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10.novembre.202510.11.2025 // Les Crises

Comment sauver Internet de la « merdification » – Entretien avec Cory Doctorow

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L’activiste et écrivain Cory Doctorow a parlé à Jacobin du déclin constant de l’internet « emmerdifié » et de ce que nous pouvons faire pour le sauver.

Source : Jacobin, Bartolomeo Sala, Cory Doctorow
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

La dégradation des plateformes suit un schéma récurrent, mais est dû un environnement « merdifère » qui trouve son point de départ dans la sphère politique. (Johannes Berg / Bloomberg via Getty Images)

Entretien par Bartolomeo Sala

Peu de personnes ont écrit de manière aussi cohérente et incisive sur l’internet et ses promesses non tenues que le militant des droits numériques et auteur de science-fiction Cory Doctorow. Son nouveau livre, Enshittification : Why Everything Suddenly Got Worse and What to Do About It (Merdification, pourquoi tout a soudainement empiré et comment y remédier), explique ce qui s’est dégradé et continue de se dégrader concernant le web. Jacobin s’est entretenu avec Doctorow sur l’origine du néologisme qu’il a inventé et sur la façon dont le processus de merdification commence à se propager, passant des écrans à la réalité physique.

Bartolomeo Sala : Vous commencez votre livre en disant : « Il ne s’agit pas seulement de vous, l’Internet empire, et il le fait rapidement ». Vous tenez absolument à préciser que la merdificaton n’est pas le résultat de phénomènes vaguement liés, mais qu’elle est le fruit d’une logique précise qui se répète avec une précision d’horloger. Dans votre livre, vous décrivez la merdification comme un processus linéaire en trois étapes et vous utilisez ensuite Facebook, Amazon, Twitter et Apple comme exemples de plate-formes de qualité qui servaient les intérêts de leurs utilisateurs mais qui sont devenus d’odieux systèmes qui ne cherchent que le profit. Pouvez-vous nous donner une brève définition de la merdification et nous expliquer comment ce processus s’enracine durablement sur le terrain ?

Cory Doctorow : Mon livre Enshittification fait trois choses : il décrit comment les plateformes se dégradent ; il propose une théorie sur les raisons pour lesquelles elles se dégradent toutes aujourd’hui et pourquoi il est si difficile de s’en passer ; et enfin, il donne une ordonnance sur ce qu’il faut faire pour y remédier.

Il existe des plateformes qui sont bien conçues pour les utilisateurs et qui permettent de les attirer, tout en trouvant le moyen de les rendre captifs. Une fois qu’ils sont appâtés et fidélisés, la plateforme complique leur vie, sachant pertinemment qu’ils ne peuvent plus aller ailleurs. Ces plateformes agissent ainsi afin d’attirer des clients professionnels. Puis, dans la phase finale, elles extraient leur valeur ajoutée auprès des clients professionnels, et la plateforme se transforme en un tas de merde.

Quant à savoir pourquoi cela se produit aujourd’hui, je pense que ce n’est pas dû aux lois d’airain de l’économie, aux grandes forces de l’histoire ou à la nature fondatrice du capitalisme. Je pense que c’est parce qu’il y avait dans le temps des amendes lorsque les entreprises détérioraient leurs produits. Elles devaient se préoccuper de leurs salariés, car ceux-ci étaient extraordinairement productifs et difficiles à trouver. Elles devaient se préoccuper de leurs concurrents. Toutes choses égales par ailleurs, les clients allaient voir ailleurs si les produits ou les services d’une entreprise se dégradaient. L’un des moyens les plus efficaces pour fidéliser les clients consiste simplement à racheter tous les concurrents. Cela signifie que le consommateur n’a nulle part où aller.

Une fois qu’il y a cinq, quatre, trois ou deux entreprises dans un secteur, les entreprises ont trouvé qu’il était facile de neutraliser leurs régulateurs.

