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Bob Parry : Demander des comptes au gouvernement et aux médias, Par Joe Lauria

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Source : Joe Lauria, Consortium News, 15-04-2018

15 avril 2018

Un hommage a été rendu samedi à Robert Parry, le regretté fondateur et rédacteur en chef de ce site Web. Parmi les intervenants qui ont rendu hommage à Bob figurait Joe Lauria, le nouveau rédacteur en chef de Consortium News.

Joe Lauria s’exprime lors de l’hommage à Bob Parry. (Photo : Doug Spiro)

Par Joe Lauria

Si vous regardez les différentes interviews de Bob disponibles sur YouTube, vous verrez qu’on lui a souvent demandé pourquoi il a créé Consortium News. Bob dit, essentiellement, qu’il en a eu assez de la résistance qu’il a rencontrée de la part des rédacteurs en chef qui ont posés des obstacles à ses reportages, souvent d’une grande importance nationale. Un rédacteur en chef de Newsweek lui a dit qu’ils supprimaient un article pour « le bien du pays ». Les faits qu’il avait déterrés étaient allés trop loin en dénonçant le côté obscur de la puissance américaine. Son rédacteur en chef parlait, bien sûr, de ce qui était dans l’intérêt des dirigeants du pays, et non du reste d’entre nous. Comme nous venons de l’entendre de la bouche de John Pilger, Bob a créé un consortium pour les journalistes qui se sont heurtés à une obstruction similaire de la part de leurs rédacteurs en chef : un endroit où ils peuvent publier ce qu’ils ne peuvent pas publier dans la presse dominante.

Seize ans après que Bob a lancé Consortium News avec Sam et Nat, je suis devenu l’un de ces journalistes. J’avais vécu des expériences similaires. Lorsque j’ai couvert la campagne diplomatique à l’ONU qui a mené à l’invasion de l’Irak en 2003 pour une chaîne de journaux canadiens qui publiait la Gazette de Montréal, le Ottawa Citizen et d’autres journaux, j’ai accordé autant d’importance dans mes articles à l’opposition allemande, française et russe au Conseil de sécurité à l’invasion. Aussi le rédacteur en chef pour l’étranger de la chaîne m’a donc appelé un jour d’Ottawa pour me reprocher de ne pas soutenir l’effort de guerre dans mes reportages.

Il m’a dit que son fils était dans le Corps des Marines. Je lui ai dit que j’étais certain qu’il était fier de lui, mais que mon travail n’était pas de soutenir la guerre, mais de rendre compte objectivement de ce qui se passait au Conseil de sécurité. L’administration Bush n’a jamais obtenu sa résolution. Mais ils ont quand même envahi. C’était illégal en vertu du droit international, comme Kofi Annan l’a finalement dit après avoir été mis sous pression par un intervieweur de la BBC. Annan a ensuite été pourchassé au point de frôler la dépression nerveuse par des gens comme l’ambassadeur de l’ONU de l’époque, John Bolton, qui, malheureusement, a depuis obtenu une promotion. Moi, d’autre part, j’ai été licencié le jour de l’invasion.

Plus tard, alors que je couvrais l’ONU pour le Wall Street Journal, j’ai découvert que plusieurs de mes articles étaient supprimés ou que des faits gênants étaient en train d’être expurgés. L’un était une histoire qui a été rejetée à deux reprises sur un document déclassifié de la Defense Intelligence Agency [DIA :Agence du renseignement de la défense, NdT] qui prévoyait la montée en puissance de l’EI en 2012, mais qui a été ignorée à Washington. Elle indiquait que les États-Unis et leurs alliés en Europe, en Turquie et dans le Golfe soutenaient une principauté salafiste dans l’est de la Syrie qui pourrait se transformer en un État islamique. Une telle histoire minerait la guerre du gouvernement contre le terrorisme.

Dans un autre cas, mes rédacteurs en chef ont à plusieurs reprises retiré de mes articles au sujet du vote de l’ONU sur le statut d’observateur de la Palestine, une ligne indiquant que 130 nations avaient déjà reconnu la Palestine. À ce moment-là, j’ai réalisé que le Journal avait un programme – non pas pour rapporter de manière neutre des événements internationaux complexes de plusieurs côtés, mais pour promouvoir les intérêts des États-Unis à l’étranger. Je me suis donc tourné vers Bob et il a accepté un article de ma part sur cette question de la Palestine à la fin de 2011, le premier des nombreux articles de ma main qu’il a publiés par la suite.

