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25.novembre.202125.11.2021 // Les Crises

Comment Biden essaie de relancer la guerre des drones

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La Maison Blanche vante une capacité « au-delà de l’horizon » comme le nouveau visage du contre-terrorisme américain, mais il s’agit en fait d’une (mauvaise) politique reconditionnée.

Source : Responsible Statecraft, Nick Turse
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Photo credit: sibsky2016 via Shutterstock.com

Depuis des mois, la Maison Blanche et le Pentagone vantent l’efficacité de la guerre « over the horizon » [au-delà de l’horizon, NdT] – prétendument un ciblage précis et efficace des terroristes dans des nations où les États-Unis sont peu ou pas sur le terrain. « Le terrorisme s’est métastasé dans le monde entier, a déclaré le président Joe Biden en août. Nous avons une capacité au-delà de l’horizon pour les empêcher de s’en prendre à nous. »

Bien qu’elle soit présentée comme innovante, les experts affirment que la guerre au-delà de l’horizon est en fait une nouvelle image de la campagne de drones utilisée depuis près de 20 ans dans des pays comme la Libye, la Somalie et le Yémen. Ils ont déclaré à Responsible Statecraft qu’elle était également vouée à l’échec.

« L’idée que les frappes au-delà de l’horizon vont résoudre tous les problèmes est une véritable connerie », a déclaré Marc Garlasco, qui a travaillé pendant sept ans au Pentagone, notamment en tant que chef du ciblage à haute valeur ajoutée pendant la guerre d’Irak en 2003.

Luke Hartig, qui a travaillé sur la politique de frappe des drones pour l’administration Obama en tant que directeur principal de la lutte contre le terrorisme au Conseil national de sécurité, a été moins coloré mais tout aussi dubitatif. « Je suis sceptique quant à l’utilisation de la méthode « over the horizon » pour mener des frappes antiterroristes depuis qu’on a commencé à en parler, a-t-il déclaré. Je suis très sceptique quant au fait que le maintien d’un rythme régulier d’opérations antiterroristes – ce qui signifie principalement des frappes de drones – contre al-Qaïda et I’Etat islamique, soit absolument nécessaire pour assurer la sécurité de notre pays. »

Le débat sur la guerre à distance se déroule alors que la Maison Blanche tente de finaliser ses nouvelles règles pour les opérations antiterroristes à l’étranger et que le Pentagone fait de même en ce qui concerne les pertes civiles. Tout cela fait suite à la victoire des talibans en Afghanistan et à une frappe de drone qui remet en question l’efficacité de la guerre à distance.

« Nous avons frappé I’EI-K [l’Etat islamique au Korassan, NdT] à distance, quelques jours après qu’ils aient assassiné 13 de nos militaires et des dizaines d’Afghans innocents, a déclaré Biden dans un discours prononcé le 31 août pour marquer la fin de la guerre américaine en Afghanistan. Nous disposons de ce que l’on appelle des capacités « au-delà de l’horizon », ce qui signifie que nous pouvons frapper les terroristes et les cibles sans soldats américains sur le terrain – ou très peu, si nécessaire. »

Deux jours plus tôt, le 29 août, le Pentagone a indiqué avoir effectué une « frappe appropriée » dans la capitale afghane, Kaboul, contre une « menace EI-K imminente » pour les forces américaines. Mais la dernière frappe de drone des 20 ans d’occupation américaine a eu le même résultat que la première frappe américaine en Afghanistan le 7 octobre 2001. Elle a manqué sa cible. Le mois dernier, le Pentagone a admis que la frappe de Kaboul était en fait une « horrible erreur » qui a tué 10 civils, dont sept enfants.

