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23.septembre.202123.9.2021 // Les Crises

Après la pandémie, la puissance d’Amazon ne fera que s’accroître

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Amazon était déjà gargantuesque avant la pandémie. Sa croissance rapide depuis lors en a fait l’une des institutions les plus puissantes de l’histoire du pays – façonnant nos paysages tant matériels que psychologiques, et plaçant une part de plus en plus importante de notre vie quotidienne sous son contrôle.

Source : Alec MacGillis, Alex N. Press, Jacobin Mag

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

La première station de livraison d’Amazon à Chicago, située dans le quartier Pullman de la ville.

Au lendemain de l’élection syndicale dans l’entrepôt d’Amazon à Bessemer, en Alabama, beaucoup de gens ont demandé comment les travailleurs de l’entreprise avaient pu voter pour s’opposer à la syndicalisation. Un article récent de Harper’s Magazine sur le vote syndical à Bessemer répond en grande partie à cette question, en dressant un portrait de la campagne antisyndicale. L’auteur, Daniel Brook, explique en détail comment les SMS antisyndicaux, la surveillance (ou du moins l’apparence de celle-ci) et les réunions en public ont permis de diffuser des informations erronées et de consolider l’opposition à la syndicalisation.

Mais Brook a consacré beaucoup de temps à parler aux employés, y compris ceux qui étaient fortement opposés à la syndicalisation, ce qui lui permet de montrer non seulement comment se cristallisent ces méthodes anti-syndicalistes, mais aussi comment des courants sociétaux plus profonds font également obstacle en matière d’organisation. Lorsque le pouvoir des travailleurs est aussi érodé qu’il l’est aux États-Unis, il peut être difficile pour les gens d’imaginer gagner – surtout quand il s’agit de gagner contre une entreprise aussi puissante qu’Amazon.

L’article de Brook nous présente un travailleur, Carrington Byers, qui a travaillé auparavant chez McDonald’s et dans une maison de retraite. Pour Byers, Amazon représente la mobilité et le soutien. Il raconte à Brook : « Tout le monde là-bas fonctionne sur le mode familial. De tous les endroits où j’ai travaillé, c’est le seul endroit où mes managers m’aident, me guident dans les projets que je souhaite poursuivre en dehors d’Amazon. C’est le seul endroit où je suis allé où l’on veut que vous deveniez quelqu’un. » En revanche, Byers adhère à l’idée que le syndicat, bien qu’il soit un lieu où chacun est appelé « frère » ou « sœur », n’est pas une famille mais un lieu d’exploitation.

Alors que Byers tire bénéfice des luttes de la classe ouvrière, des mesures qu’on retrouve codifiées dans toutes sortes de lois et de normes, il ne parvient pas à voir la preuve que l’action collective peut amener de meilleures conditions de travail, et encore moins qu’elle contribue à fabriquer un monde meilleur. Il n’a rien vu de cela ; quand il regarde la société, il n’en constate pas non plus la preuve. L’article présente cette situation comme quelque chose qui relèverait d’un fossé générationnel, car c’est ainsi que les choses se sont souvent passées à Bessemer.

Les travailleurs les plus âgés, qui avaient eux-mêmes soit été syndiqués ou connaissaient des gens qui l’ont été, étaient pro-syndicalisme, tandis que les jeunes travailleurs comme Byers ne croyaient pas au pouvoir du syndicalisme ou à la possibilité de gagner ce que nous qualifions « d’acquis syndicaux ». On a pu les convaincre de s’opposer à la campagne syndicaliste après qu’Amazon leur ait dit pendant des semaines de se ranger du côté de l’entreprise, sans parler du sentiment qui se développe dans l’entrepôt que sa fermeture est à craindre si ses travailleurs se syndiquent.