Combinez cela avec un système qui crée des coûts de mutation élevés si on veut passer à un concurrent naissant, et vous obtenez un degré élevé de verrouillage. Et puis pour finir, les entreprises doivent se préoccuper des régulateurs, de la discipline imposée par les gouvernements. Mais une fois qu’il y a cinq, quatre, trois ou deux entreprises dans un secteur, il leur est facile de neutraliser leurs régulateurs.

Ce que nous avons fait il y a quarante ans, c’est démanteler les lois de la concurrence. La technologie a été le premier secteur à se développer sans que le droit de la concurrence ne le surveille. Voilà donc ma thèse. Vous avez ce modèle caractéristique de dégradation des plateformes, mais il est causé par un environnement « emmerdifère » qui trouve son origine dans la sphère politique, et non dans les échecs moraux des patrons de la tech ou même dans les problèmes structurels du capitalisme lui-même. Il découle plutôt de ce capitalisme spécifique qui a été déformé ou dégradé par les gens qui exercent des monopoles à un point tel que de nombreux capitalistes eux mêmes en souffrent profondément, et c’est très certainement le cas des travailleurs et de la population.

Bartolomeo Sala : Vous mentionnez le droit de propriété intellectuelle, et en particulier les dispositions anti-contournement telles que l’article 1201 du DMCA [Digital Millennium Copyright Act], comme étant un responsable bien précis. Mais ce n’est qu’une pièce du puzzle. Dans le passé, il y avait quatre remparts qui, associés à une forte mentalité antitrust, permettaient de contrôler le pouvoir des entreprises : la concurrence, la réglementation, l’interopérabilité ou auto-assistance, et le pouvoir des travailleurs. Les grandes entreprises technologiques se sont emparées de tous ces éléments et les ont sapés. Comment cela s’est-il produit ?

Cory Doctorow : Il fut un temps, en gros entre la fin de l’âge d’or et les années 1970, où l’objectif principal du droit américain de la concurrence était d’empêcher la concentration du pouvoir – pas seulement l’abus de pouvoir, mais aussi la concentration du pouvoir privé. On avait le sentiment que les entreprises qui étaient trop grandes pour faire faillite deviendraient trop grandes pour être emprisonnées, puis finalement trop grandes pour se sentir concernées.

Dans les années 1970, cependant, les économistes néolibéraux, les économistes de Chicago, ont lancé cette idée du nom de « théorie du bien-être du consommateur », qui disait qu’en réalité les monopoles sont efficaces et qu’il est pervers de punir les entreprises pour s’être assuré un monopole parce que l’explication la plus probable de ce monopole est qu’elles étaient vraiment performantes dans leur travail.

Ainsi, au fur et à mesure que cela se produisait, on a vu toute une série d’autres choses se produire en aval de ce changement. Le succès des fusions a simplifié la gestion des réglementations. Cela signifie que les entreprises n’avaient plus à se soucier d’être sanctionnées par les gouvernements pour avoir maltraité leurs employés ou trompé leurs clients. Cela a également permis aux entreprises de s’entendre entre elles pour truquer les marchés du travail ainsi que les marchés de leurs fournisseurs.

Voilà pourquoi, bien avant que les entreprises n’acquièrent un pouvoir de marché sur leurs clients, elles ont acquis un pouvoir de marché sur leurs employés et leurs fournisseurs. C’est ainsi qu’apparaît cet autre cercle vicieux, qui voit les entreprises être en mesure de prendre le contrôle des autres secteurs de l’économie et exploiter leurs travailleurs. Cette mainmise sur la réglementation peut également conduire à la création de privilèges réglementaires spéciaux. Il s’agit par exemple de la loi sur la propriété intellectuelle, le DMCA 1201, qui a d’abord été défendue par le secteur du divertissement dans les années [Bill] Clinton, mais qui a ensuite été reprise par le secteur de la tech. Celui-ci s’est rendu compte qu’il était possible d’utiliser les mêmes verrous numériques pour tous types d’appareils, depuis les ventilateurs jusqu’aux tracteurs en passant par les téléphones et les consoles, afin d’empêcher les gens de modifier leurs fonctionnalités et d’empêcher les concurrents de s’installer.