***

Après 20 ans de conflits armés dans le monde, les Américains sont en pleine mutation. Le président Biden a non seulement déclaré la fin de la guerre d’Afghanistan, mais aussi « une ère d’opérations militaires majeures pour remodeler d’autres pays ». Le mois dernier, son administration a également commencé à vanter ce qu’elle qualifie de nouveaux et innovants « principes fondamentaux de la lutte contre le terrorisme. »

« La menace terroriste s’est métastasée dans le monde entier, bien au-delà de l’Afghanistan, a déclaré Biden. Nous sommes confrontés aux menaces d’al-Shabaab en Somalie, des affiliés d’al-Qaïda en Syrie et dans la péninsule arabique, et de l’EI qui tente de créer un califat en Syrie et en Irak et d’établir des affiliés à travers l’Afrique et l’Asie. » Il a parlé d’un « monde nouveau », mais les États-Unis mènent des interventions militaires à travers le Grand Moyen-Orient et l’Afrique depuis 20 ans. Rien que l’été dernier, les États-Unis ont mené des frappes aériennes non seulement en Afghanistan, mais aussi en Irak, en Syrie et en Somalie.

La Maison Blanche, le Pentagone et le Département d’État ont colporté les opérations de contre-terrorisme au-delà de l’horizon comme une panacée pour l’Afghanistan et au-delà. « Il y a d’autres parties du monde – la Somalie, la Libye, le Yémen – où nous n’avons pas de présence sur le terrain, et nous empêchons quand même les attaques ou les menaces terroristes », a déclaré Jen Psaki, porte-parole de la Maison Blanche, alors qu’elle évoquait les « capacités au-delà de l’horizon » le 30 août. Les porte-parole de l’armée américaine ont contredit Mme Psaki, déclarant à Responsible Statecraft que l’Amérique a effectivement des troupes sur le terrain en Somalie et au Yémen. Ce qui est encore plus inquiétant, selon les experts, c’est que « over the horizon » ressemble à une réédition des programmes de guerre à distance inefficaces des administrations Bush, Obama et Trump, qui ont fait payer un lourd tribut aux civils.

« Over the horizon ? C’est le même programme, la même arme, le même processus de ciblage », a déclaré Jennifer Gibson, avocate spécialisée dans les droits humains et chef de projet sur les exécutions extrajudiciaires au sein du groupe international de défense des droits humains, Reprieve [Sursis en Francais, NdT]. C’est comme s’ils disaient : « Si nous le renommons, personne ne saura qu’il s’agit du même programme qui tue des civils innocents depuis plus de dix ans. »

L’attaque du 29 août qui a tué Zemari Ahmadi, employé de longue date de Nutrition and Education International, une organisation caritative basée aux États-Unis, trois de ses fils – Zamir, 20 ans, Faisal, 16 ans, et Farzad, 11 ans ; trois enfants de son frère Romal – Arween, 7 ans, Binyamin, 6 ans et Ayat, 2 ans ; Malika, 3 ans, la fille d’un autre frère, et la petite fille d’un cousin, Sumaiya, a été initialement présentée par la Maison Blanche comme une validation de son nouveau concept. « Je dirais que le fait que nous ayons eu deux frappes réussies confirmées par le CENTCOM vous indique que notre capacité au-delà de l’horizon est en état de fonctionner et fonctionne », a déclaré Psaki un jour plus tard. Depuis que le Pentagone a admis que l’attaque avait tué 10 civils, la Maison Blanche a fait marche arrière, invoquant la différence entre les frappes d’autodéfense et les attaques au-delà de l’horizon.

L’attaque de Kaboul était rare pour deux raisons : il y avait suffisamment de journalistes sur le terrain pour mener des enquêtes approfondies sur l’attaque du 29 août et les preuves étaient si accablantes que l’armée américaine a été contrainte de reconnaître sa culpabilité en temps voulu – et de présenter les premières excuses à une victime non occidentale d’une attaque de drone. « Cela fait 20 ans que des frappes de ce type sont menées sans que les gens le sachent, sans qu’elles fassent l’objet d’une enquête approfondie, voire d’une enquête tout court, dans de nombreux cas », a déclaré Garlasco, qui a également été chef de la protection des civils à la Mission d’assistance des Nations Unies en Afghanistan.