Dans les débats qui présentent tous les jeunes comme socialistes ou pro-syndicats, on perd parfois ce point de vue. Les jeunes travailleurs sont loin d’être tous d’accord concernant cette question ; cela dépend de leur situation, tant sur le plan géographique que sectoriel. Quelle est leur représentation au sein de la collectivité ? Les gens comme Byers peuvent être poussés à agir (c’est, en fait ce que signifie s’organiser), mais c’est très difficile. C’est là un fait important à prendre en compte, car Amazon joue un rôle majeur pour nous façonner : « Nous » étant à la fois et littéralement le panorama des États-Unis – l’environnement bâti et l’économie – et également les membres de la classe ouvrière.

Dans un récent épisode de Primer, Alex N. Press s’est entretenu avec Alec MacGillis, auteur de Fulfillment : Winning and Losing in One-Click America, un nouveau livre au sujet d’Amazon, sur la façon dont l’entreprise façonne non seulement notre paysage physique mais aussi notre paysage politique : comment Amazon influence les décisions des élus, tire parti des lois américaines et agit sur les gens comme une force de la nature, les déplaçant d’un endroit à l’autre, injectant la prospérité dans une ville ou même un bâtiment, pour ensuite aspirer la vie d’un autre. La transcription a été modifiée pour des raisons de longueur et de clarté.

ANP (Alex N. Press) Votre livre montre comment Amazon trie les populations géographiquement. Dans une scène, vous montrez comment Amazon classe l’Ohio en différents types de communautés. Vous écrivez qu’Amazon a choisi la région de Columbus pour y implanter Amazon Web Services US East, et qu’elle a choisi trois quartiers au nord de la ville pour ses centres de données – Hilliard, Dublin et New Albany – qui bénéficiaient du « parfait profil de communautés suburbaines à cibler : suffisamment riches pour offrir de bonnes écoles aux enfants des employés, mais aussi suffisamment peu fiables en termes d’infrastructure civique et d’identité pour être des cibles faciles ». Les entrepôts, quant à eux, vont dans d’autres parties de l’État. Les gens suivent les emplois : ils migrent, ils font la navette, et certains endroits sont laissés pour compte.

AM (Alec MacGillis) : Le paysage est trié en ce que l’on pourrait appeler trois types de villes différentes. Il y a les villes sièges, comme Seattle et maintenant Washington DC, où l’entreprise choisit une ville qui est déjà la zone métropolitaine la plus riche du pays pour y installer un second siège, même si cela va rendre cette ville encore plus chère et congestionnée. On pourrait penser que ce n’est justement pas là qu’ils voudraient s’installer, mais ils le font, parce que c’est là qu’ils trouvent la main-d’œuvre qu’ils recherchent. Avec DC, il s’agit du siège du pouvoir fédéral, donc ils veulent être proches de celui-ci, dans la mesure où l’intervention fédérale est devenue une menace.

Amazon est maintenant devenue une entreprise si puissante que ses décisions quant à l’emplacement de ses produits remodèlent notre paysage économique.

Et puis il ne faut pas oublier les villes-entrepôts, dans des endroits comme Baltimore, où il y a maintenant quatre entrepôts. Je n’arrive pas à suivre : dans le livre, j’ai décrit qu’il y en avait deux, qu’un troisième arrivait à Baltimore, et maintenant nous sommes sur le point d’en avoir un quatrième. Trois d’entre eux seront situés à Sparrows Point, dans l’ancienne aciérie située à la limite de Baltimore.

Dans l’Ohio, on a pratiquement la même chose. Lorsque Amazon est arrivé dans l’Ohio il y a quelques années, les entrepôts ont été installés dans le centre de l’État, mais à la limite sud du périphérique de Columbus, ce qui rendait ces entrepôts difficilement accessibles pour les régions les plus pauvres de l’État. Le sud et le sud-est de l’Ohio sont en difficulté, et la société sait que si elle place ses entrepôts à cette limite là du périphérique, cela représente une heure de route pour beaucoup de gens. Or, dans ces parties de l’État, nombre de gens sont assez désespérés pour faire ce trajet tous les jours, alors que les centres de données finissent dans les banlieues plus riches.

