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3.septembre.20253.9.2025 // Les Crises

L’âge d’or des profiteurs de guerre : Trump enrichit davantage le complexe militaro-industriel

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Washington à l’heure de Trump insuffle un nouveau souffle au complexe militaro-industriel.

Source : TomDispatch, William D. Hartung
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Lorsque, dans son discours d’adieu de 1961, le président Dwight D. Eisenhower a mis en garde contre les dangers de l’influence incontrôlée que conférait un partenariat entre l’armée et un groupe croissant de fabricants d’armes américains, il a inventé le terme inquiétant de « complexe militaro-industriel », et jamais il n’aurait pu imaginer à quel point celui-ci allait devenir gigantesque et puissant. En fait, ces dernières années, une entreprise à elle seule, Lockheed Martin, a bénéficié d’un financement du Pentagone supérieur à celui de l’ensemble du département d’État américain. Et cela, avant même que l’administration Trump ne décide de réduire considérablement les dépenses en matière de diplomatie et d’augmenter le budget du Pentagone pour atteindre un montant stupéfiant de 1 000 milliards de dollars par an.

Dans une nouvelle étude publiée par le Quincy Institute for Responsible Statecraft et le Costs of War Project de l’université Brown, Stephen Semler et moi-même révélons à quel point ces producteurs d’armes et leurs alliés sont devenus puissants, alors que les budgets du Pentagone ne cessent tout simplement pas d’augmenter. Et il faut bien comprendre ceci : au cours des cinq années allant de 2020 à 2024, 54 % des 4 400 milliards de dollars de dépenses discrétionnaires du Pentagone ont été alloués à des entreprises privées et 791 milliards de dollars à seulement cinq sociétés : Lockheed Martin (313 milliards de dollars), RTX (anciennement Raytheon, 145 milliards de dollars), Boeing (115 milliards de dollars), General Dynamics (116 milliards de dollars) et Northrop Grumman (81 milliards de dollars). Et encore, c’était avant que le projet de loi « Big Beautiful Budget » de Donald Trump ne débarque sur la planète Terre, réduisant drastiquement les dépenses consacrées à la diplomatie et aux programmes nationaux afin de faire place à des réductions d’impôts importantes et à des dépenses quasi record du Pentagone.

En bref, « l’État garnison » contre lequel Eisenhower nous avait mis en garde est devenu réalité, avec des conséquences négatives pour presque tout le monde, sauf pour les dirigeants et les actionnaires de ces géants de l’armement et leurs rivaux du secteur émergent des technologies militaires, qui les talonnent désormais de près. Les défenseurs de la haute technologie militaire tels Peter Thiel de Palantir, Elon Musk de SpaceX et Palmer Luckey d’Anduril ont promis une nouvelle version plus abordable, plus flexible et soit-disant plus efficace du complexe militaro-industriel, comme le décrit Anduril dans « Rebooting the Arsenal of Democracy » [Relancer l’arsenal de la démocratie, NdT], une ode à la valeur supposée de ces entreprises technologiques émergentes.

Curieusement, cet essai d’Anduril est en fait une critique remarquablement pertinente des Big Five, les cinq grands entrepreneurs, et de leurs alliés au Congrès et au Pentagone, soulignant leur penchant inébranlable pour les dépassements de coûts, les retards dans les calendriers et la politique clientéliste visant à préserver des systèmes d’armement qui, trop souvent, ne servent plus aucun objectif militaire utile. Selon ce document, si les Lockheed Martin de ce monde ont joué un rôle utile à l’époque de la Guerre froide avec l’Union soviétique, ils sont aujourd’hui incapables de construire la prochaine génération d’armes. La raison : leur modèle économique archaïque et leur incapacité à maîtriser les logiciels qui sont au cœur d’une nouvelle génération d’armes semi-autonomes et sans pilote, gérées par l’intelligence artificielle (IA) et l’informatique de pointe. De leur côté, les nouveaux titans de la technologie affirment avec ardeur qu’ils peuvent produire précisément cette génération d’armes futuristes de manière beaucoup plus efficace et à un coût bien moindre, et que leurs systèmes d’armes préserveront, voire étendront, la domination militaire mondiale des États-Unis pendant encore longtemps en distançant la Chine dans le développement des technologies de nouvelle génération.