« Le président considère que la perte de toute vie civile est une tragédie », a déclaré à Responsible Statecraft un haut responsable de la Maison Blanche, qui ne souhaite parler qu’à titre confidentiel, lorsqu’il a été interrogé sur l’attaque du 29 août. « Il est important de noter qu’aucune armée ne travaille plus dur que la nôtre pour éviter les pertes civiles. »

Au cours des 20 dernières années, cependant, le Pentagone s’est montré peu enclin à mener des enquêtes vigoureuses sur les allégations de pertes civiles. Une analyse de 228 enquêtes officielles de l’armée américaine menées en Afghanistan, en Irak et en Syrie entre 2002 et 2015 a révélé que les inspections de sites n’ont été effectuées que dans 16 % des cas, selon les chercheurs du Center for Civilians in Conflict et du Columbia Law School Human Rights Institute. Mais lorsque des journalistes, des enquêteurs externes ou des chiens de garde internes ont examiné de manière approfondie les frappes aériennes et les capacités « au-delà de l’horizon » de l’armée, ils ont découvert un nombre bien plus élevé de victimes civiles.

Des documents secrets obtenus par The Intercept ont révélé que pendant une période de cinq mois de l’opération Haymaker – une campagne aérienne de 2011 à 2013 visant les dirigeants d’al-Qaïda et des talibans le long de la frontière afghano-pakistanaise – plus de 200 personnes ont été tuées dans des frappes aériennes menées pour assassiner 35 cibles de grande valeur. En d’autres termes, près de neuf personnes sur dix tuées dans ces attaques n’étaient pas les cibles visées.

Une enquête menée en 2017 par le New York Times Magazine sur près de 150 frappes aériennes de la coalition dirigée par les États-Unis visant l’EI en Irak a révélé qu’une attaque sur cinq avait entraîné la mort de civils, un taux plus de 31 fois supérieur à celui reconnu par la coalition.

Une enquête menée en 2019 par Amnesty International et Airwars, un groupe de surveillance des frappes aériennes basé au Royaume-Uni, a révélé que si les forces dirigées par les États-Unis ont endossé la responsabilité de la mort de 159 civils à Raqqa, en Syrie, elles ont en réalité tué plus de 1 600 personnes lors de frappes aériennes et de bombardements d’artillerie.

Alors que le Pentagone admet aujourd’hui que, depuis 2014, il a tué 1 417 civils dans des attaques en Irak et en Syrie, Airwars, par exemple, évalue que ce nombre pourrait atteindre 13 172.

De même, le Pentagone affirme qu’après 14 ans d’attaques en Somalie, il a tué cinq civils. De nombreuses enquêtes menées par des journalistes et des ONG suggèrent un nombre bien plus élevé. Airwars a découvert que pas moins de 143 civils pourraient avoir péri dans des frappes américaines.

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Plus tôt cette année, l’administration Biden a suspendu les principes de ciblage plus souples de l’ère Trump, imposé des limites temporaires aux opérations « d’action directe » antiterroristes, exigeant l’approbation de la Maison Blanche pour les frappes de drones et les raids commandos en dehors des zones de guerre conventionnelles, et lancé un examen de ces opérations.

Bien que la création d’un nouveau guide pour les opérations antiterroristes soit en cours depuis le début de l’année, la Maison-Blanche n’a proposé aucun calendrier pour son achèvement. « Comme l’examen est en cours, je ne veux pas spéculer sur le temps qu’il prendra », a déclaré le haut fonctionnaire, soulignant que des efforts similaires sous les administrations Obama et Trump ont pris « plusieurs années ». Mais l’administration Trump a effectivement mis en œuvre son livre de jeu, connu sous le nom de « Principes, Standards and Procedures » [Principes, normes et procédures, NdT], ou PSP, en 2017, au cours de la première année de mandat de Trump.

Les rapports de la presse et des ONG indiquent que la nouvelle « autorisation de recours à la force létale », également connue sous le nom de « mémorandum de politique présidentielle » ou PPM (Presidential Policy Memorandum), sera un amalgame des politiques de l’ère Obama et de l’ère Trump. Elle fera appel à des mécanismes de vérification des renseignements sur les suspects de terrorisme et à des mécanismes de surveillance centralisés, mais, dans certains cas, elle laissera en place des « plans par pays » de type Trump, qui donnent aux commandants au sol une grande latitude pour mener des frappes.

