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16.septembre.202216.9.2022 // Les Crises

Le libre marché des néolibéraux aggrave tous nos problèmes et affaiblit les États

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Le monde est en feu tout autour de nous. Le libre marché ne peut pas l’éteindre ; seule une intervention massive de l’État dans l’économie le peut.

Source : Jacobin Mag, Paolo Gerbaudo
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Le président Ronald Reagan rencontre le Premier ministre britannique Margaret Thatcher dans le bureau ovale de la Maison Blanche à Washington, le 16 novembre 1988. (National Archives and Records Administration / Wikimedia Commons)

De nos jours, les politiciens ordinaires cherchent constamment des excuses pour justifier leur divergence par rapport au dogme du marché. De la pandémie à la crise énergétique, en passant par la guerre en Ukraine et l’inflation croissante, des crises toujours nouvelles obligent les responsables politiques à recourir à une intervention lourde de l’État, que les néolibéraux considéraient comme leur ennemi juré, ceci pour soutenir les marchés.

Ces interventions sont justifiées comme étant des mesures d’urgence nécessaires pour garantir la poursuite des opérations économiques avant le retour tant désiré à la normalité du marché – qui est toutefois toujours reporté. Il suffit de penser à la Banque centrale européenne qui a déclaré en avril qu’elle cesserait d’acheter des obligations, avant d’annoncer un nouvel achat d’obligations pour faire face à l’explosion des coûts d’emprunt dans des pays comme l’Italie.

Pas de retour à l’ancienne normalité

Jusqu’à présent, l’interventionnisme d’État que nous avons pu observer, tant au centre-gauche qu’au centre-droit, au cours de la dernière décennie, et plus clairement encore depuis l’explosion de la pandémie de COVID, a suivi de près cette logique de facilitation du retour aux « conditions normales du marché ». Les conditions économiques ont radicalement changé et les prémisses et attentes qui ont accompagné l’ère de la mondialisation néolibérale n’offrent plus aucune orientation crédible. Face à cette tentative grotesque du courant politique dominant d’utiliser l’interventionnisme de l’État pour restaurer la société de marché et protéger la richesse, la gauche devrait saisir cette occasion pour se réapproprier la tradition socialiste de l’interventionnisme progressiste de l’État, comme moyen de transformer la société et de modifier les relations de pouvoir.

En fait, l’utilisation volontariste de l’État comme moyen de construire une nouvelle société était partagée par différents courants de la gauche. Cette idée n’était pas seulement celle des léninistes, qui visaient à construire une économie dirigée avec une propriété d’État couvrant pratiquement tous les secteurs, mais aussi celle des sociaux-démocrates, qui ont mené la transformation des anciens États libéraux en États-providence, nationalisé des entreprises stratégiques et appliqué la planification indicative pour réorganiser l’économie et la guider vers des objectifs socialement souhaitables. L’État était considéré comme un « champ de bataille de la lutte des classes », selon la célèbre expression de Nicos Poulantzas, et l’objectif de la gauche était de conquérir de nouvelles tranchées dans l’appareil étatique tentaculaire tout en le démocratisant radicalement.

Le mythe de l’État faible

Cette vision de l’interventionnisme de l’État de gauche a perdu une partie de son attrait à la suite de la défaite de la classe ouvrière dans les années 1970 et 1980, et en raison de l’effondrement du bloc soviétique et des preuves de son inefficacité économique. La révolution néolibérale a réussi à convaincre les citoyens que dans un monde globalisé, l’intervention de l’État était condamnée. Des politiciens néolibéraux comme Bill Clinton ont présenté la mondialisation comme « l’équivalent économique d’une force de la nature, comme le vent ou l’eau » qu’il serait stupide d’essayer d’inverser, tandis que Barack Obama, en 2016, l’a formulée dans des termes similaires comme « un fait de la nature. » La politique était présentée comme la gestion de la nécessité de la mondialisation, les décisions économiques étant limitées à celles qui sont acceptables pour les investisseurs internationaux, certaines sections de la gauche souple et modérée acceptant largement ces prémisses idéologiques.

Pourtant, nous nous trouvons aujourd’hui à un moment où cette vision de la mondialisation comme inévitable et permanente, et de l’État comme une créature faible s’est avérée empiriquement douteuse et historiquement anachronique. Pendant la pandémie, les politiciens de centre-gauche et de centre-droit ont été contraints de créer de nouvelles dispositions d’urgence en matière d’aide sociale afin de venir en aide aux chômeurs, or maintenant, ils sont contraints, bien malgré eux, d’appliquer des formes de contrôle des prix et de constituer des fonds de lutte contre la crise du coût de la vie. L’interventionnisme d’urgence de l’État est devenu la nouvelle norme, et le retour à une société de marché normale est sans cesse repoussé.

