtenu l’asile, suivies de son incarcération indéfinie au Royaume-Uni.

En réponse à cette victoire de janvier pour Assange, le ministère de la Justice de Biden a fait appel de la décision et a convaincu le juge Baraitser de refuser la libération sous caution d’Assange et d’ordonner son emprisonnement en attendant l’appel. Les États-Unis ont ensuite offert de multiples assurances qu’Assange serait traité « humainement » dans une prison américaine une fois qu’il serait extradé et condamné.

Ils ont garanti qu’il ne serait pas détenu dans la prison « supermax » la plus répressive de Florence, au Colorado – dont les conditions sont si répressives qu’elle a été condamnée et déclarée illégale par de nombreux groupes de défense des droits humains dans le monde – et, ont promis les procureurs américains, qu’il ne serait pas soumis au régime le plus extrême de restrictions et d’isolement appelé Mesures administratives spéciales (SAM), à moins que le comportement ultérieur d’Assange ne le justifie. Les procureurs américains ont également accepté de consentir à toute demande d’Assange visant à ce que, une fois condamné, il puisse purger sa peine dans son pays d’origine, l’Australie, plutôt qu’aux États-Unis. Ces garanties, a jugé la Haute Cour ce matin, rendent la demande d’extradition américaine légale en vertu du droit britannique.

Ce qui rend la confiance de la Haute Cour dans ces garanties du gouvernement américain particulièrement frappante, c’est qu’elle intervient moins de deux mois après que Yahoo News ait rapporté que la CIA et d’autres agences d’État de sécurité américaines détestent tellement Assange qu’elles ont comploté pour l’enlever ou même l’assassiner pendant qu’il bénéficiait de la protection de l’Équateur. Malgré tout, le juge Timothy Holroyde a annoncé aujourd’hui que « le tribunal est convaincu que ces assurances » serviront à protéger la santé physique et mentale d’Assange.

La détention effective d’Assange par les gouvernements américain et britannique est à quelques mois d’une décennie complète. L’Équateur a accordé l’asile à Assange en août 2012 au motif que ses droits humains étaient menacés par les tentatives des États-Unis de l’emprisonner pour son journalisme. Pendant les sept années suivantes, Assange est resté dans cette ambassade – qui est en réalité un minuscule appartement au centre de Londres – sans espace extérieur autre qu’un minuscule balcon, qu’il craignait généralement d’utiliser en raison de la possibilité d’un assassinat. L’Équateur lui a retiré l’asile en 2019 après que son président Rafael Correa, protecteur de la souveraineté, a été remplacé par le docile et soumis Lenin Moreno.

Les responsables de Trump, dirigés par le secrétaire d’État de l’époque, Mike Pompeo, et l’ambassadeur Richard Grenell, ont persuadé et contraint le nouveau président équatorien à retirer la protection de l’asile d’Assange, ouvrant la voie à la police londonienne pour entrer dans le bâtiment et l’arrêter le 11 avril 2019. Depuis, Assange est emprisonné dans la prison de haute sécurité de Belmarsh, décrite en 2004 par la BBC comme le « Guantanamo britannique. » Il a donc passé près de sept ans à l’ambassade et deux ans et huit mois à Belmarsh, soit à peine cinq mois de moins qu’une décennie sans liberté.

Le gouvernement britannique a justifié l’arrestation d’Assange en 2019 en invoquant des accusations pendantes de « bail-jumping » : cela signifie qu’il a demandé et obtenu l’asile légal de l’Équateur en 2012 plutôt que d’assister à une audience prévue devant un tribunal britannique pour savoir s’il devait être extradé vers la Suède pour y être interrogé sur des allégations d’agression sexuelle formulées par deux Suédoises. Les procureurs suédois ont clos cette enquête en 2017, invoquant le temps qui s’était écoulé.

Mais une fois arrêté, Assange a été condamné par un juge britannique pour les accusations d’évasion sous caution à 50 semaines de prison, ce qui est proche de la peine maximale autorisée par la loi (un an). L’affaire suédoise étant close, Assange devait enfin être libre après avoir purgé cette peine de 50 semaines de prison.

Sachant que la libération d’Assange était enfin imminente, le gouvernement américain a rapidement agi pour qu’il reste en prison indéfiniment. En mai 2019, il a dévoilé un acte d’accusation de 18 chefs d’accusation d’espionnage contre lui, basé sur le rôle qu’il a joué dans la publication par WikiLeaks, en 2010, des journaux de guerre et des câbles diplomatiques de l’Irak et de l’Afghanistan, qui ont révélé de multiples crimes de guerre commis par les États-Unis et le Royaume-Uni, ainsi que la corruption rampante de nombreux alliés des États-Unis à travers le monde.

Même si de grands journaux du monde entier ont publié les mêmes documents en partenariat avec WikiLeaks – dont le New York Times, le Guardian, El Pais et d’autres – le ministère de la Justice a affirmé qu’Assange était allé plus loin que ces journaux en encourageant la source de WikiLeaks, Chelsea Manning, à obtenir davantage de documents et en essayant de l’aider à échapper à la détection, ce que tous les journalistes ont non seulement le droit mais aussi le devoir de faire envers leurs sources.