Ce phénomène était très répandu et a eu un énorme effet d’amplification sur le pouvoir des monopoles. En effet, une fois que vous ètes, par exemple, l’entreprise qui vend la plupart des imprimantes dans le monde ; si vous ajoutez la gestion des droits numériques à votre encre, vous pouvez augmenter le prix de l’encre et les utilisateurs ne peuvent plus mettre d’encre générique dans leurs imprimantes. Les trois ou quatre entreprises du secteur suivent votre exemple et vous aboutissez à la situation que nous connaissons aujourd’hui. Pour un civil, l’encre est le liquide le plus cher que l’on puisse acheter, sans licence. Elle se vend plus de 10 000 dollars le gallon, ce qui rend littéralement moins cher d’imprimer sa liste de courses avec le sperme d’un étalon vainqueur du Kentucky Derby qu’avec de l’encre HP d’origine.

Bartolomeo Sala : La solution à la merdification consiste-t-elle simplement à changer les règles du jeu ?

Cory Doctorow : Il existe actuellement une opportunité unique au niveau mondial. Les États-Unis comptent de nombreuses entreprises qui s’appuient sur ces verrous numériques pour obtenir une rente importante de la part de leurs clients dans le monde entier. Ce n’est pas le cas du reste du monde. Le représentant américain au commerce a menacé tous les partenaires commerciaux des États-Unis de droits de douane s’ils n’adoptaient pas de lois pour protéger ces rackets d’extraction de rente.

Or, une mesure de dissuasion ne fonctionne que si on l’utilise. Si l’idée est de se dire que OK, on va s’assurer que personne ne crée un magasin d’applications alternatif pour iOS en ce qui concerne le téléphone Apple en Irlande, en Allemagne, en Inde ou au Canada, parce que de cette façon on n’aura pas de droits de douane lorsqu’on exportera vers les États-Unis, eh bien, maintenant on a des droits de douane de toute façon. Alors autant le faire, ce qui veut dire entre autres, que si on était un organe de presse canadien vendant des abonnements à des abonnés canadiens, on pourrait le faire par l’intermédiaire d’un service d’applications canadien et non par celui spécifique à l’iOS d’Apple, ce qui voudrait dire que chaque dollar que l’abonné envoie ne passe pas par Cupertino et revienne allégé de trente cents.

Les États-Unis comptent un grand nombre d’entreprises qui s’appuient sur ces verrous numériques pour soutirer beaucoup d’argent à leurs clients dans le monde entier. Ce n’est pas le cas du reste du monde.

Apple et Google ont imposé une taxe économique mondiale de 30 % sur les applications et sur chaque centime dépensé dans les applications. Il ne s’agit donc pas seulement de revigorer les entreprises locales, de libérer les artistes sur Patreon ou les vendeurs sur des plateformes comme Etsy de cette taxe de 30 %, mais aussi de stimuler le secteur national de la tech.

Bartolomeo Sala : Ce qui m’a interpellé à la lecture du livre, c’est le fait que, contrairement à ce que l’on pourrait penser, la « merdification » repose sur un équilibre très fragile, qui est toujours à deux doigts de s’effondrer.

Comme vous l’expliquez très bien dans votre livre, la merdification commence avec les grandes plateformes, c’est-à-dire les marchés bidirectionnels qui relient les utilisateurs en bout de chaîne et les clients professionnels dont la valeur est un sous-produit des « effets de réseau », autrement dit, littéralement tout le monde est présent sur ces plateformes et les utilise pour une multitude de raisons. Il est donc particulièrement difficile de les quitter, puisque cela entraîne des « coûts de transfert élevés » que les [Jeff] Bezos, [Mark] Zuckerberg et [Elon] Musk de ce monde sont tout disposés à exploiter.

