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7.avril.20207.4.2020 // Les Crises

Masques, stocks et comportements : Remettons les choses à leur place

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Source : Linkedin, Christian Sommade, 20-03-2020

Nous sommes en pleine crise sanitaire et le temps de la polémique n’est pas « maintenant », mais j’ai quand même du mal à accepter de voir mettre au banc des accusés, les entreprises, organisations et personnes physiques qui ont été prévoyantes en faisant des stocks (souvent faibles) de masques de toutes natures. Il est « normal » que les personnes qui se sont préparées puissent utiliser LEURS masques. Nombreuses sont les familles qui ont des personnes vulnérables et les culpabiliser n’est pas digne d’un Etat responsable, qui a été irresponsable depuis 2011dans la préparation des grands risques sanitaires et dans la gestion de ses stocks stratégiques de masques et autres éléments. Je pense que la porte-parole du Gouvernement devrait revoir sa copie, surtout après avoir promu l’idée de la protection offerte par le masque au tout début de l’épidémie. C’est indigne, et toutes les personnes responsables que je connais partagent avec les soignants de proximité leurs faibles stocks, conscients de leur importance aujourd’hui. Il ne faut pas avoir honte de porter un masque dans les lieux publics.

Car, oui, les masque FFP2 et FFP3 protègent des particules et aérosols jusqu’à la taille du micron (0,35 pour les FFP3), et donc du COVID-19 qui fait la taille de quelques petits microns (200/500 nanomètres) et qui peut être aérosolisé sur quelques mètres et actif pendant quelques petites heures (1 à 3) suivant les conditions aérauliques de l’espace dans lequel il se disperse. Le masque est donc utile dans les espaces clos, dans l’incertitude des lieux et de leurs fréquentations par des porteurs asymptomatiques ou symptomatiques, un mètre de distance n’étant pas scientifiquement une garantie, mais il est vrai qu’on ne peut pas faire beaucoup mieux dans un lieu recevant du public. Donc, arrêtons avec « le masque ne sert à rien si vous n’êtes pas malade », bien sûr il peut éviter de tomber malade, encore faut-il savoir le mettre (masque et barbe : NON), l’enlever, en disposer avec soin, et mettre en œuvre les autres mesures barrières avec discernement. Mais bien sûr, les soignants en ont encore plus besoin que quiconque et c’est à l’État de fournir les hôpitaux, et non aux particuliers qui, eux, peuvent aider la médecine de ville. Les opérateurs de services essentiels ont eux aussi besoin de masques pour leurs personnels essentiels afin d’éviter que ceux-ci tombent malades.

Revenons à la question centrale très débattue ces jours-ci sur l’historique des commandes de masques pour les stocks stratégiques, car les explications sont assez ahurissantes. L’ayant vécu d’assez près avec d’autres que j’ai consulté ces derniers jours, je peux vous en donner une chronologie précise qui permettra de compléter les articles de presse qui ont relaté des éléments parfois vrais, parfois inexacts sur ce point.

En 2003, avec un industriel, les services des hauts fonctionnaires de défense du ministère de l’Economie et des Finances, puis de la Santé réfléchissent à doter la France d’une capacité de production de masques FFP2 et chirurgicaux en cas de pandémie, suite à l’épisode du SRAS. En 2005, les discussions démarrent avec cinq industriels pour arriver à un protocole d’accord qui sera signé en décembre 2005. Juste avant sa signature, une commission d’information de l’Assemblée Nationale, présidée par Jean-Marie Le Guen, en octobre 2005, a entendu les différents responsables publics et privés. Vous trouverez ci-dessous le lien pour relire ce rapport fort intéressant.[1]

Ce protocole d’accord signé par Xavier Bertrand, ministre de la Santé et des Solidarités, en décembre 2005 et janvier 2006, implique cinq industriels français. L’objectif est de produire de l’ordre de 600 millions de masques FFP2 pour constituer un stock stratégique.

Ce contrat prévoit dans son article 5 : « l’entreprise assure la gestion d’un stock tampon dont le volume sera fixé à 10 % de la production annuelle hors situation de pandémie, et garantit pour les besoins de l’État sa pérennité au moyen d’une rotation dans le cadre du volume des ventes à sa clientèle privée ». Il précise également dans son article 11 : « l’État assurera le renouvellement de son stock de masques arrivés à péremption ». Ce contrat est conclu pour cinq ans, soit jusqu’en fin 2010.