La guerre et l’émergence possible d’une techno-autocratie

Pourrait-il réellement y avoir un nouveau complexe militaro-industriel amélioré, prêt à entrer en scène, qui serait adapté aux besoins actuels de défense du pays sans pour autant dépouiller les contribuables ?

Ne comptez pas là-dessus, du moins pas si cela repose sur le développement « d’armes miracles » qui coûteraient beaucoup moins cher et seraient beaucoup plus efficaces que les systèmes actuels. Une telle idée semble surgir à chaque génération, pour finalement systématiquement tourner court. Depuis le « champ de bataille électronique » qui était supposé localiser et détruire les forces vietcongs dans la jungle d’Asie du Sud-Est pendant la guerre du Vietnam jusqu’à la vision avortée de Ronald Reagan d’un bouclier antimissile « Star Wars » infranchissable, en passant par l’échec des munitions à guidage de précision et de la guerre en ligne pour remporter la victoire en Irak et en Afghanistan pendant la guerre mondiale contre le terrorisme, l’idée selon laquelle une technologie militaire supérieure est la clé pour gagner les guerres américaines et étendre la puissance et l’influence des États-Unis a régulièrement été vouée à l’échec. Et ceci, même si les armes fonctionnent comme prévu (ce qui n’est trop souvent pas le cas).

Et pendant qu’on y est, il ne faut pas oublier, par exemple, que près de 30 ans plus tard, l’avion de combat F-35, très médiatisé et à la pointe de la technologie, autrefois salué comme une merveille technologique en devenir qui allait révolutionner à la fois la guerre et les achats militaires, n’est toujours pas prêt à être mis en service. Conçu pour accomplir de multiples tâches de combat, notamment remporter des combats aériens, soutenir les troupes au sol et bombarder des cibles ennemies, le F-35 s’est avéré incapable d’accomplir la moindre de ces tâches de manière satisfaisante. Et pour couronner le tout, l’avion est si complexe que sa maintenance et ses réparations prennent presque autant de temps que sa préparation au combat.

Il faut garder à l’esprit tout ce passé empreint non seulement d’orgueil technologique, mais aussi d’échecs stratégiques lorsqu’on écoute les affirmations – jusqu’à présent non vérifiées – des dirigeants du secteur militaro-technologique quant aux mérites de leurs derniers gadgets. D’une part, tout ce qu’ils proposent de construire – depuis les essaims de drones jusqu’aux avions sans pilote, en passant par les véhicules terrestres et les navires –dépendra de logiciels extrêmement complexes qui sont inévitablement condamnés à avoir des défaillances à un moment ou à un autre. Et même si, par miracle, leurs systèmes, parmi lesquels l’intelligence artificielle, sont à la hauteur de leurs promesses, ils pourraient non seulement ne pas s’avérer décisifs dans les conflits futurs, mais aussi rendre les guerres d’agression encore plus probables. Après tout, les pays qui maîtrisent les nouvelles technologies sont tentés de passer à l’attaque, ce qui met moins de leurs propres citoyens en danger immédiat tout en causant des dommages dévastateurs aux populations ciblées. L’utilisation de la technologie Palantir par les Forces de défense israéliennes pour augmenter le nombre de cibles détruites dans un laps de temps donné lors de leur campagne de massacre massif à Gaza pourrait préfigurer une nouvelle ère de guerre si les technologies militaires émergentes ne sont pas encadrées par un système de suivi et de responsabilisation..

Autre risque lié à la guerre pilotée par l’IA: le risque que les nouvelles armes choisissent leurs cibles sans intervention humaine. Le Pentagone prône aujourd’hui le maintien d’un contrôle humain dans l’utilisation de ces systèmes, mais la logique militaire va à l’encontre de ces affirmations. Comme l’a écrit Christian Brose, président et directeur de stratégie d’Anduril, dans son ouvrage fondateur Kill Chain, les guerres high-tech du futur dépendront de la capacité de chaque camp à identifier et détruire ses cibles le plus rapidement possible, un impératif qui garantirait que les humains, plus lents, soient écartés du processus.