Alors que l’administration Biden élabore sa nouvelle politique, le Pentagone serait en train de finaliser son instruction du Département de la Défense (DoD-I) sur la réduction et la réponse aux dommages causés aux civils dans les opérations militaires. Les experts espèrent une réglementation stricte pour sauvegarder la vie des civils. « Si les États-Unis mettaient autant l’accent sur la protection que sur le ciblage, je pense que nous aurions beaucoup moins de pertes civiles », a déclaré Garlasco, aujourd’hui conseiller militaire pour PAX, une organisation néerlandaise de protection des civils et l’une des 12 ONG de défense des droits humains qui ont formulé des recommandations pour la DoD-I à venir. « Si nous comprenions mieux comment et pourquoi les civils sont blessés sur le champ de bataille, cela permettrait d’informer le système de ciblage et moins de gens en mourraient. »

Le haut fonctionnaire de la Maison Blanche a déclaré à Responsible Statecraft que l’examen de la lutte contre le terrorisme de Biden « chercherait à assurer des mesures de transparence appropriées, » sans définir ce qu’elles pourraient être. « Il sera important de comprendre comment ils évaluent les pertes civiles et comment ils vont évaluer que la cible qu’ils voulaient frapper est la cible qu’ils ont effectivement frappée. C’est plus qu’une question de politique. Il s’agit d’une question opérationnelle qui doit être approfondie, » a déclaré Luke Hartig, membre de l’association New America, spécialisé dans la lutte contre le terrorisme.

Jennifer Gibson, de Reprieve, a souligné que si l’attaque du 29 août à Kaboul était unique en raison de la présence des médias et de l’abondance des images de vidéosurveillance, elle répondait néanmoins à un scénario prévisible. « L’ensemble du scénario était le même que d’habitude, a-t-elle expliqué. Une frappe a lieu, il y a des déclarations de victimes civiles, les États-Unis insistent sur le fait qu’il s’agissait de militants. Et cela se serait terminé avec les États-Unis insistant sur le fait que le conducteur était avec I’EI. » Dans ce cas, la couverture médiatique a forcé les militaires à faire marche arrière.

Mais de tels aveux ont été rares, même si des montagnes de preuves démontrent des échecs constants, dans de nombreux pays, de la guerre au-delà de l’horizon. « À quel moment devons-nous dire que nous avons besoin de plus que des assurances du gouvernement ? a demandé Gibson. Après toutes ces années, la charge de la preuve doit incomber aux États-Unis. »

Source : Responsible Statecraft, Nick Turse, 25-10-2021

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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Commentaire recommandé

Davout // 25.11.2021 à 07h52

L’armée US est la plus forte du monde…pour tuer des civils de pays sans défense.
Grenade, Panama, Serbie, Somalie, Soudan, Yémen et tant d’autres.
Par contre, contre un ennemi balaise, alors là, ils sont prêt à se battre jusqu’à la dernière goutte de sang… de leurs alliés.
Et ça ose rouler des mécaniques et donner des leçons de droits de l’homme.

3 réactions et commentaires

  • Fabrice // 25.11.2021 à 07h12

    C’est le problème ce genre de technologie sont entre les mains d’inconscients qui estiment que tant qu’il n’y a pas de témoins survivants ils peuvent affirmer ce qu’ils veulent reprenant presque la phrase « tuez les tous dieu reconnaîtra les siens » ce qu’il ont traduit par le fait qu’il ne comptent quasiment plus les victimes comme des collatéraux mais comme complices des cibles réelles ou supposées (bein oui ils n’avaient pas à être dans les environs poches après tout ! 😓).

    désormais avec des drones automatiques qui ne sont même plus liés à un ordre formel d’un humain pour tirer ça promet pour les drâmes à venir https://korii.slate.fr/tech/drones-tueurs-kamikazes-kargu-ia-abattu-homme-sans-ordre-humain

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  • Davout // 25.11.2021 à 07h52

    L’armée US est la plus forte du monde…pour tuer des civils de pays sans défense.
    Grenade, Panama, Serbie, Somalie, Soudan, Yémen et tant d’autres.
    Par contre, contre un ennemi balaise, alors là, ils sont prêt à se battre jusqu’à la dernière goutte de sang… de leurs alliés.
    Et ça ose rouler des mécaniques et donner des leçons de droits de l’homme.

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  • Savonarole // 25.11.2021 à 14h21

    La guerre des drones a un seul but : créer plus de terroristes. On ne peut pas « rétablir la démocratie » dans un pays ou il ne se passe rien et qui n’agresse personne.

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