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29.décembre.202529.12.2025 // Les Crises

L’arme nucléaire est une folie apocalyptique – Témoignage d’un retraité de la US Air Force

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Voilà 20 ans que j’ai pris ma retraite de l’armée de l’Air et 40 ans depuis que la première fois je suis rentré dans Cheyenne Mountain, le bunker enterré et protégé de toute attaque nucléaire aux États-Unis qui se trouve à l’extrémité sud de la chaîne Front Range dont fait partie le sommet Pikes Peak dans le Colorado. C’est donc avec une certaine nostalgie que j’ai lu un récent mémo du général Kenneth Wilsbach, le nouveau chef d’état-major de l’armée de l’Air (CSAF). Outre le discours guerrier habituel, le CSAF s’est engagé à « défendre sans relâche » le nouveau missile balistique intercontinental (ICBM) Sentinel et le bombardier furtif B-21 Raider. Alors que l’armée de l’Air parle souvent « d’investissement » dans de nouvelles armes nucléaires, le CSAF a opté cette fois pour la « recapitalisation », un terme incroyablement anodin quand il s’agit de désigner la création d’une toute nouvelle génération d’armes thermonucléaires génocidaires et de leurs vecteurs de lancement. (Prenez le temps de réfléchir à ce mot, « création », appliqué aux armes de destruction massive. Élevé dans la religion catholique, j’ai appris que Dieu a créé l’univers à partir de rien. En comparaison, les créateurs d’armes nucléaires ne sont pas des dieux, mais des démons, dans la mesure où leur « création » peut aboutir à la destruction de tout. Pas étonnant que J. Robert Oppenheimer se soit dit qu’il était devenu la mort, le destructeur de mondes, après la première explosion atomique réussie en 1945).

Source : TomDispatch, William J. Astore
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

À l’époque où je vivais à Cheyenne Mountain, vers 1985, le nouveau bombardier « incontournable » était le B-1 Lancer et le nouvel ICBM « incontournable » était le MX Peacekeeper. Si on revient 20 à 30 ans en arrière, c’était le B-52 et le Minuteman. Et n’oubliez pas que mon ancien service « est en possession » des deux volets de la triade nucléaire américaine [La triade nucléaire représente les trois vecteurs, c’est-à-dire les trois moyens différents de lancer une arme nucléaire : aérien, terrestre et maritime, NdT]. (La Marine possède le troisième avec ses sous-marins nucléaires armés de missiles Trident II). Et soyez assutrés d’une chose : ce n’est pas de son plein gré qu’il les abandonnera. Il plaidera toujours « sans relâche » en faveur de l’ICBM le plus récent, du bombardier à capacité nucléaire le plus récent, quels que soient les besoins, quel qu’en soit le coût, peu importe la stratégie ou, plus encore peu importe leurs capacités meurtrières, voire apocalyptiques.

À l’heure actuelle, l’Amérique de Donald Trump possède plus de 5 000 ogives nucléaires et bombes de toutes sortes, tandis que la Russie de Vladimir Poutine en possède environ 5 500. Ensemble, ils représentent un surarmement d’une énormité qui devrait être considérée comme tout simplement inconcevable. Toute personne saine d’esprit plaiderait au moins en faveur d’une réduction importante de l’armement nucléaire sur cette planète. Littéralement, le salut de l’humanité pourrait en dépendre. Mais ne dites pas cela aux généraux et aux amiraux, pas plus qu’aux entreprises productrices d’armes qui s’enrichissent en construisant de tels armements, et pas non plus aux membres du Congrès qui comptent dans leurs circonscriptions des usines qui produisent de tels armements et des bases qui les abritent.

Nous voici donc dans un monde où le Pentagone prévoit de dépenser 1 700 milliards de dollars de plus (non, aucune faute de frappe !) pour « recapitaliser » sa triade nucléaire, et donc dans un monde qui est assuré de rester à jamais obsédé par une éventuelle catastrophe apocalyptique, le spectre des champignons atomiques et une véritable catastrophe de « fin des temps. »

J’ai rejoint le Commandement spatial de l’Air Force pour me retrouver sous 600 mètres de granit

En 1985, ma première affectation militaire m’a conduit à la base aérienne de Peterson, dans le Colorado, au sein du Commandement spatial de l’armée de l’Air. Cela m’a permis d’intégrer le poste de commandement nucléaire américain pendant les dernières années de la Guerre froide. J’ai également travaillé au Centre de surveillance de l’espace et au sein d’un état-major de combat qui m’a conduit au Centre d’alerte anti-missiles. J’ai donc été exposé, de manière relativement modeste (si tant est que l’on puisse considérer comme « modeste » tout ce qui a trait aux armes nucléaires), à ce que serait réellement une guerre nucléaire et contraint d’y réfléchir différemment de la plupart des Américains.

