Vous décririez votre livre comme un roman ?

Aude Lancelin : C’est absolument un roman. Les protagonistes n’existent pas, même s’ils sont des archétypes de figures que j’ai pu croiser. J’ai vraiment voulu faire un travail littéraire. Même, Yoann, un Gilet jaune bien réel que j’ai rencontré, dont j’ai assisté à l’arrestation sur les Champs-Élysées et avec qui je suis restée en contact, je l’ai doté d’une vie personnelle imaginaire dans La Fièvre.

Le roman est-il la meilleure forme pour raconter des événements aussi complexes ?

Je voulais laisser une trace. Je savais que le souvenir du mouvement disparaîtrait à une vitesse vertigineuse. C’est toujours le pouvoir qui écrit l’histoire. Jusqu’à ce que les écrivains reprennent le mythe en mains. Or on a dressé une image terrible des Gilets jaunes. Ils ont été poignardés. Et puis, le roman a une plus forte charge émotionnelle que l’essai.
J’avais au demeurant envie d’écrire un roman depuis longtemps. Se retrouver sur les manifestations de Gilets jaunes a été un choc intellectuel et politique, mais aussi esthétique. Sur les barricades des Champs-Élysées, le 24 novembre 2018, avec les collègues journalistes, ça a été inouï. On n’avait pas anticipé ce champ de bataille. Ce jour là, la première personne que je vois descendre les Champs, que je regarde vraiment individuellement, disons, c’est Yoann. Et je le revois deux heures plus tard se faire arrêter par des gendarmes. J’ai ensuite suivi tout le mouvement jusqu’à sa décomposition aujourd’hui.

Pourquoi le mouvement a-t-il bénéficié de si peu de soutien ?

On a pu mesurer concrètement l’effet politique de la possession du champ médiatique par les puissances financières. Je l’avais dénoncé dans Le Monde Libre et La Pensée en otage il y a quelques années. Je me faisais traiter de complotiste. Or je pense qu’il est très difficile aujourd’hui de ne pas donner raison à cette vision rétrospectivement.

Toute personne honnête qui s’est déplacée sur le terrain a vu que c’était toute la France travailleuse qui était présente. Or en trois semaines, on les a transformés en voyous, en casseurs, en anarchistes organisés. Il faut déployer des ressorts de propagande puissants pour parvenir à ça.

Mais le problème ne vient pas seulement de la concentration des médias entre les mains des grands féodaux du CAC 40. Il y a aussi une ségrégation de classe dans les médias. Le recrutement dans les écoles qui forment les journalistes fait que ceux-ci sont quasiment tous des petits ou des grands bourgeois. Les classes populaires ont disparu de nos consciences. D’ailleurs, l’un des très grands plaisirs de ce mouvement, pour moi, a été de revoir des gens du peuple sur les plateaux de télé.

Le racisme social s’est souvent exprimé par le biais du racisme intellectuel. Toutes sortes de gens, guère plus cultivés qu’eux d’ailleurs, ont raillé leurs fautes d’orthographe, leur naïveté, leurs absence de connaissance des codes. Ça nous montre la faible adhésion réelle aux valeurs démocratiques au sein des pseudo-élites. Au fond, pour la plupart des journalistes, ces gens-là n’ont tout simplement pas voix au chapitre. Si c’est le cas, il faut l’assumer et sortir du système démocratique.

Ce racisme intellectuel s’étend partout. D’ailleurs la rhétorique macroniste « je n’ai pas assez expliqué », « il va falloir plus de pédagogie » dit ça en substance.

Absolument. Pendant le mouvement Gilet jaune, ça a pris des proportions extrêmes. Quelqu’un comme Laurent Alexandre a dit publiquement que les Gilets jaunes étaient des déficients intellectuels et qu’ils devaient être menés comme un troupeau par des surdiplômés. Lui le dit carrément parce qu’il est un peu fou, dégoupillé disons, mais Macron pense exactement la même chose. Ce qui est incroyable, c’est qu’il n’arrive pas à dissimuler son arrogance intellectuelle. Il fait des lapsus en permanence. C’est fascinant.