Bob était sans aucun doute le meilleur rédacteur en chef que j’ai jamais eu. Il était le seul qui comprenait vraiment – ou acceptait – ce que j’écrivais.

Bob était un sceptique par excellence, mais il n’est jamais tombé dans le cynisme. Son œuvre, que je m’engage à poursuivre, était une approche du journalisme non partisane et fondée sur des principes. Il a adopté une position neutre sur les questions internationales, que certains ont considéré à tort comme anti-américaine. Bob savait qu’il ne fallait jamais croire un représentant du gouvernement, surtout un agent du renseignement. Il savait que les gens de tous les gouvernements mentent. Mais il y a deux autres parties impliquées : la presse et le public. Il a compris que la presse devait agir comme un filtre, pour vérifier et contester les affirmations du gouvernement, avant qu’elles ne soient transmises au public. Bob est devenu désespéré, et le dit de façon poignante dans son dernier article, au sujet de l’état du journalisme américain, où le carriérisme et la vanité ont calqué la profession sur ceux qui sont au pouvoir, un pouvoir par lequel trop de journalistes semblent vivre par procuration.

Le pouvoir de la presse est distinct de celui du gouvernement, c’est le pouvoir de faire répondre le gouvernement au nom du public. Bob a compris que le plus grand péché des médias grand public était le péché d’omission : laisser de côté une histoire, ou marginaliser, des points de vue en désaccord avec un programme américain, mais vitaux pour que le lecteur comprenne un monde d’une complexité effrayante.

Les points de vue des Iraniens, des Palestiniens, des Russes, des Nord-Coréens, des Syriens et d’autres ne sont jamais entièrement rapportés dans les médias occidentaux, bien que la mission supposée du journalisme soit de raconter toutes les facettes d’une histoire. Il est impossible de comprendre une crise internationale sans que ces voix soient entendues. Le fait de les exclure régulièrement ou systématiquement déshumanise également les gens dans ces pays, ce qui facilite l’obtention d’un soutien populaire aux États-Unis pour leur faire la guerre.

L’omission de telles nouvelles jour après jour dans les journaux et à la télévision s’ajoute au fil des décennies à ce que Bob a appelé l’Histoire perdue de l’Amérique d’après-guerre. C’est un côté sombre de l’histoire américaine – des coups d’État qui renversent des dirigeants démocratiquement élus, des interférences électorales, des assassinats et des invasions. Omettre cette histoire, alors qu’elle continue de se dérouler presque tous les jours, donne au peuple américain une vision déformée de son pays, un sentiment presque caricatural que l’Amérique défend la moralité dans les affaires internationales, plutôt qu’elle ne fait que défendre ses intérêts, trop souvent violemment, comme le font toutes les grandes puissances.

Ces choses ne sont normalement pas mentionnées dans la société policée. Mais Bob Parry a construit sa carrière extraordinaire en racontant ces vérités. Et je vais faire de mon mieux pour continuer, et honorer, son héritage.

Merci.

Source : Joe Lauria, Consortium News, 15-04-2018

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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Commentaire recommandé

Miss Marple // 25.07.2018 à 09h15

Oui Nerouiev, je suis attristée de constater au sein même de ma famille et autour de moi, les gens , croire  » tout ce qu’ on dit à la télé ! »….au début, j’ esseyai d’ expliquer le côté caché des événements qui pouvaient sous tendre l’ actualité mais c’ est peine perdue , !….
Depuis, j’ ai abandonné l’ idée de donner une autre vision ….En règle générale, les gens préfèrent le mensonge , car cela permet de ne pas se remettre en question et surtout de ne PAS CHANGER !!c’ est une faiblesse mentale

16 réactions et commentaires

  • Nerouiev // 25.07.2018 à 07h04

    La grande force des journaux c’est que les lecteurs assidus vous rétorqueront « c’est vrai puisque tous le disent, et même la télé ».

      +8

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    • Nerouiev // 25.07.2018 à 07h36

      … d’où le rôle essentiel du rédacteur en chef. La lecture devient alors un enrichissement pour les intellectuels qui ensuite étalent leur savoir : j’en connais plein.