Une partie du changement auquel nous assistons n’est pas tant pratique que fondamental, c’est-à-dire qu’il concerne la façon dont nous percevons et appréhendons le monde. En fait, contrairement à l’évangile néolibéral, l’État et l’interventionnisme étatique n’ont jamais vraiment disparu. Comme l’ont montré de nombreux économistes politiques, le projet néolibéral et l’existence même de la mondialisation ont toujours reposé sur le patronage de l’État, par exemple en établissant les cadres réglementaires nécessaires et en réprimant les protestations. Mais au niveau rhétorique, ce récit de « l’État faible » avait d’importantes implications idéologiques : il servait à restreindre l’éventail des politiques acceptables à celles qui étaient dans l’intérêt du capital international. Cette fiction a été favorisée par les conditions particulières de la « Grande modération », la période entre le milieu des années 1980 et les années 2000 marquée par une volatilité macroéconomique limitée, une faible inflation et des taux d’intérêt bas.

Dans l’illusion de stabilité des « longues années 90 », la politique économique semblait être en pilotage automatique et se résumait à des interventions limitées : de petits coups de pouce au marché, qui pouvaient être présentés comme des exercices limités de « correction de trajectoire », des décisions techniques plutôt que politiques. Cependant, la crise du capitalisme est désormais si profonde qu’il n’est plus possible de maintenir ce faux-semblant. Les décisions économiques apparaissent immédiatement comme des décisions politiques, donc des décisions où des intérêts différents sont en jeu, et où trop souvent les intérêts des entreprises continuent à passer avant ceux des travailleurs. On l’a vu avec la Bidenomics, où le paquet infrastructure qui était dans l’intérêt des entreprises a été adopté, tandis que les mesures sociales faisant partie du paquet dit « Build Back Better » ont été stoppées au Congrès, en raison de l’opposition des centristes démocrates qui ont exprimé de grandes inquiétudes quant aux aides publiques aux pauvres, tout en applaudissant les aides publiques aux entrepreneurs.

La reconquête de l’État

Le défi stratégique consiste maintenant à faire correspondre cette réalité économique, où l’interventionnisme lourd de l’Etat est devenu la nouvelle normalité, avec une vision où cette intervention n’est pas seulement considérée comme une mesure fragmentaire et de dernier recours pour relancer le marché. Les socialistes doivent se réapproprier une vision constructive de l’État, ce que l’économiste Mariana Mazzucato a appelé un « État orienté vers la mission », qui faisait partie de la tradition social-démocrate. Du New Deal de Franklin D. Roosevelt aux sociaux-démocrates européens, la gauche du XXe siècle a eu recours à la création d’agences d’État et de grands plans d’emploi public pour favoriser le développement économique, garantir l’égalité sociale et rééquilibrer les rapports de force entre le travail et le capital.

Il n’y a que trop de domaines qui nécessitent une intervention immédiate de l’État : de la crise du coût de la vie, qui nécessite le retour du contrôle des prix et l’indexation des salaires sur l’inflation, au changement climatique, qui exige une accélération des investissements et des actions visant à réduire les émissions et à s’adapter au climat. Mais au-delà des mesures spécifiques, ce qu’il faut, c’est aussi une nouvelle vision de la façon dont l’interventionnisme de l’État peut être utilisé non seulement comme un palliatif aux urgences immédiates, mais aussi comme une partie d’un plan à long terme pour atteindre cette sécurité économique et environnementale que le marché n’est pas capable de fournir ; et pour redistribuer le pouvoir loin des oligarchies économiques qui ont condamné notre société au chaos permanent, vers les travailleurs et les citoyens ordinaires.

Contributeur

Paolo Gerbaudo est sociologue au King’s College de Londres et l’auteur de The Great Recoil : Politics after Populism and Pandemic (Verso 2021), non traduit en francais.

Source : Jacobin Mag, Paolo Gerbaudo, 25-07-2022

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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10 réactions et commentaires

  • James Whitney // 16.09.2022 à 07h50

    Une chose qui ne change pas, c’est la politique d’austérité.