Cependant, votre livre regorge d’histoires d’entreprises qui ont commis des actes extrêmement répréhensibles et frauduleux envers leurs utilisateurs ou leurs employés, ce qui a fini par être la goutte d’eau qui a fait déborder le vase et poussé tout le monde à partir.

Cory Doctorow : Eh bien, je dirais que nous ne devrions pas souhaiter cela. Nous ne devrions pas vouloir que la situation empire au point où les gens décident que le coût de partir est inférieur à celui de rester. Au contraire, nous devrions simplement faciliter le départ des gens.

L’interopérabilité exploite les mêmes caractéristiques techniques que celles qui rendent possible la merdification, dans la mesure où cette dernière est ancrée dans l’idée que l’on peut modifier les règles de la plateforme, ce que j’appelle le « tripatouillage » (twiddling). Il s’agit de la capacité des services numériques à modifier leur logique commerciale : vous pouvez modifier les prix pratiqués, les paiements proposés, les détails de la transaction, le classement d’un produit ou son niveau de recommandation, à tout moment, et ce pour chaque utilisateur.

Concernant la technologie numérique, cette même flexibilité, le fait que les ordinateurs puissent faire à peu près tout ce qui peut être programmé, signifie que chaque fois qu’il y a un tas de merde de trois mètres dans un programme ou un service dont on dépend, quelqu’un pourrait offrir une échelle de trois mètres de haut pour le franchir. Mais le seul obstacle à cela est la loi anti-contournement.

Si nous rétablissions le droit des touche-à-tout, des entreprises rivales et des coopératives à rétroconcevoir et modifier la technologie qui les entoure, ils seraient alors en mesure de démanteler ces offres « à prix fixe » qui impliquent que pour parler à ses amis, on doit laisser Mark Zuckerberg écouter les conversations. Ces arrangements pourraient être remplacés par une offre « à la carte », qui permettrait de dire, non, je vais continuer d’utiliser Facebook pour parler à mes amis, mais je vais installer un plug-in qui crypte les messages pour que Facebook ne puisse pas les voir.

Du côté des salariés, on s’intéresse beaucoup aux contre-applications qui font l’inverse de ce que font les applications patronales. Il s’agit d’applications qui donnent aux travailleurs le pouvoir de s’opposer à leurs patrons, qu’il s’agisse de surveiller en même temps plusieurs marchés de l’emploi et d’offrir son travail à celui qui propose le salaire le plus élevé à un moment donné, ou de quelque chose qui permet à tous les travailleurs d’une région de rejeter toutes les offres inférieures à un certain seuil afin de contraindre à une augmentation du salaire en vigueur.

Je viens de lire un article sur une application appelée Uber Cheats, créée par un chauffeur d’Uber Eats qui vérifiait le kilométrage pour lequel il était payé par rapport à celui d’autres chauffeurs, afin d’identifier le vol de salaire systématique qui en résultait.

Je ne dis pas que c’est la seule chose dont nous ayons besoin, mais je dis que ce genre d’applis est une nouvelle corde à notre arc. Le fait de pouvoir prendre la technologie environnante, la modifier, par utilisateur et par session, afin qu’elle profite à l’utilisateur et non aux gens qui l’ont créée, n’est pas vraiment une idée que nous avons eue par le passé. Et le fait que si une personne le fait, elle peut partager cet outil avec tous ceux qui sont dans la même situation est également nouveau.

Bartolomeo Sala : Dans votre livre, vous parlez longuement de Google et de la façon dont, jusqu’à récemment, ses employés se considéraient comme faisant partie d’une aristocratie du travail.