On se retrouve donc avec des villes pour les sièges, des villes pour les entrepôts, et puis des banlieues de centres de données en Virginie du Nord et à Severn, dans le Maryland, à Columbus, et dans quelques autres endroits du pays. Amazon est maintenant une compagnie si puissante que ses décisions concernant la localisation de ses produits remodèlent notre paysage économique. Toute décision prise par cette seule entreprise quant à l’implantation d’un second siège social a un effet incroyablement important sur notre économie.

ANP : Cette histoire est bien différente de celle que beaucoup de gens dans ce pays racontent quant au fonctionnement de la politique. En principe les États-Unis sont une démocratie et, toujours selon le récit, le public formule des exigences auprès des élus et ceux-ci les exécutent, bien qu’imparfaitement. Mais ce n’est pas ce que montre votre livre. Les élus ne veulent pas être perçus comme faisant perdre des emplois à leur région ou comme nuisant à la possibilité pour leurs électeurs d’obtenir rapidement leurs achats faits sur Amazon.

Il y a une scène dans le livre qui explique que Amazon veut construire de nouveaux entrepôts dans l’Ohio en 2015. Amazon s’adresse à JobsOhio, qui est un organisme privé à but non lucratif créé par le gouverneur de l’époque, John Kasich, pour superviser les négociations au sujet des incitations fiscales. Chaque mois, un conseil appelé l’Ohio Tax Credit Authority approuve les mesures fiscales négociées par JobsOhio. En juillet 2015, c’est au tour d’Amazon de rencontrer le conseil (Ohio Tax Credit Authority).

L’entreprise promet deux mille emplois à temps plein ; en échange, elle veut un crédit d’impôt sur quinze ans d’une valeur de 17 millions de dollars, en plus d’une subvention en espèces de 1,5 million de dollars provenant des bénéfices du monopole des alcools de l’État contrôlés par JobsOhio. Le conseil approuve le crédit à quatre zéro. Il le fait rapidement, dans le temps qu’il faudrait pour déjeuner. C’est ainsi qu’Amazon interagit avec l’État. C’est Amazon qui a le pouvoir, qui exige certaines conditions, et ces conditions sont remplies.

AM : J’ai assisté à quelques-unes de ces réunions à la Tax Credit Authority, et c’était surréaliste. C’était une réunion quasiment secrète. L’ordre du jour était envoyé chaque vendredi soir pour une réunion qui se tenait le lundi matin, il était envoyé le plus tard possible. Il vous faut passer par des contrôles de sécurité dans cette tour de bureaux à Columbus.

Personne ne sait même vraiment où se tient la réunion. C’est confidentiel, à peine public. On arrive enfin là-haut, et tout le monde connaît tout le monde. Les avocats des entreprises et le personnel de l’agence qui décide de ces crédits d’impôt se connaissent tous ; ils ont déjà conclu des accords sur le montant qu’ils vont donner aux entreprises. Alors le personnel se présente devant le conseil d’administration et déclare : « Nous pensons que c’est ce que l’entreprise devrait obtenir. Si nous ne donnons pas ça à l’entreprise, elle a dit qu’elle irait ailleurs. » Ils intègrent toujours ça dans leur argumentaire, qui est ensuite approuvé sans discussion.

Le personnel se présente devant le conseil d’administration et déclare : « Nous pensons que c’est ce que l’entreprise devrait obtenir. Si nous ne donnons pas ça à l’entreprise, elle a dit qu’elle irait ailleurs. »

Il y a des récusations plutôt drôles, parce que beaucoup de membres du conseil ont également travaillé pour les entreprises. C’est tout à fait opaque. Ce qui est déconcertant dans cette affaire, c’est que l’État, dans ces villes, est en bien meilleure position de négociation qu’il ne le pense, dans la mesure où l’entreprise se doit vraiment d’être présente partout. C’est complètement faux quand ils disent que s’ils n’obtiennent pas cet accord ici, ils iront dans l’État voisin. C’est ici qu’ils doivent être et pas ailleurs, parce qu’ils promettent une livraison en un ou deux jours. Et pourtant, les communautés ont un tel sentiment de désespoir, ou se sentent tellement à la merci de l’entreprise, qu’elles ont l’impression d’être obligées de conclure des accords.