        +2

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    • Miss Marple // 25.07.2018 à 09h15

      Oui Nerouiev, je suis attristée de constater au sein même de ma famille et autour de moi, les gens , croire  » tout ce qu’ on dit à la télé ! »….au début, j’ esseyai d’ expliquer le côté caché des événements qui pouvaient sous tendre l’ actualité mais c’ est peine perdue , !….
      Depuis, j’ ai abandonné l’ idée de donner une autre vision ….En règle générale, les gens préfèrent le mensonge , car cela permet de ne pas se remettre en question et surtout de ne PAS CHANGER !!c’ est une faiblesse mentale

        +30

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      • bizmarco // 25.07.2018 à 10h58

        « Il est plus facile de tromper les gens que de les convaincre qu’ils ont été trompés. » Mark TWAIN

          +14

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      • Louis Robert // 25.07.2018 à 13h42

        Dear Miss Marple,

        « Ce défi, cette capacité de dire non, c’est ce que les forces psychopathes qui contrôlent nos systèmes de pouvoir cherchent à éradiquer. Tant que nous sommes prêts à défier ces forces, nous avons une chance, sinon pour nous-mêmes, du moins pour ceux qui nous suivent. Tant que nous défions ces forces, nous restons en vie. Et pour l’instant, c’est la seule victoire possible. »

        _____________

        “This defiance, this capacity to say no, is what the psychopathic forces in control of our power systems seek to eradicate. As long as we are willing to defy these forces we have a chance, if not for ourselves, then at least for those who follow. As long as we defy these forces we remain alive. And for now this is the only victory possible.”

        “Chris Hedges: Zero Point of Systemic Collapse”

        https://www.adbusters.org/article/chris-hedges-zero-point-of-systemic-collapse/

          +5

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      • Nerouiev // 25.07.2018 à 16h25

        Le pire, c’est quand ces gens là vous disent : toi t’y connais rien, tu ne regardes jamais les infos ! Combien de fois ça m’est arrivé ?

          +6

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      • wollaston // 26.07.2018 à 08h03

        Au contraire n’abandonnez pas!
        j’ai comme vous rencontré des murs mentaux, mais en changeant de méthode j’ai ouvert de nombreux esprit qui ne demandaient que ça.
        j’y vais a petit pas, en lançant de petites remarques, et j’observe qui ça fait réagir positivement.
        une fois repéré un esprit ouvert, je m’intéresse a ses centres d’Intérêt ou préoccupations, puis je lance des pistes ou donnes des clefs de réflexion.
        ça prend du temps mais une fois la personne lancée, plus rien ne l’arrête dans sa soif de découverte et de compréhension.
        je dois reconnaitre que ça marche mieux avec les moins de 40ans. après l’esprit s’accroche a sa propre vision du monde.
        signée un vieux de plus de 40 ans 😉

          +5

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  • Eric83 // 25.07.2018 à 08h27

    « Elle indiquait que les États-Unis et leurs alliés en Europe, en Turquie et dans le Golfe soutenaient une principauté salafiste dans l’est de la Syrie qui pourrait se transformer en un État islamique. Une telle histoire minerait la guerre du gouvernement contre le terrorisme ».

    Comme l’indique le titre de l’article, je demande des comptes depuis fin avril 2018 au gouvernement et au Parlement sur l’ingérence illégale et désastreuse de l’Etat Français en Syrie depuis 2011.

    J’ai mené plusieurs initiatives auprès des députés de l’Assemblée Nationale et du Parlement Européen ainsi qu’une initiative auprès de la CJR.

    J’ai reçu dernièrement une réponse de Mme Nathalie Griesbeck, député au Parlement Européen et Présidente de la Commission spéciale sur le terrorisme.

    Pour ceux que cela intéresse, j’ai publié sur AgoraVox, tous mes mails, courriers et réponses que j’ai reçues :
    https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/l-ingerence-francaise-en-syrie-du-205318
    https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/le-parlement-europeen-ignorera-t-205831
    https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/du-devoir-absolu-de-l-etat-et-du-205951
    https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/ingerence-illegale-francaise-en-206302
    https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/politique-d-ingerence-francaise-en-205473

      +18

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    • Chris // 25.07.2018 à 13h30

      Cette madame Griesbeck n’en a rien à cirer de vos interventions : une réponse de pur marketing digne d’un gérant de supermarché… ce qu’est son institution !