Cory Doctorow : Je pense qu’il est facile, quand on est un travailleur bien rémunéré et qu’on a un patron très attentionné, de penser qu’on n’est pas du tout un travailleur, qu’on est un créateur en devenir ou un entrepreneur temporairement en difficulté. Et je pense que c’est certainement le cas dans le domaine de la tech. Les travailleurs de ce secteur sont extraordinairement productifs. Le Bureau national de la recherche économique a estimé que dans ce secteur, un employé rapporte un million de dollars par an à son employeur. C’est la raison pour laquelle ils sont très bien traités par leur patron, ils sont rares.

En même temps, nous savons très bien comment ils traitent les employés dont ils n’ont pas peur. Prenons Jeff Bezos. Il a des programmeurs qui se présentent au travail avec des crêtes iroquoises roses et des piercings sur la figure, qui portent des T-shirts noirs arborant des slogans que leurs patrons ne comprennent pas et avec lesquels ils ne sont pas confortables. Par contre, les manutentionnaires qui travaillent pour Jeff Bezos font une heure de travail non rémunéré au début et à la fin de chaque période de travail, en faisant la queue pour passer au détecteur de métaux. Ils n’ont pas le droit d’aller aux toilettes pendant leur service, alors ils font pipi dans des bouteilles, et souffrent trois fois plus souvent de graves accidents du travail que les autres travailleurs de l’entrepôt. Ils ne sont pas seulement utilisés par les entrepôts, ils sont usés.

C’est ce que Jeff Bezos vous fera s’il n’a pas peur de vous. Je pense que les travailleurs de la technologie avaient une opportunité incroyable de se syndiquer lorsqu’ils étaient si puissants. Mais je pense que les patrons de la tech ont réussi à leur faire croire qu’ils n’en avaient pas besoin, qu’ils n’étaient pas du tout des travailleurs. Aujourd’hui, ils doivent faire un parcours du combattant. Mais le point positif, c’est qu’aujourd’hui, par rapport à il y a dix ans, lorsque les travailleurs de la technologie étaient au sommet de leur puissance, les syndicats bénéficient d’un plus grand soutien aux États-Unis et il y a plus de travailleurs qui veulent se syndiquer que jamais. Cela signifie qu’il y a beaucoup de gens dont ces travailleurs de la technologie pourraient être solidaires.

Je pense que [Donald] Trump croit qu’en renvoyant suffisamment de membres du National Labor Relations Board, il a sonné la fin de la partie. Mais en réalité, lorsqu’on vire les arbitres, on jette les règlements à la poubelle. Les jeux sont faits.

Bartolomeo Sala : Vous soulignez que toutes sortes de comportements douteux qui ont vu le jour sur les grandes plateformes s’infiltrent progressivement dans le monde réel grâce aux « périphériques intelligents ». Pouvez-vous expliquer comment cela fonctionne dans la pratique ?

Cory Doctorow : Demandez à quelqu’un qui considère les marchés comme un bon outil de répartition des ressources, et il vous répondra que les marchés agrégent les choix, et donc les informations sur ce que les gens valorisent et à quel point ils le valorisent. C’est la théorie moderne des marchés. Mais en ce qui me concerne, pour faire un choix quant au produit ou au service que je préfère, je dois savoir ce que ce produit ou ce service apporte. Et si il est possible dans un second temps de changer de produit ou de service, on peut se retrouver dans une situation où les entreprises prennent le contrôle d’un marché, imposent des coûts de transfert élevés aux consommateurs, puis aggravent leur situation en procédant à des mises à jour numériques des outils.

Le secteur américain de la tech est irrécupérable.

La société Chamberlain en est un parfait exemple puisqu’elle combine ces différents aspects. Elle a racheté pratiquement toutes les entreprises de portes de garage de l’ouest des États-Unis. Ainsi, si vous possédez une porte de garage, peu importe ce qui est indiqué sur l’étiquette du fabricant, il s’agit presque certainement d’un produit Chamberlain. L’année dernière, Chamberlain a supprimé la prise en charge d’un système appelé HomeKit, un moyen standard par lequel les équipements peuvent interagir avec différentes applications. Si votre appareil est compatible avec HomeKit, n’importe qui peut créer une application qui lui est connectée. Vous disposez ainsi d’une multitude d’applications différentes pour ouvrir votre porte de garage.