ANP : Vous travaillez à Baltimore, et une grande partie du livre s’y déroule. Vous avez mentionné Sparrows Point, qui était le site de l’une des plus grandes aciéries du monde, faisant partie de Bethlehem Steel. Aujourd’hui, ce site s’appelle Tradepoint Atlantic, et on y trouve les entrepôts d’Amazon. Une des personnes que vous mentionnez, Bill Bodani Jr, a travaillé à l’aciérie puis à l’entrepôt Amazon. Il travaillait au complexe de Sparrows Point, et au début des années 2000, une blessure l’a obligé à prendre sa retraite.

D’autres circonstances ont poussé l’entreprise à la faillite, et l’usine de Sparrows Point a fermé. Le montant mensuel de la retraite de Bill a été réduit, passant de 3 000 à 1 600 dollars. Aujourd’hui, à soixante-neuf ans, il est de retour au travail et conduit un chariot élévateur dans l’entrepôt d’Amazon. Il se trouve exactement sur le même site, avec un type d’emploi très différent. Il a commencé à Amazon avec un salaire de 12 dollars de l’heure, alors qu’il en gagnait 35 lorsqu’il travaillait dans l’acier. Il est l’incarnation même de l’économie américaine.

AM : Lorsque je l’ai rencontré, je ne parvenais pas à croire qu’il existait une personne aussi représentative de cette évolution des emplois ouvriers aux États-Unis. J’espérais trouver quelqu’un qui avait travaillé dans une aciérie et dont le petit-fils travaillerait aujourd’hui dans l’entrepôt d’Amazon sur ce même site. Au lieu de cela, je suis tombé sur lui, dont la vie même est le reflet de ce changement.

C’est complètement mensonger quand ils disent que s’ils n’obtiennent pas cet accord ici, ils iront dans l’État voisin. C’est ici qu’ils doivent être et pas ailleurs parce qu’ils promettent une livraison en un ou deux jours.

Ce qui est frappant, c’est l’impact profond ressenti quand il a perdu son emploi au profit d’un autre. Trente ans passés dans ce qui était la plus grande aciérie au monde à la fin des années 50. Trente mille personnes y travaillaient, et une ville-entreprise y était rattachée, avec un réseau de rues et de centres-villes – un centre-ville blanc, un centre-ville noir, des églises. Il a grandi dans cette ville. Son grand-père y a travaillé, son père y a travaillé, et lui-même a occupé tous ces emplois différents, dont beaucoup étaient si éreintants, si difficiles, si dangereux. Il a subi plusieurs blessures graves ; il a vu des gens mourir. Et pourtant, il a trouvé un sens et un but à ce travail, et il en était profondément fier. Il ressentait une incroyable camaraderie avec ses collègues de travail.

Et puis l’usine a fermé, et il a pris une retraite anticipée après sa dernière blessure. L’usine n’a pas seulement fermé, elle a été rayée de la surface de la terre. C’est si dérangeant. Vous y allez, et il n’y a juste plus rien. Le GPS de votre voiture indique encore d’anciennes rues qui n’existent plus – la rue B, la rue C, la rue D – toutes disparues. Elles ont été remplacées par ce complexe d’entrepôts qui se métastase. Il trouve un emploi sur ce même terrain, exactement à l’endroit où se trouvait l’usine. Il commence à conduire un chariot élévateur à fourche parce qu’il a besoin d’un peu plus d’argent après la faillite de l’usine et la diminution drastique de sa retraite par Wilbur Ross. Alors il reprend le travail.

Il gagne moins d’un tiers de ce qu’il gagnait auparavant. Il trouve le travail non seulement beaucoup moins bien payé mais aussi fondamentalement moins intéressant. Avant, il fabriquait de l’acier qui allait servir à construire des ponts et des bâtiments dans tout le pays. Aujourd’hui, il déplace des palettes de marchandises pour les amener du camion à l’entrepôt, et il est sous la pression incroyable de ses jeunes superviseurs qui lui demandent d’augmenter sa cadence, sans lui laisser le temps d’aller aux toilettes.