        +1

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      • Eric83 // 25.07.2018 à 15h46

        Le plus important de sa réponse, c’est qu’elle ne conteste absolument pas, hormis sa tentative de justification grotesque des bombardements du 13/14 avril, les autre faits reprochés, tout aussi essentiels :

        « Le seul point qui me semble très intéressant et instructif dans votre réponse à mon mail du 5
        juillet dernier est que vous ne contestiez nullement les autres faits reprochés à l’Etat
        Français, en dehors des bombardements du 13/14 avril, à savoir que l’Etat Français :

        – s’est ingéré illégalement dans les affaires de Etat souverain Syrien et a mené des actions
        subversives afin d’obtenir le renversement du gouvernement Syrien
        – a favorisé et prôné le conflit armé plutôt que d’œuvrer à la paix
        – n’a pas respecté l’embargo de l’Union Européenne sur les livraisons d’armes à destination
        de la Syrie en 2012/2013
        – a soutenu implicitement des groupes islamistes radicaux et/ou djihadistes pour avoir tardé
        et/ou refusé d’inscrire ces groupes sur la liste des groupes terroristes reconnus par l’ONU
        – a assisté, formé et en armé, directement ou indirectement, des groupes de combattants
        Syriens et/ou étrangers composés en tout ou partie d’islamistes radicaux et/ou
        de djihadistes ayant pour objectif de renverser le gouvernement de l‘Etat souverain Syrien et
        d’y installer à la place un gouvernement ni démocratique, ni laïc mais islamique : le Front
        Islamique. »

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  • Le Rouméliote // 25.07.2018 à 10h11

    « Bob était un sceptique par excellence, mais il n’est jamais tombé dans le cynisme.  » Tout est dit ! Pour cela, il faut être rationnel et se départir de ses opinions, pour paraphraser Descartes, afin de regarder – ou à tout le moins d’essayer – les réalités en face, car « On ne fait pas de politique en dehors des réalités » aimait à répéter de Gaulle.

      +7

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  • chr bernard // 25.07.2018 à 12h24

    Avez vous conscience que nous sommes dans une sorte de dictature molle ?

      +8

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    • fox 23 // 25.07.2018 à 14h01

      Mon cher Bernard, désolé que vous n’ayez pas ressenti l’humour caustique de ma remarque, il faut vraiment que je m’améliore avant le Zénith !

        +1

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      • chr bernard // 25.07.2018 à 14h43

        Navré, mais ce n’était pas évident, à mon avis …
        Néanmoins, je crois en votre marge de progression et je vous demanderai de m’envoyer un ticket pour le Zénith !

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  • Fabrice // 25.07.2018 à 12h36

    Le drame des journalistes c’est d’oublier la fameuse phrase « ‘je ne suis pas d’ accord avec vous mais je me battrais pour que vous puissiez vous exprimer ».

    Ils sont pour beaucoup désormais dans le fameux bushisme « vous êtes avec nous ou contre nous » et sont prêt non plus à argumenter, ni débattre mais prêt à « abattre » la personne qui ne porte pas la même idée qu’eux pour la faire taire plutôt que débattre au risque d’être mis en défaut.

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  • Yanka // 26.07.2018 à 03h42

    La plupart des gens, des « petites gens », ne lisent pas les journaux et regardent d’un œil le JT, sans en comprendre la moitié. Ce n’est pas qu’ils soient bêtes, c’est qu’ils ont à vivre. On leur dit que les Américains sont gentils, ils le croient volontiers, et donc que les Russes sont méchants. C’est aussi bête et basique que ça. Ils fonctionnent de manière binaire, alors que ce n’est pas forcément le cas dans le cadre de leur travail. « Les histoires du monde », ça les dépasse. Les bons, c’est forcément nous. Ce n’est pas du cynisme, c’est un raisonnement basique et spontané, un réflexe clanique, familial. Si nous avons des problèmes avec les Chinois, par exemple, le point de vue des Chinois est ignoré, impensé. Un Chinois ne peut pas avoir raison contre nous. Trente ans et plus que je constate cette manière de fonctionner des « gens » dans mon milieu (milieu populaire et rural, personnes peu instruites, industrieuses et généralement sympathiques, serviables, voire bonnes pâtes).

      +4

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