Chamberlain a supprimé cette fonctionnalité à distance et imposé une mise à jour auprès de tous les appareils concernés, et ainsi l’a supprimée, tout en protégeant cette opération par un verrou numérique rendant illégale toute tentative de restauration. Vous devez donc désormais utiliser l’application Chamberlain pour ouvrir la porte de votre garage, et à chaque fois que vous le faites, il vous faut visionner sept publicités. Parallèlement, l’application collecte toutes sortes d’informations privées vous concernant, non seulement lorsque vous l’utilisez, mais également simplement parce qu’elle est installée sur votre téléphone.

Bartolomeo Sala : Dans votre livre, vous traitez la merdification comme une maladie et, vers la fin, vous proposez un « remède », ce que vous appelez le « nouvel internet performant ». Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce à quoi ressemblerait ce nouvel espace numérique de qualité et sur les raisons pour lesquelles l’effondrement des monopoles irréductibles serait une bonne chose pour l’expérience utilisateur, contrairement à beaucoup d’idées reçues sur le sujet ?

Cory Doctorow : Les patrons de la tech, et dans une certaine mesure leurs détracteurs, se livrent à un vulgaire thatchérisme fondé sur l’idée qu’il n’y a pas d’alternative. Cependant, je pense que si l’on comprend comment fonctionne la tech, il est facile d’imaginer des alternatives.

Lorsque je pense à un « nouvel internet de qualité », je pense à l’autodétermination technologique du bon vieil internet. J’imagine un monde dans lequel les gens créent des services que nous aimons, et lorsqu’ils se dégradent, au lieu d’avoir à choisir entre le mauvais nouveau service et rien, on peut choisir de s’en tenir à l’ancienne bonne prestation, celle qui voit votre imprimante recevoir une mise à jour qui dit : OK, nous ne pouvons plus prendre d’encre provenant de tiers, vous tapez sur votre clavier, vous trouvez une coopérative, ou un bricoleur, ou une entreprise qui vous proposera un système d’exploitation alternatif pour votre imprimante : quelques clics de souris supplémentaires, et maintenant vous pouvez continuer à utiliser de l’encre générique, et vous n’aurez plus jamais besoin du fournisseur précédent.

Les patrons de la tech, et dans une certaine mesure leurs détracteurs, se livrent à un vulgaire thatchérisme fondé sur l’idée qu’il n’y a pas d’alternative.

Il ne s’agit pas d’un internet où tout serait parfait, n’est-ce pas ? On a toujours un internet où les personnes qui gèrent les services et les plateformes peuvent, soit par rationalisation, soit par erreur de jugement, soit par cupidité, dégrader la situation pour leurs utilisateurs. C’est simplement un internet où nous avons les moyens de riposter, où, grâce à l’interopérabilité, aux travailleurs qui menacent de démissionner ou de se mettre en grève, aux concurrents qui piquent des contrats, aux régulateurs qui sanctionnent les entreprises malhonnêtes, nous avons des alternatives.

Il s’agit d’un système dynamique dont le fonctionnement dépend de vos choix et de ceux de votre communauté. Cela ne signifie pas que vous ferez toujours des choix judicieux, les gens peuvent faire de mauvais choix. Mais ces choix vous appartiendront.

Bartolomeo Sala : Dans le livre, vous décrivez la nomination de Lina Khan à la présidence de la FTC par [Joe] Biden, le procès intenté par [le ministère de la Justice] contre Google, ainsi que la loi sur les marchés numériques [DMA] et la loi sur les services numériques [DSA] de l’UE comme faisant tous partie d’un retour de l’antitrust. Vous dites également que la réélection de Donald Trump représente un recul massif, mais pas nécessairement la fin de l’application de la législation antitrust.