Or c’est un homme âgé qui est souvent obligé d’aller aux toilettes ; il n’a même pas le temps de traverser le grand entrepôt pour se rendre aux toilettes pour hommes. Alors, plusieurs fois, il a dû mettre son chariot élévateur sur le côté et se faufiler derrière pour aller pisser – c’est tout à fait indigne. Il n’a pu tenir que quelques années. C’est beaucoup moins dangereux que son ancien travail, mais c’est aussi beaucoup moins bien payé, beaucoup moins valorisant, et il craque. On lui reproche d’avoir apporté de la littérature syndicale à l’entrepôt, et il démissionne sur le champ.

ANP : Je suis content que vous parliez de la littérature syndicale, parce que nous n’avons pas parlé des syndicats. En ce qui concerne sa période à l’aciérie, les bons souvenirs de Bill que sont la camaraderie, sont en grande partie dus au fait que c’était un syndicat. Chez Amazon, il n’y a pas de présence syndicale.

Voilà comment nous obtenons les bas salaires et l’immense aliénation dont vous parlez ; l’ingénierie du mal-être au travail a également pour but de détruire les syndicats. Bill n’est pas une victime muette des forces plus larges de la société – il se rend au bureau des Métallurgistes unis, rassemble des documents sur le droit de se syndiquer et les remet à un jeune homme de l’entrepôt qu’il a formé à la conduite des chariots élévateurs. Et pour cela il est blâmé.

AM : Il ressent bien l’absence de syndicats et de solidarité dans l’entrepôt, et il sait viscéralement que c’est l’une des grandes différences entre son travail à Bethlehem Steel et son travail dans l’entrepôt. Il voit bien comment les travailleurs de l’entrepôt sont complètement aux ordres de leurs superviseurs, constamment poussés à des attentes de productivité excessives, ce qui est une des raisons pour lesquelles Amazon a un taux de turnover si élevé. Alors, il va à son ancien local syndical, prend des documents pro-syndicalisme de base et les donne à l’un des jeunes gens qui, selon lui, est réceptif.

Il dit : « Vous les gars, vous devriez vraiment réfléchir à créer un syndicat ici. » Ce jeune mec commence à parler avec un autre jeune mec, et vous vous retrouvez avec un peu de ferment syndical initial. Un superviseur l’apprend, et les deux jeunes mecs disparaissent tout d’un coup ; ils sont renvoyés chez eux, suppose Bill, pour une sorte de mise à pieds, même si c’était en plein milieu des vacances, alors qu’ils auraient voulu que tout le monde soit sur le pont. Bill est blâmé pour avoir apporté la documentation, puis il y a une altercation à propos du temps qui lui a été retiré pour une autre pause toilettes. C’est à ce moment-là qu’il se décide : « Tu vois ce boulot, tu le prends et tu le balances », et voilà qu’il le quitte, en plein coeur du rush des fêtes.

Bill est blâmé pour avoir apporté la documentation syndicale, puis il y a une altercation à propos d’une pause toilettes. C’est à ce moment-là qu’il s’en va, en plein milieu du rush des fêtes.

Dans tous les débats concernant Bessemer, la question de s’organiser et Amazon, je reviens sans cesse à la comparaison avec Bethlehem Steel. Dans le livre, j’aborde l’histoire de l’aciérie et la façon dont les choses se passaient avant la création d’un syndicat. Les choses étaient à bien des égards similaires à ce qu’il se passe dans les entrepôts d’Amazon : nous sommes de retour aux années 1910 et 1920. On est face à des exigences de productivité incroyablement élevées de la part de propriétaires ploutocratiques – un propriétaire qui possédait le plus grand manoir de New York et tout un village de paysans qu’il s’était construit dans l’ouest de la Pennsylvanie – faisant écho à Bezos avec son yacht de 500 millions de dollars et les autres signes extérieurs de richesse ploutocratique qu’il a obtenus grâce à des attentes de productivité incroyablement élevées, l’absence de représentation, les horaires de folie, le manque de parole sur le travail.