Parce que les actes d’Assange qui servent de base à l’acte d’accusation américain sont des actes dans lesquels les journalistes d’investigation s’engagent régulièrement avec leurs sources, les groupes de défense de la liberté de la presse et des libertés civiles de tout l’Occident ont condamné avec véhémence l’acte d’accusation d’Assange comme l’une des menaces les plus graves pour les libertés de la presse depuis des années. En février, après la victoire d’Assange devant les tribunaux, « une coalition de groupes de défense des libertés civiles et des droits humains a exhorté l’administration Biden à abandonner les efforts d’extradition » d’Assange, selon les termes du New York Times.

Cette coalition – qui comprend l’ACLU, Amnesty International, le Knight First Amendment Institute de l’Université de Columbia et le Comité de protection des journalistes – a averti que la tentative actuelle du ministère de la Justice de Biden d’extrader et de poursuivre Assange constitue « une grave menace pour la liberté de la presse », ajoutant que « la plupart des comportements décrits dans l’acte d’accusation sont des comportements auxquels les journalistes se livrent régulièrement – et qu’ils doivent adopter pour faire le travail que le public attend d’eux ». Kenneth Roth, directeur de Human Rights Watch, a déclaré au New York Times que « la plupart des accusations portées contre Assange concernent des activités qui ne sont pas différentes de celles auxquelles recourent chaque jour les journalistes d’investigation du monde entier. »

Peu après la publication de l’acte d’accusation, j’ai expliqué dans une tribune du Washington Post pourquoi la théorie sur laquelle reposait l’acte d’accusation « ferait du journalisme un crime » (et en effet, huit mois seulement après avoir écrit cette tribune mettant en garde contre les dangers encourus par tous les journalistes, le gouvernement brésilien a copié l’acte d’accusation américain contre Assange et les théories qu’il a adoptées dans sa tentative infructueuse de me poursuivre pour les reportages que j’ai réalisés et qui ont révélé la corruption de hauts responsables de la sécurité et de procureurs brésiliens). « L’attaque du Brésil contre Greenwald est le reflet de l’affaire américaine contre Assange », tel est le titre utilisé par la Columbia Journalism Review pour dénoncer les accusations portées contre moi comme un acte flagrant de représailles contre mes reportages.

Mais l’administration Biden – dirigée par des fonctionnaires qui, pendant les années Trump, ont claironné de façon flamboyante l’importance vitale de la liberté de la presse – a ignoré les appels de cette coalition de groupes et a au contraire poursuivi agressivement les poursuites contre Assange. Le DOJ d’Obama a passé des années à essayer de concocter des charges contre Assange en utilisant une enquête du Grand Jury, mais a finalement conclu en 2013 que le poursuivre constituerait une trop grande menace pour la liberté de la presse. Mais l’administration Biden ne semble pas avoir de tels scrupules, et le New York Times a clairement expliqué pourquoi elle est si impatiente de voir Assange en prison :

Les Démocrates comme la nouvelle équipe Biden ne sont pas des fans d’Assange, dont la publication en 2016 d’emails démocrates volés par la Russie a aidé la victoire étroite de Donald J. Trump sur Hillary Clinton.

En d’autres termes, l’administration Biden est impatiente de voir Assange puni et réduit au silence à vie non pas pour des raisons de sécurité nationale mais plutôt en raison d’une soif de vengeance pour le rôle qu’il a joué dans la publication de documents pendant l’élection de 2016 qui ont donné une mauvaise image de Hillary Clinton et du Comité national démocrate. Ces documents publiés par WikiLeaks ont révélé une corruption généralisée au sein du DNC, et plus précisément la façon dont ils ont triché afin d’aider Clinton à éviter une contestation étonnamment forte du sénateur Bernie Sanders (I-VT) lors des primaires.

Les révélations de WikiLeaks ont conduit à la démission des cinq principaux responsables du DNC, dont sa présidente de l’époque, la députée Debbie Wassserman Schultz (D-FL). Des personnalités démocrates telles que la sénatrice Elizabeth Warren (D-MA) et la présidente de la campagne 2000 d’Al Gore, Donna Brazile, ont toutes deux déclaré, dans le sillage des révélations de WikiLeak, que le DNC avait triché pour aider Clinton.

Les groupes de défense de la liberté de la presse ont exprimé leur indignation ce matin après la décision du Royaume-Uni approuvant l’extradition d’Assange. Rebecca Vincent, directrice des campagnes internationales et directrice du bureau britannique de l’organisation internationale de défense de la liberté de la presse Reporters sans frontières, a déclaré : « Il s’agit d’un développement tout à fait honteux qui a des implications alarmantes non seulement pour la santé mentale d’Assange, mais aussi pour le journalisme et la liberté de la presse dans le monde entier. » La déclaration organisationnelle publiée ce matin par Reporters sans frontières va plus loin :

Nous condamnons la décision d’aujourd’hui, qui s’avérera historique pour toutes les mauvaises raisons. Nous sommes convaincus que Julian Assange a été ciblé pour ses contributions au journalisme, et nous défendons cette affaire en raison de ses implications dangereuses pour l’avenir du journalisme et de la liberté de la presse dans le monde. Il est temps de mettre fin une fois pour toutes à cette persécution qui dure depuis plus de dix ans. Il est temps de libérer Assange.