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  • Urko // 16.09.2022 à 08h59

    Flux reflux classique : l’intervention tous azimuts de l’état, c’est à dire d’une poignée de politiciens et de hauts fonctionnaires qui se croient éclairés et s’imaginent qu’à eux seuls ils ont davantage la capacité de comprendre ce qu’il faut faire que des millions d’agents économiques, produit des abus, du gâchis et des injustices menant à la théorisation du recul de l’État. Le FMI qui débarque à Londres dans les années 1970 induit que Mme Thatcher prenne ensuite le pouvoir. Cela laisse place à d’autres décisionnaires, plus nombreux, mais qui peu à peu mutent en oligarchie par accumulation, ce qui à son tour engendre des inefficacites. Quelques oligarques megalos ou quelques hauts fonctionnaires et politiciens se croyant omniscients, cela revient au même : des êtres très peu nombreux qui décident de tout, alors qu’ils n’en ont bien sûr pas la capacité, sauf pour favoriser leurs intérêts. Aujourd’hui, nous avons un mix des deux : des états qui interviennent énormément là où ils feraient mieux de s’abstenir et qui abandonnent ce qui a priori relèverait de leurs missions à des intérêts oligarchiques. La collusion de la haute fonction publique et de l’oligarchie actuelle ne saurait se confondre avec le libre marché. Quand des états décident d’ouvrir en grand leurs frontières aux produits chinois, ça ressemble à du libéralisme, et à la fin quand il faut augmenter les budgets sociaux pour compenser les dégâts sur les classes populaires dont on a transféré les usines en Asie, ça ressemble à du socialisme. Il ne s’agit ni de l’un ni de l’autre.

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  • Fabrice // 16.09.2022 à 22h24

    Quand on voit que le néolibéralisme est vraiment un pillage des biens communs avec la complicité des politiques, on voit que les médias sont un enjeu capital pour dissimuler ce capitalisme de connivence, contrairement au libéralisme qui devrait être un prix pour les risques pris que ce soit dans la réussite ou la faillite, le néolibéralisme assure aux bénéficiaire une socialisation des pertes et l’obtention exclusif des biens.

    je vous soumet une vidéo intéressante éclairante sur l’attribution truquée des médias lors de la mise en place de la TNT qui explique tout et l’état de la France :

    https://youtu.be/fH360WtLBsU

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  • Anfer // 17.09.2022 à 09h10

    Le marché a besoin de l’interventionnisme de l’état pour exister, afin d’imposer une réglementation qui empêche l’auto protection de la société de le contrecarrer.

    Le marché est une régulation de l’économie, avec son histoire et son contexte particulier.

    Sa naturalisation par l’idéologie libérale n’est pas plus scientifique que l’ordre divin qui justifiait la société d’ancien régime défendue par les réactionnaires.

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    • Patrick // 18.09.2022 à 12h23

      Le marché a juste besoin que l’état assure correctement ses missions régaliennes , fasse respecter les lois et les réglementations selon la volonté du peuple, et arrête de se mêler de tout et de n’importe quoi.

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      • Anfer // 19.09.2022 à 08h06

        Ça n’a aucun sens, le marché est une création purement politique, qui a besoin de la puissance de coercition de l’état pour être imposer aux populations.

        Les liberaux sont des interventionnistes.

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        • Dominique65 // 20.09.2022 à 09h25

          « Les liberaux sont des interventionnistes »
          Oui d’une certaine manière. Ça semble paradixal, mais c’est simple et a été expliqué maintes fois : le néolibéralisme, c’est le capitalisme pour les pauvres et le socialisme pour les riches. C’est une belle escroquerie déguisée en théorie pour faire avaler la pilule.

          J’ai un peu rigolé en lisant le titre. Comme lapalissade, on fait difficilement mieux.

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  • Patrick // 18.09.2022 à 13h17

    On a un problème de définition.
    Le néolibéralisme n’a rien à voir avec le libéralisme, il est même son opposé.
    Le néolibéralisme est juste le terme choisi pour masquer la faillite de la social-démocratie et du capitalisme de connivence.

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  • Rémi // 19.09.2022 à 12h55

    Malheureusement cet article est presque juste.
    Défaite de laclasse ouvriére dans les années 1970-1980. Tout est là, avec l’effondrement soviétique, il n’y a plus eu de raison de ménager les pauvres, on les a écrasé.
    Une société est un fleuve qui doit être maitrisé par des digues, l’absence de concurence entre les systémes politique a brisé les digues et les politiciens ont tout donnés à leur maîtres.

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