Ça a pris des décennies, mais les travailleurs se sont organisés. Ce n’est qu’à la fin de 1941 qu’ils ont obtenu un syndicat au sein de Bethlehem Steel. Les choses ont alors radicalement changé : ils ont obtenu des salaires beaucoup plus élevés, un droit de regard beaucoup plus important sur le travail, moins d’accidents du travail. Une fois que les travailleurs ont eu davantage leur mot à dire, les attentes en matière de productivité ont baissé, et on s’est retrouvé avec des emplois de classe moyenne, qui pouvaient faire vivre une famille. Cela continuait d’être un travail très dur, éreintant, dangereux, mais c’était un travail qui permettait au gens d’en tirer fierté et qu’ils conservaient pendant des décennies.

Aujourd’hui, sur ce même terrain de Sparrows Point, nous sommes de retour à la case départ avec des entrepôts. La question est de savoir si, au fil du temps, nous pouvons transformer ce travail en quelque chose de typique de la classe moyenne, qui permette de faire carrière. C’est cela qui est en jeu. Ces emplois dans les entrepôts sont la nouvelle option d’emploi de masse, comme l’étaient autrefois les usines. On avait l’habitude d’aller à l’usine, on allait à l’usine, on allait peut-être au centre commercial – maintenant on va à l’entrepôt. La question de savoir à quoi va ressembler la vie de la classe ouvrière dans ce pays dépend de ces entrepôts.

ANP : Les gens fétichisent parfois les emplois du passé comme s’ils avaient été, d’une certaine manière, plus humains : la camaraderie dans le travail de l’acier, le travail comme étant plus facile à vivre. Mais toute la dignité qui y existait était le fruit de l’organisation des travailleurs. Depuis toujours, les emplois sont nuls, et il s’agit de savoir ce que les travailleurs peuvent extorquer des patrons pour que ceux-ci soient plus humains.

Je veux vous interroger sur ce qui s’est passé depuis la publication de Fulfillment. Il est impossible de surestimer l’expansion d’Amazon pendant la pandémie : au cours des dix premiers mois de 2020, l’entreprise a recruté plus de 425 000 employés non saisonniers aux seuls États-Unis. Amazon Web Services a continué à engranger des bénéfices. Amazon était déjà une infrastructure dans ce pays, et maintenant elle est encore plus ancrée dans la vie des gens. Ces derniers se sont appuyés sur Amazon pendant la pandémie. Comment voyez-vous l’avenir ?

AM : Il est difficile de saisir à quel point Amazon est devenu dominant au cours de l’année qui vient de s’écouler. Dans un sens, nous sommes un peu réticents à en prendre conscience, parce que nous avons joué un rôle dans cette croissance. Beaucoup d’entre nous ont adopté, avec un empressement extraordinaire, l’approche du clic. Beaucoup d’entre nous qui, dans le passé, aurions pu ressentir une certaine réticence ou de la culpabilité à recourir à Amazon ou autres formes de vie via un clic, avons réalisé que non seulement nous pouvions utiliser Amazon, mais que c’était presque vertueux. La pile de cartons devant la maison ou dans le recyclage à l’arrière de la maison est devenue un signe de comportement vertueux, le signe que vous faisiez attention.

C’était extraordinaire de voir cela se produire autour de moi. On ne pouvait s’empêcher de se demander dans quelle mesure cet engouement allait au-delà de ce qui était exigé par les exigences de santé publique, et dans quelle mesure nous utilisions cela comme une sorte de justification pour nous lancer dans cette approche consumériste de la facilité de l’achat en ligne sur Amazon. Il sera intéressant de voir si nous parvenons à faire marche arrière, si nous tempérons ces habitudes et si nous nous réapproprions le monde qui nous entoure.