En résumé, deux possibilités se présentent si l’armée américaine passe au « nouveau complexe militaro-industriel amélioré » prôné par le monde de la Silicon Valley : des systèmes complexes qui ne fonctionnent pas comme annoncé, ou de nouvelles capacités qui pourraient rendre la guerre à la fois plus probable et plus meurtrière. Et ces conséquences dystopiques ne feront que se renforcer en raison des idées des nouveaux militaristes de la Silicon Valley. Ils se considèrent à la fois comme les « fondateurs » d’une nouvelle forme de guerre et comme les « nouveaux patriotes » en mesure de restaurer la grandeur américaine sans qu’un gouvernement démocratique n’ait besoin de s’impliquer dans les conflits. Leur idéal serait en fait de s’assurer que le gouvernement leur laisse le champs libre et les laisse résoudre seuls les innombrables problèmes auxquels nous sommes confrontés. Avouez qu’Ayn Rand serait fière. [Ayn Rand (1902-1985), essayiste, est considérée comme la théoricienne d’un capitalisme individualiste et prônant les valeurs de la raison, du mérite et de l’égoïsme rationnel, son concept central. Figure de l’anticommunisme radical, elle prône l’indépendance et le « laissez-faire » face à toute forme de collectivisme ou de religion établis, NdT].

Une telle techno-autocratie serait bien plus susceptible de servir les intérêts d’une élite relativement restreinte que d’aider de quelque manière que ce soit l’Américain moyen. De la quête de Peter Thiel qui souhaite trouver un moyen de vivre éternellement au désir d’Elon Musk de permettre la colonisation massive de l’espace, il n’est pas du tout certain que, même si ces objectifs pouvaient être atteints, ils seraient accessibles à tous. Il est plus probable que ces perspectives seraient réservées aux êtres supérieurs que les techno-militaristes considèrent être.

La bataille ultime entre les cinq géants et les entreprises technologiques émergentes ?

Pourtant, les techno-militaristes se heurtent à de sérieux obstacles dans leur quête de pouvoir et d’influence, dont le moindre n’est pas le poids toujours important des fabricants d’armes traditionnels. Après tout, ces derniers continuent de recevoir la majeure partie des financements du Pentagone destinés à l’armement, en partie grâce à leurs millions de dollars consacrés au lobbying et aux campagnes électorales, ainsi qu’à leur capacité à créer des emplois dans presque tous les États et districts du pays. Ces outils d’influence confèrent aux Big Five une assise et une influence bien plus importantes au sein du Congrès que celles des nouvelles entreprises technologiques. Elles influencent également la politique gouvernementale en finançant des groupes de réflexion bellicistes qui contribuent à façonner les politiques gouvernementales destinées à réglementer leur action, et bien plus encore.

Bien sûr, une façon d’éviter l’affrontement ultime entre les Big Five et les entreprises technologiques émergentes serait de fournir aux deux des financements généreux, mais il faudrait alors que le budget du Pentagone dépasse largement les 1 000 milliards de dollars actuels. Il existe bien sûr certains projets qui pourraient profiter aux deux entités, allant du programme de défense antimissile Golden Dome, cher à Donald Trump, qui pourrait intégrer le matériel des Big Five et les logiciels des entreprises technologiques émergentes, au nouveau programme d’avion de combat F-47 de Boeing, qui prévoit des « ailiers » sans pilote [ Un pilote humain peut commander plusieurs drones qui volent à ses côtés comme des « ailiers », Ndt] susceptibles d’être produits par Anduril ou une autre entreprise technologique militaire. Ainsi, le débat entre confrontation et coopération dans le secteur militaire entre la nouvelle et l’ancienne garde n’est pas encore tranché. Si les entreprises rivales finissent par utiliser leurs ressources de lobbying les unes contre les autres et se livrent à une lutte acharnée, cela pourrait affaiblir leur emprise sur le reste de la société et pourrait révéler des informations utiles susceptibles de nuire à l’autorité et à la crédibilité des deux parties.

Mais une chose est sûre : aucun de ces deux secteurs n’a à cœur les intérêts du public, nous devons donc nous préparer à riposter, quelle que soit l’issue de leur combat.

Alors, que pouvons-nous faire pour éviter le scénario cauchemardesque d’un monde dirigé par Peter Thiel, Elon Musk et leurs acolytes ? Tout d’abord, il faut une population « vigilante et informée », comme l’avait souligné Dwight D. Eisenhower il y a si longtemps, cela serait le seul antidote à une société de plus en plus militarisée. Il faudrait pour cela des efforts concertés de la part du public et du gouvernement (qui devrait bien sûr être dirigé par quelqu’un d’autre que Donald J. Trump, ce qui est déjà un projet en soi !)