À la lumière des récents évènements, je veux parler du juge [Amit] Mehta qui s’est prononcé contre le démantèlement de Google ou à la tentative de Trump d’exercer un chantage sur l’UE pour qu’elle se débarrasse de ses réglementations en échange d’une baisse des droits de douane, êtes-vous toujours optimiste ? Ou pensez-vous que les progrès accomplis seront rapidement réduits à néant ? Je suppose que vous avez partiellement répondu à cette question lorsque vous avez déclaré que l’UE devrait « faire cavalier seul » et créer son propre secteur technologique.

Cory Doctorow : Je pense que pratiquement tout le monde sous-estime à quel point la croissance de la lutte antitrust a été spectaculaire. Les politologues vous diront que les intérêts des milliardaires sont le déterminant majeur des orientations politiques. Ce que les milliardaires veulent, c’est ce qui nous arrive. Ce que les milliardaires ne veulent pas, alors nous ne l’obtenons pas. Il n’y a rien de plus favorable aux milliardaires que le monopole. Et pourtant, nous constatons une recrudescence des initiatives et des mesures antitrust partout dans le monde. La science politique est désormais confrontée à une remise en question de ses principes fondamentaux. Les cochons volent, l’eau coule vers le haut et les milliardaires voient leurs pires cauchemars se réaliser partout dans le monde : nous vivons une situation tout à fait extraordinaire.

Il est vrai que Trump fait ce que j’appelle de la « politique patronale » antitrust : il dresse une liste des entreprises qui violent la loi antitrust – c’est-à-dire toutes les entreprises américaines – et les classe en fonction de celles qu’il aime le moins, puis il leur arrache des concessions ou tente de les détruire. Mais cela ne veut pas dire que le reste du monde n’est pas impliqué. On peut citer l’EuroStack, qui est la réponse européenne à la convergence flagrante entre la technologie américaine et la politique publique américaine. Franchement, je pense que c’est bien mieux que de taxer ou de réglementer la technologie américaine. Il suffit de la marginaliser. De la rendre insignifiante. Il ne faut pas essayer de la réparer. Je veux dire, la technologie américaine est irrécupérable. Il suffit de la reléguer aux oubliettes de l’histoire.

Aux États-Unis, la loi fédérale antitrust peut être appliquée non seulement par les autorités fédérales, mais aussi par les procureurs généraux des États. Certaines des affaires antitrust les plus importantes que nous ayons eues ont été initiées par divers procureurs généraux. Et notamment l’affaire Google, qui n’a pas été intentée par un progressiste d’un État démocrate, mais bien par le procureur général le plus corrompu de droite des États-Unis, Ken Paxton, procureur général du Texas, en proie à de nombreux scandales.

Bartolomeo Sala : Se détourner des États-Unis semble être une bonne chose, mais ne pensez-vous pas qu’un tel scénario se heurterait à l’opposition des élites européennes elles-mêmes, dont beaucoup préférent se plier en quatre plutôt que de prendre leurs distances avec les États-Unis ?

Cory Doctorow : Croyez-vous ? Parce que nous avons eu la loi sur les marchés numériques, nous avons eu la loi sur les services numériques, nous avons connu des amendes colossales. Je pense que l’un des avantages de cette approche est qu’elle joue en fait sur ce même fantasme. Si vous rêvez d’une histoire alternative dans laquelle Nokia et Olivetti seraient les Microsoft et Apple du XXIe siècle, le moyen d’y parvenir est de permettre aux entreprises technologiques européennes de créer en toute légalité leurs propres magasins d’applications, leur propre matériel informatique, etc.

*

Cory Doctorow est auteur d’ouvrages de science-fiction, militant et journaliste. Son dernier livre s’intitule Red Team Blues.

Bartolomeo Sala est un écrivain italien qui vit à Londres. Ses écrits ont été publiés dans le Gagosian Quarterly, le Brooklyn Rail et le Dial.

Source : Jacobin, Bartolomeo Sala, Cory Doctorow, 14-10-2025

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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