Ces emplois dans les entrepôts sont la nouvelle forme d’emplois de masse, tout comme l’étaient autrefois les usines. La question de savoir à quoi va ressembler la vie de la classe ouvrière dans ce pays concerne ces entrepôts.

Bien que le fait qu’Amazon devienne plus important ait été, d’une certaine manière, une bonne chose pour le livre, j’ai trouvé cela extrêmement décourageant, déprimant et alarmant, car j’étais tellement convaincu de l’effet que cela avait sur le paysage, et de l’effet d’atomisation et d’isolement induit par ce mode de vie. Les gens m’ont demandé : « Préconisez-vous un boycott ? »

À cette question je réponds que non, mais j’espère qu’il y aura un moment où nous pourrons modérer et désapprendre certaines de ces habitudes, afin de commencer à penser plus lucidement à ce qui se cache derrière le clic. C’est cela que le livre essaie de montrer : les coûts et les conséquences, non seulement dans les entrepôts eux-mêmes et pour les travailleurs qui sont autant malmenés, mais aussi, plus largement, pour tout notre paysage ; et comment tant de ces disparités qui deviennent malsaines pour nos pays, nos politiques, nos villes, sont enracinées en cette unique entreprise et son extraordinaire domination.

Alec MacGillis est journaliste à ProPublica et l’auteur de Fulfillment : Winning and Losing in One-Click America.

Alex N. Press est rédacteur à l’agence Jacobin. Ses écrits sont parus, entre autres, dans le Washington Post, Vox, the Nation, et n+1.

Source : Alec MacGillis, Alex N. Press, Jacobin Mag, 06-08-2021

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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Commentaire recommandé

Patrick // 23.09.2021 à 21h06

Ça me fait penser à ces régions françaises qui sont contentes d’accueillir des centres de distribution Amazon ou autre.
Alors c’est vrai que ça crée de# emplois , oui mais ces emplois de logistique sont juste là parce que les emplois de production ont disparu.
Accueillir un grand centre de logistique n’est pas une victoire , c’est juste le signe que la défaite est totale, on ne fabrique plus , on importe.

Amazon est un monstre , mais un monstre qui ne produit rien, c’est juste un revendeur, un livreur. Ce monstre est-il si puissant que ça.

8 réactions et commentaires

  • ibn Bajja // 23.09.2021 à 10h52

    « Mais toute la dignité qui y existait était le fruit de l’organisation des travailleurs. Depuis toujours, les emplois sont nuls, et il s’agit de savoir ce que les travailleurs peuvent extorquer des patrons pour que ceux-ci soient plus humains »
    Il est bien simpliste de penser que la dignité était le fruit d’une organisation syndicale, la société était plus « dignes » par ce que les patrons l’étaient aussi, avant la mondialisation, ils étaient encore obliger de négocier avec la masse ouvrière du pays, mais ça c’était avant que le 5em République ne devienne une boite d’intérim pour UE

      +9

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    • Orhan // 24.09.2021 à 08h41

      Les patrons étaient dignes parce que les travailleurs étaient organisés et défendaient leurs intérêts collectivement, donc via des syndicats. Les patrons ne sont dignes que contraints par la force. Évidemment on peut trouver par ci par là des gens bien mais ce n’est pas la généralité. Pendant le long du 19e siècle il n’y a pas eu de « dignité » non, pas plus que d’union européenne, c’est l’organisation des travailleurs qui l’a permise, et qui désormais est en recul.
      Les progressistes nous dirons bien un jour ou l’autre que faire travailler les enfants c’est bien une idée lumineuse.