À l’heure actuelle, le secteur technologique est en effet de plus en plus imbriqué au sein de l’administration Trump, qui doit à plusieurs de ses acteurs une dette de gratitude pour l’avoir aidé à remporter les élections de 2024. En dépit de sa brouille très médiatisée et acerbe avec son compère narcissique Elon Musk, l’influence du secteur technologique au sein de son administration reste très forte, à commencer par le vice-président J. D. Vance, qui doit sa carrière à l’emploi, au mentorat et au soutien financier de Peter Thiel, militariste de la Silicon Valley. Sans oublier qu’un nombre important d’anciens employés de Palantir et d’Anduril ont déjà obtenu des postes clés dans cette administration.

Pour contrebalancer ces militaristes new age, il faudra un effort à grande échelle de toute la société, impliquant les éducateurs, les scientifiques et les spécialistes des technologies, le mouvement syndical, les chefs d’entreprise du secteur non technologique et les militants de tous bords. Les travailleurs de la Silicon Valley ont de fait organisé plusieurs manifestations contre la militarisation de leur savoir-faire avant d’être contrés. Aujourd’hui, une nouvelle vague de militantisme de ce type est plus que jamais nécessaire.

Tout comme nombre des scientifiques qui ont contribué à la fabrication de la bombe atomique ont passé leur vie après Hiroshima et Nagasaki à essayer de limiter ou d’abolir les armes nucléaires, un groupe de scientifiques et d’ingénieurs du secteur technologique doit jouer un rôle de premier plan dans l’élaboration de garde-fous visant à limiter les utilisations militaires des technologies qu’ils ont contribué à développer. Parallèlement, le mouvement étudiant contre l’utilisation des armes américaines à Gaza a commencé à élargir son horizon pour cibler également la militarisation des universités en général. En outre, les écologistes doivent multiplier leurs critiques à l’encontre des immenses besoins énergétiques nécessaires pour alimenter l’IA et la crypto-monnaie, tandis que les dirigeants syndicaux doivent prendre en compte les conséquences des destructions d’emplois dues à l’IA dans les secteurs militaire et civil. Et tout cela doit se faire dans un contexte de maîtrise technologique bien plus grande, y compris chez les représentants du Congrès et les employés des agences gouvernementales chargées de réglementer les fournisseurs de nouvelles technologies militaires.

Bien sûr, rien de tout cela n’est susceptible de se produire, à moins que la démocratie ne renaisse et qu’un effort sincère ne soit fait pour tenir les promesses rhétoriques non tenues qui sous-tendent le mythe du rêve américain. Et en parlant de contexte, en voici un que toute personne se préparant à manifester contre la militarisation croissante de cette société devrait prendre en compte : contrairement à ce que croient de nombreuses personnalités influentes, du Pentagone à Wall Street en passant par Main Street, le pic de la puissance militaire et économique américaine est bel et bien passé, et ne reviendra jamais. La seule voie rationnelle consiste à élaborer des politiques qui préservent l’influence américaine dans un monde où le pouvoir a été neutralisé et où la coopération est plus que jamais essentielle.

Une telle vision est bien sûr aux antipodes de l’approche grandiloquente et tyrannique de l’administration Trump qui, si elle persiste, ne fera qu’accélérer le déclin américain. Dans ce contexte, la grande question est de savoir si les dégâts considérables inhérents au nouveau projet de loi budgétaire – qui ne fera qu’enrichir davantage le Pentagone et les grandes entreprises d’armement, tout en pénalisant le reste de la société, tous bords politiques confondus – pourraient susciter un regain d’engagement citoyen, un véritable débat sur le type de monde dans lequel nous voulons vivre et sur la manière dont ce pays pourrait jouer un rôle constructif (plutôt que destructeur) pour le réaliser.

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William D. Hartung, collaborateur régulier de TomDispatch, est chercheur senior au Quincy Institute for Responsible Statecraft et coauteur, avec Ben Freeman, de The Trillion Dollar War Machine: How Runaway Military Spending Drives America into Foreign Wars and Bankrupts Us at Home (à paraître chez Bold Type Books). [La machine de guerre à 1000 milliards de dollars : comment les dépenses militaires débridées entraînent les États-Unis dans des guerres extérieures et provoquent une faillite intérieure, NdT]

Source : TomDispatch, William D. Hartung, 27-07-2025

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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