Comment vous définiriez le mouvement ?

Dès le début, il a été transpartisan. Il y avait autant de drapeaux avec le cœur vendéen que de drapeaux rouges. Tout le monde était représenté sauf le pouvoir. Le fond de ce mouvement c’est une demande de justice sociale, et de respect aussi. Il y a un profond sentiment d’abandon et d’oubli chez ces gens-là. C’est aussi un soulèvement contre la déshumanisation de la technologie. Les gens qui ne se croisent plus. Qui ne se regardent plus. Qui n’existent plus les uns pour les autres que par écrans interposés. Les gens se sont remis à se parler pendant les Gilets jaunes, à faire circuler des idées.

J’ai passé du temps sur quelques ronds-points, tout le temps la même chose y revenait : « on était voisins et on ne le savait pas ». Ils parlaient d’avenir meilleur. Ils reconstruisaient à mains nues une vie de groupe. Ça, ça s’apparente à un tremblement de terre sensible qui a fait peur au gouvernement. C’est plus dangereux qu’une émeute sur le long terme. C’est pour ça qu’ils ont évacué violemment les ronds-points.

J’ai été frappé par ce qui se passait dans les profondeurs du peuple, et que tout le monde ignore à Paris. J’ai rencontré des gens qui, paradoxalement, étaient à la fois très méfiants et très crédules. J’ai croisé très peu de gros « lepénistes », contrairement aux clichés mensongers des médias et du pouvoir, mais énormément de gens ayant une tendance complotiste, ça c’est incontestable, et ça interroge sur ce qu’est devenue l’instruction publique depuis des dizaines d’années dans ce pays. Et aussi cela conduit à s’interroger sur les causes d’une telle désorientation.

Qu’est ce qu’il a manqué aux Gilets jaunes pour devenir une véritable révolution ?

Comme lors de la Commune, il a manqué d’hommes structurés politiquement, aguerris, pour mener le mouvement vers quelque chose d’irrépressible, et remporter le combat tout simplement. Les figures du mouvement se sont déchirées extrêmement tôt. Les leaders des dernières grandes batailles ouvrières, ceux des Goodyear ou des Conti par exemple, sont des gars parfois très rugueux, mais qui ont des repères, généralement ils ont été formés par la CGT et le PC. Il y a des erreurs qu’ils n’auraient pas commises. Les Gilets jaunes avaient la fougue et l’innocence, mais ils sont tombés dans pas mal de pièges. Il y a eu un problème de représentativité et là encore, comme sous la Commune, un effroi du « nom propre ». Chaque mec qui sortait du rang se faisait démolir.

Et puis il y a eu le rôle délétère des médias et des intellectuels. Les médias les ont pilonné au point de semer le doute au sein même des Gilets jaunes. J’en ai rencontré plein à qui leur propre famille ne parlait plus à cause de leur engagement, des couples se sont également séparés pendant le mouvement parce que l’image de celui-ci était trop lourde à porter.

Et les intellectuels étaient cruellement absents aussi.

Ils ont ressurgi deux mois après le démarrage, quand les violences policières devenaient trop criantes. Mais ils n’étaient pas là au moment où cela aurait pu basculer. Très peu d’organisations de gauche ont rejoint les Gilets jaunes dans le chaud des événements. Là, il faut d’ailleurs saluer Ruffin et Mélenchon qui ont très tôt envoyé un signal de soutien. Au niveau de la gauche intellectuelle, il y a eu un manque, un grave malaise, que très peu ont su surmonter. Du coup, cela a laissé des gens dangereux prospérer. Des imposteurs, des recalés de l’ancien monde se faisant passer pour les prophètes du nouveau.

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