        +5

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    • Karine // 25.09.2021 à 00h15

      Votre argumentaire est curieux : vous reconnaissez que les patrons étaient obligés de négocier avec la masse ouvrière sans reconnaître que c’est parce que cette masse était organisée en syndicat? car l’article montre bien qu’Amazon a bien compris que c’était l’organisation des salariés qu’elle devait combattre.
      Il me semble que dans l’histoire du 20e siècle, il y a eu des syndicalistes malmenés, des manifestations qui ont mal fini. Les patrons avaient l’air de les craindre, quand même…

        +0

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  • Casimir Ioulianov // 23.09.2021 à 13h31

    Il y a un point qui n’est pas souligné dans l’article : « Ce n’est qu’à la fin de 1941 qu’ils ont obtenu un syndicat au sein de Bethlehem Steel » tiens donc, fin 1941. Comme ça aurait été dommage d’avoir des aciéries en grève pendant qu’on vendait des armes au monde entier.
    Tiens sinon, amazon est vraiment dans la merde pour recruter … et vraiment prêts à tout : https://www.reuters.com/technology/amazon-backs-marijuana-legalization-drops-weed-testing-some-jobs-2021-06-02/
    C’est pour moi au delà du signal faible. Si l’administration Biden se couche après des années de « war on drugs », de « just say no », de « The judge doesn’t have a choice.” , après les mandats fédéraux contre les états qui dépénalisaient , après les millions d’années de prison effectuées, alors on saura qui dirige les USA in fine. On sait déjà tous que c’est pas le peuple Américain (et vu le niveau , c’est sans doute pas plus mal), on se doutait que le pognon y était pour quelque chose , mais là ça sera la preuve finale que ce peuple n’est gouverné que par un des instincts les plus bas de l’humain : la cupidité. (J’ai pas trouvé de meilleur équivalent à l’anglais « greed » qui recoupe plus de sens et est plus proche du sentiment auquel je pensais.)

      +6

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  • Patrick // 23.09.2021 à 21h06

    Ça me fait penser à ces régions françaises qui sont contentes d’accueillir des centres de distribution Amazon ou autre.
    Alors c’est vrai que ça crée de# emplois , oui mais ces emplois de logistique sont juste là parce que les emplois de production ont disparu.
    Accueillir un grand centre de logistique n’est pas une victoire , c’est juste le signe que la défaite est totale, on ne fabrique plus , on importe.

    Amazon est un monstre , mais un monstre qui ne produit rien, c’est juste un revendeur, un livreur. Ce monstre est-il si puissant que ça.

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  • Fernet Branca // 23.09.2021 à 22h39

    En France les syndicats sont morts entre 1975 et 1983 car ils n’ont pas su ou pu s’opposer aux licenciements de la désindustrialisation/mondialisation.
    De nos jours il n’y a plus d’industries, les zones industrielles sont appelées parcs d’activités ou zones d’activités.
    En fait il ne s’agit plus que d’entrepôts logistiques.
    Et une foule d’entreprises en possède en plus d’Amazon
    .
    Valérie Pécresse assistait aujourd’hui à l’inauguration de l’un d’entre-deux près de l’aéroport Charles de Gaulle.
    https://www.usinenouvelle.com/article/la-marque-de-mode-francaise-ba-sh-se-dote-d-un-entrepot-logistique-hqe-pour-accelerer-son-developpement.N1143107.

    Autrefois dans les entreprises industrielles le savoir faire de l’entreprise demandaient des dizaines d’années de pratiques. Tout cela a disparu.
    Et ce ne sont pas les startups du numérique qui vont relancer le schilmblick.

      +6

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  • Lucie // 24.09.2021 à 20h19

    Les commerçants ne produisent pas, ils vendent. Depuis toujours.Et cherchent à satisfaire le client.
    Amazon est un commerçant monstre qui satisfait le client. Excusez moi d’avoir envie de questionner le client .

      +2

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    • Patrick // 25.09.2021 à 07h53

      oui , les commerçants sont indispensables.
      mais :
      – quand il n’y a plus que des commerçants , on finit forcément par s’appauvrir ( notre déficit commercial atteint des sommets , et nous sommes en déficit tous les ans depuis .. 2c0 ans ? )
      – in fine , c’est le producteur qui maîtrise le produit et sa distribution . Un revendeur , ça se remplace plus facilement.

        +0

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