Entre 2006 et 2010, les industriels français produisent des masques pour constituer les stocks stratégiques. L’objectif de doter la France d’environ 600 millions de masques FFP2, sera bien réalisé. Les dernières commandes porteront sur 200 millions de FFP2 en fin 2008 à l’EPRUS (via l’UGAP) pour une fin de fabrication en 2010/2011. Mais en 2010, débuteront les premières polémiques politiques sur le soi-disant « gaspillage de l’argent public », suite à la crise H1N1 et à la politique très prudente et responsable de Madame Bachelot concernant les stocks de vaccins et de Talmiflu. Arrive également le problème de : « que faire des masques qui arrivent à date de péremption ? ».

Plusieurs industriels ont proposé d’allonger la durée d’utilisation, en testant de manière régulière des échantillons suivant la norme EN 149, qui est la norme de test de ce type de masque. Le Ministère de la Santé a été réticent au motif que la date sur la boîte est ce qu’elle est et que l’on ne peut pas distribuer, en termes d’image et de responsabilité juridique, des masques dont la date de péremption serait dépassée. Ceci est inexact, il y a, certes, un petit risque sur le vieillissement des élastiques, mais aucune perte d’efficacité de la capacité de filtration du masque, si celui-ci a été bien conservé. Cela peut sauver en cas de crise, même si cela reste une mesure dérogatoire .

Ces masques « périmés » servent d’ailleurs encore aujourd’hui dans cette épidémie et ils donnent satisfaction. Ce sont ces masques que j’utilise pour mon personnel (30 %) qui vient travailler sur le site du HCFRN pour assurer la réalisation des veilles et des tableaux de bord. Les industriels auront également fait d’autre propositions refusées comme celle d’utiliser des FFP2 en lieu et place de masques chirurgicaux pour utiliser les stocks…mais, refus des opérationnels qui ne voulaient pas changer leurs habitudes.

En 2011, c’est la fin de la production et le refus de commandes supplémentaires, le contrat et son article 11 sont caducs. Les industriels qui ont investi plusieurs millions d’euros dans les infrastructures et les machines ne reçoivent plus de commandes publiques (même si certaines machines ont été amorties avec la commande publique). Les chaines de fabrication ralentissent et certaines sont mises sous cloche. La plus grosse usine de France, située à Plaintel, qui aura changé de mains de Bacou-Dalloz à Sperian pour finir chez Honeywell, licenciera ses salariés, et fermera définitivement ses portes en 2017/18 avec une « destruction des cinq lignes de production ». D’autres sociétés comme Paul Boyé Technologies, et d’autres, garderont heureusement certaines capacités qui sont utilisées à plein aujourd’hui, quand d’autres de cette époque, fermeront.

A cette époque, un rapport du Haut conseil de la Santé publique a demandé le maintien des stocks de masques FFP2 pour « tous les personnels directement exposés à un risque élevé », considérant le « risque inchangé de pandémie ».

Mais un nouvel arbitrage rendu en 2013 n’a pas été favorable aux masques FFP2 jugés trop coûteux. Les quantités de FFP2, masques de protection efficaces, ont été abandonnés et les stocks stratégiques et d’approvisionnement ont été laissées à la discrétion des différents services publics comme privés.

L’État qui avait été prévoyant et raisonnable est devenu imprévoyant et déraisonnable,fustigeant politiquement la période de la droite. Les gouvernements sous la Présidence de Monsieur Hollande et de Mme Touraine au ministère de la Santé abandonnent la politique de prévention et le concept de précaution sanitaire avec l’abandon des stocks stratégiques de masques, mais aussi d’autres matériels indispensables. Décision financière (15 millions € économisés par an environ pour les masques) ou idéologie ? Ou certitude que rien de grave ne peut nous arriver ? Il faudra que certains responsables de l’époque, à tous niveaux, fournissent des explications. C’est l’impréparation psychologique de nos élites aux grandes crises (et pas du ministre actuel qui hérite d’une situation d’impréparation de la part de ses prédécesseurs). Car non, je ne suis pas certain que le « plan » fût d’aller chercher des masques en Chine en cas de pandémie, surtout que les pandémies sont souvent venues de Chine. Quand on connaît l’administration française, cela sent vraiment l’excuse de dernière minute…

Mais il faudra aussi, à l’issue de cette crise, revoir la faiblesse des politiques de sécurité sanitaire et des contre-mesures médicales modernes face à d’autres maladies et épidémies, notamment consécutives des agents du bioterrorisme. Car il ne faut pas que la France se retrouve une nouvelle fois face à d’autres menaces sanitaires potentiellement dévastatrices, et dans la même situation d’impréparation sur le plan des protections individuelles et des contre-mesures médicales.

Mais que s’est-il passé au début de la crise ? En effet, le décret qui impose la réquisition des masques date du 13 mars 2020. Or, l’épidémie en Chine est nette dès la mi-janvier et sa propagation ne fait guère de doute pour les épidémiologistes. Nous aurions peut-être pu réfléchir à la constitution de stocks « en urgence » dès la mi-janvier. Or, il faudra attendre la troisième semaine de février pour que l’État réunisse les fabricants de masques et leur demande une proposition de fabrication. Les conditions juridiques sont assez exorbitantes, c’est-à-dire, une demande de fabrication mais quasiment sans aucun engagement de l’État à honorer une quantité minimum, sur une commande cadre extrêmement importante, et ce avec des conditions juridiques peu attirantes.