Chaque fois que je me rendais à Cheyenne Mountain, j’empruntais à pieds ou en voiture un long tunnel taillé dans le granit. À l’intérieur, les installations reposaient sur des ressorts gigantesques (oui, des ressorts !) censés absorber le choc de l’explosion d’une bombe à hydrogène dans une éventuelle guerre avec l’Union soviétique. De gigantesques portes anti-explosion, qui semblaient appartenir au plus grand coffre-fort de l’univers, étaient censées nous protéger, même si, en cas de guerre nucléaire, elles n’auraient pu assurer que notre ensevelissement. La plupart du temps, elles restaient ouvertes, mais de temps en temps, elles étaient fermées en raison d’exercices militaires.

J’étais « analyste d’essais de systèmes spatiaux. » Le Centre de surveillance de l’espace utilisait un logiciel particulier qui nécessitait des tests et des évaluations périodiques. J’ai participé aux validations du logiciel qui permettait de suivre tous les objets en orbite autour de la Terre. À l’époque, il y en avait un peu plus de 5 000. (Aujourd’hui, ce chiffre avoisine les 45 000 et l’espace est beaucoup plus encombré, peut-être trop).

Quoi qu’il en soit, ce dont je me souviens le mieux, ce sont des exercices militaires au cours desquels nous devions exécuter différents scénarios susceptibles de mettre fin au monde (pensez au film War Games avec Matthew Broderick). L’un de ces exercices consistait à simuler une attaque nucléaire contre les États-Unis. Et non, ce n’était pas une quelconque production hollywoodienne. Nous n’avions que des écrans d’ordinateur monochromes qui montraient des graphiques sommaires, mais on pouvait, sans aucun doute, voir des traces de missiles qui partaient de l’Union soviétique, traversaient le pôle Nord et aboutissaient sur des villes américaines.

Même s’il n’y a pas eu de (fausses) explosions ni autres effets spéciaux, le simple fait de réaliser ce qu’il était possible de faire et comment nous verrions tout ça si cela se produisait réellement a été, comme vous pouvez l’imaginer, une expérience qui m’a vraiment donné à réfléchir et que je n’ai jamais oubliée.

Ce « jeu de guerre » aurait dû me troubler bien plus qu’il ne l’a fait. À l’époque, l’éventualité d’une guerre nucléaire suscitait un certain fatalisme, comme en témoignent les affiches de l’époque qui indiquaient ce qu’il fallait faire en cas d’attaque nucléaire. L’étape finale consistait en gros à se pencher et à s’embrasser le cul pour lui dire adieu. Et c’était effectivement ma position.

Plutôt que de m’obséder au sujet d’Armageddon, je me suis oublié dans la routine. Il y avait un boulot à faire, des procédures à suivre, une discipline à respecter. N’oubliez pas, bien sûr, que c’était aussi l’époque de la montée des mouvements de protestation pour geler le nucléaire, gel qui exigeait que les États-Unis et l’Union soviétique parviennent à un accord pour arrêter les essais, la production et le déploiement d’armes nucléaires (Si seulement cela avait été possible, bien sûr !). En outre, c’est l’époque du film à succès Le jour d’après, qui tente de dépeindre les conséquences d’une guerre nucléaire aux États-Unis. En fait, lors d’une garde de nuit à Cheyenne Mountain, j’ai même lu Tempête Rouge de Tom Clancy, lequel envisageait que la la Guerre froide se transforme en guerre chaude, une Troisième guerre mondiale devenue nucléaire.

Bien sûr, si la guerre nucléaire avait été dans nos pensées à chaque minute de chaque jour, nous nous serions peut-être cachés sous nos draps. Malheureusement, en tant que société, à l’exception de rares moments comme lorsqu’il y a eu un mouvement pour le gel nucléaire, nous n’avons ni envisagé ni compris ce qu’était une guerre nucléaire (même si neuf pays possèdent aujourd’hui de telles armes et que la probabilité d’une telle guerre ne fasse que croître). Malheureusement, ce manque de compréhension (et donc de protestation) est l’une des principales raisons pour lesquelles la guerre nucléaire reste d’une probabilité si terrifiante.

Pour tout dire, une telle guerre s’est étrangement normalisée dans notre conscience collective et nous sommes devenus incroyablement indifférents et fatalistes. L’une des caractéristiques de cette réalité a été le langage soporifique que nous utilisions à l’époque (et que nous utilisons encore) lorsqu’il s’agissait de questions nucléaires. Nous, militaires utilisions des acronymes ou tout un jargon pour parler de « réponse flexible », de « dissuasion » et de ce que l’on appelait à l’époque la « destruction mutuelle assurée » (ou l’anéantissement de tout). En fait, nous disposions de tout un répertoire de mots différents et d’euphémismes que nous pouvions utiliser pour ne pas nous attarder trop longtemps sur l’impensable ou sur le rôle que nous pouvions jouer dans sa réalisation.