La Freedom of the Press Foundation (où je siège au conseil d’administration) a publié ce matin une déclaration décrivant le jugement comme « un revers alarmant pour la liberté de la presse aux États-Unis et dans le monde ». Le directeur exécutif du groupe, Trevor Timm, a déclaré que « ces procédures, et le jugement d’aujourd’hui, sont une tache noire dans l’histoire de la liberté de la presse », ajoutant : « Le fait que les procureurs américains aient continué à faire pression pour obtenir ce résultat est une trahison des principes journalistiques que l’administration Biden se vantait de célébrer. »

Il est difficile à ce stade d’éviter la conclusion que Julian Assange n’est pas seulement emprisonné pour le crime de journalisme qui a révélé des crimes graves et des mensonges par les agences d’État de sécurité les plus puissantes de l’Occident, mais qu’il est aussi un prisonnier politique classique. Lorsque le DOJ d’Obama a envisagé pour la première fois la possibilité de poursuites judiciaires, les médias et les groupes de pression libéraux ont manifesté leur opposition.

Une chose et une seule a changé depuis : entre-temps, Assange a publié des documents incriminant Hillary Clinton et le parti démocrate, et les Démocrates, dans le cadre de leur longue liste de méchants qu’ils rendent responsables de la défaite de Clinton (essentiellement tout le monde sauf Clinton et le parti démocrate lui-même), ont considéré les rapports de WikiLeaks comme un facteur majeur de la victoire de Trump.

C’est pourquoi eux et leurs alliés libéraux dans les médias corporatifs nourrissent une telle soif de sang pour voir Assange emprisonné. Julian Assange est un pionnier du journalisme moderne, un visionnaire qui a été le premier à voir qu’une vulnérabilité majeure des centres de pouvoir corrompus à l’ère numérique était les fuites de données massives qui pouvaient exposer leur mauvaise conduite. Sur la base de ce constat prémonitoire, il a créé un système technologique et journalistique permettant à des sources nobles de dénoncer en toute sécurité des institutions corrompues en protégeant leur anonymat : un système aujourd’hui copié et mis en œuvre par les principaux organes de presse du monde entier.

Au cours des quinze dernières années, Assange a révélé plus de données importantes et a fait du journalisme plus conséquent que tous les journalistes d’entreprise réunis qui le détestent. Il n’est pas emprisonné en dépit de son journalisme d’avant-garde et de son désaccord avec l’hégémonie de l’État sécuritaire américain.

Il est emprisonné précisément à cause de cela. L’hostilité accumulée à l’égard d’Assange par les employés des entreprises médiatiques qui le détestent par jalousie professionnelle et parce qu’ils croient qu’il a sapé le Parti démocrate, et par l’appareil sécuritaire américain qui le déteste pour avoir exposé ses crimes et refusé de se plier à ses diktats, a créé un climat dans lequel l’administration Biden et ses serviteurs britanniques se sentent parfaitement à l’aise d’emprisonner le journaliste sans doute le plus important de sa génération, alors même qu’ils continuent de faire la leçon au reste du monde sur l’importance de la liberté de la presse et des valeurs démocratiques.

Quelle que soit l’issue des procédures ultérieures dans cette affaire, la décision d’aujourd’hui signifie que les États-Unis ont réussi à faire en sorte qu’Assange reste emprisonné, caché et réduit au silence dans un avenir prévisible. S’ils ne l’ont pas encore brisé définitivement, ils sont sans doute sur le point de le faire. Ses propres médecins et les membres de sa famille l’ont annoncé à plusieurs reprises.

Les citoyens des États-Unis et les sujets de la Couronne britannique sont inculqués dès la naissance à croire que nous avons la chance de vivre sous un gouvernement bienveillant et protecteur de la liberté, et que la tyrannie ne réside que dans les États ennemis. L’approbation judiciaire d’aujourd’hui par la Haute Cour du Royaume-Uni de l’attaque des États-Unis contre la liberté de la presse démontre une fois de plus le mensonge fondamental au cœur de cette mythologie.

Source : Glenn Greenwald, 10-12-2021
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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Fabrice // 12.01.2022 à 07h11

Il est surtout poursuivi car il a levé le masque sur le « storytelling » du camp du bien contre le mal en prouvant que le mal est aussi dans nos actions et nos « guerres propres » avec Snowden ils ont plus fait que beaucoup pour montrer que le monstre est partout là où les armes, les intérêts économique, l’impérialisme se glissent.

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