Aucun fabricant ne répondra favorablement, à un moment où ils sont tous assaillis de commandes internationales, et où la Chine et d’autres pays achètent des masques dans le monde entier à des prix très au-delà du marché national. Il faudra donc attendre le décret de réquisition du 13 mars pour passer de véritables commandes fermes auprès des industriels sur le long terme et bloquer les exportations. Un mois et demi a été perdu alors qu’un dialogue constructif aurait pu être engagé plus tôt avec les industriels, surtout avec des coûts d’achats de matières premières en augmentation permanente (matière première qui vient principalement d’Allemagne). Ceci aurait permis d’être aujourd’hui moins tendu dans la livraison de ces masques, si important pour nos soignants, et pour les autres fonctions essentielles à la continuité d’activité.

Aujourd’hui, l’industrie produit et monte en puissance. Mais ne doutons pas que la demande mondiale va être encore extrêmement forte dans les mois à venir et que des initiatives d’augmentation des capacités de production France doivent d’ores et déjà être entreprises pour augmenter nos capacités à l’été et à l’automne, en cas de résurgence du virus.

Tout le monde est très conscient des enjeux. Les pays qui réussissent à diminuer rapidement la pandémie montrent la voie : Confinement, port des protections individuelles, désinfection, tests massifs.. Surtout en fin de pandémie. Notre politique est encore parcellaire et nécessite probablement des ajustements qui se verront dans les jours et semaines à venir, mais ne tardons pas, surtout sur la désinfection!

Je ne dis pas, au travers de cet article, que la crise est mal gérée en France actuellement car cette situation est un véritable méga-choc et rien ne peut être prévu en totalité face à un évènement de cette magnitude. Le gouvernement et tous les responsables publics et privés font leur maximum. Les grands axes de la réponse publique sont bons tant au plan stratégique qu’opérationnel. Mais attention à la communication, à la cohérence (cf. mes articles précédents) et à la « vérité », qui ne peuvent être changées au grès des circonstances, sous peine de perdre la crédibilité et la confiance de la population dont nous avons tous besoin. Mais reconnaissons que la préparation est la clé de la gestion des grandes crises et que nous en manquons aujourd’hui. Gérons en « conduite », mais ne manipulons ni les faits, ni l’histoire.

Christian Sommade – Délégué Général du HCFRN – 20 mars 2020

PS Cet article n’engage que moi même et peut ne pas représenter l’avis des membres du HCFRN.

Source : Linkedin, Christian Sommade, 20-03-2020

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Babar // 08.04.2020 à 09h19

L’actuel gouvernement n’est certes pas responsable de l’absence organisée de stocks de masques protecteurs. Pour autant, le réflexe de défendre la classe politique présente et passée apparait comme totalement contre productif. Etait il nécessaire de proférer des mensonges éhontés sur l’inutilité du port du masque en population générale? C’est ainsi se positionner en producteur/diffuseur de « fake news » officielles!

4 réactions et commentaires

  • Babar // 08.04.2020 à 09h19

    L’actuel gouvernement n’est certes pas responsable de l’absence organisée de stocks de masques protecteurs. Pour autant, le réflexe de défendre la classe politique présente et passée apparait comme totalement contre productif. Etait il nécessaire de proférer des mensonges éhontés sur l’inutilité du port du masque en population générale? C’est ainsi se positionner en producteur/diffuseur de « fake news » officielles!

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    • xc // 08.04.2020 à 11h47

      Pas d’accord. Le Gouvernement est responsable de ne pas avoir reconstitué les stocks de masques dès son entrée en fonctions. C’est une erreur de même nature que celle de ses prédécesseurs qui les ont laissés fondre.

        +3

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  • sainsaulieu gerard // 08.04.2020 à 11h45

    A la vue de Macron et de ses accompagnants se promenant dans les rues de Pantin, créant même un attroupement, à la vue de ces gens sans masque, bravant les interdits du confinement, cela ressemble à un caprice d’enfant gâté.
    Est-ce un acte courageux ou une coupable provocation à la Trump. Chacun choisira selon son camp. Mais en pleine « guerre », désobéir aux ordres, peut entraîner de redoutables et justifiées sanctions. Nous semblons être en marche vers l’incohérence et l’irresponsabilité. Vivement les jours heureux.

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    • Chris // 08.04.2020 à 20h18

      J’espère que le Covid19 saura reconnaitre les siens…

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