Mon rendez-vous avec Trinity

Après avoir quitté Cheyenne Mountain et obtenu une maîtrise, j’ai co-animé un cours sur la fabrication et l’utilisation de la bombe atomique à l’Académie de l’armée de l’Air. C’était en 1992, et en fait nous avons emmené les élèves officiers en excursion à Los Alamos, où la première arme nucléaire avait été en grande partie développée. Nous nous sommes ensuite rendus sur le site d’essai Trinity à Alamogordo, au Nouveau-Mexique, là où, bien sûr, le premier engin atomique a été testé et ce fut, croyez-moi, une expérience inoubliable. Nous nous sommes promenés et avons vu ce qui restait de la tour où Robert Oppenheimer et son équipe avaient suspendu le « gadget » (bel euphémisme !) pour tester cette bombe le 16 juillet 1945, moins d’un mois avant que deux bombes atomiques ne soient larguées sur les villes japonaises d’Hiroshima et de Nagasaki, les détruisant toutes les deux et tuant probablement 200 000 personnes. En fait (je suis sûr que vous ne serez pas surpris de l’apprendre), il ne reste rien de cette tour, à l’exception de sa base en béton et de quelques morceaux de métal tordus. Cela donne à réfléchir sur la puissance d’un tel armement. C’était alors, et cela reste aujourd’hui encore, un paysage étrangement hanté, et s’y promener est une expérience qui donne vraiment à réfléchir.

Lorsque j’ai visité le laboratoire de Los Alamos juste après l’effondrement de l’autre grande superpuissance de l’époque, l’Union soviétique, j’ai été frappé par la morosité des personnes que j’y ai rencontrées. Les scientifiques se disaient : « Bon, je vais peut-être devoir trouver un autre emploi, car nous n’allons plus fabriquer toutes ces armes nucléaires maintenant que l’Union soviétique n’existe plus. » Il était évident que le moment était venu pour les États-Unis de récolter les « dividendes de la paix », et cet état d’esprit transparaissait chez les scientifiques.

Imaginez maintenant que, 33 ans après que j’y ai emmené ces cadets, Los Alamos soit à nouveau en pleine effervescence, alors que notre pays prévoit « d’investir » 1 700 milliards de dollars supplémentaires dans une triade nucléaire « modernisée » (imaginez ce que cela signifie en termes de destruction ultime !) dont nous (et le reste du monde) n’avons absolument pas besoin. Pour être franc, cela me révolte aujourd’hui. Cela me met en colère que nous tous, qu’il s’agisse de ceux qui, comme moi, ont servi sous les drapeaux ou du contribuable américain moyen, ayons tant sacrifié pour créer un armement génocidaire et un arsenal de nature à mettre fin à la vie sur Terre. Pire encore, lorsque l’Union soviétique s’est effondrée en 1991, nous n’avons même pas essayé de changer de cap. Et maintenant, voilà le message : dépensons une partie astronomique de nos impôts pour avoir encore plus d’armes apocalyptiques. C’est de la folie et, incontestablement, c’est aussi moralement indécent.

Les armes nucléaires, ça scintille

Cette obsession constante d’une destruction totale, d’un anéantissement ultime, reflète le fait que les États-Unis sont dirigés par des nabots sans morale. Pendant les années de la guerre du Vietnam, la phrase la plus tristement célèbre de l’époque voulait que l’armée américaine devait « détruire la ville pour la préserver » (du communisme, bien sûr). Et depuis 70 ans maintenant, les dirigeants américains menacent implicitement de détruire le monde pour le protéger d’une puissance rivale comme la Russie ou la Chine. En effet, les plans de guerre nucléaire du début des années 1960 prévoyaient déjà une attaque massive contre la Russie et la Chine, avec un nombre estimé de 600 millions de morts, soit « 100 holocaustes », comme l’a si bien dit Daniel Ellsberg, célèbre pour son rôle dans la guerre du Vietnam.

Fiez vous à l’expérience d’officier à la retraite que je suis : on ne peut tout simplement pas faire confiance à l’armée américaine si elle dispose d’une telle puissance destructrice. En fait, on ne peut faire confiance à personne qui disposerait d’un tel pouvoir. Les armes nucléaires sont comparables à l’anneau de pouvoir de J. R. R. Tolkien dans Le Seigneur des Anneaux. Quiconque porte cet anneau est inévitablement perverti et corrompu.

Freeman Dyson, physicien d’une probité considérable, l’a bien dit au documentariste Jon Else dans son film The Day After Trinity [Le jour après l’essai Trinity]. Il a avoué avoir lui même connu son moment « anneau de pouvoir » :

« C’est quelque chose que j’ai éprouvé. Le scintillement des armes nucléaires. C’est irrésistible si vous y venez en tant que scientifique. C’est tout bonnement irrésistible, elles sont là, dans vos mains, vous pouvez libérer cette énergie qui alimente les étoiles, elle vous laisse faire ce que vous voulez. Vous pouvez réaliser ces miracles, soulever un million de tonnes de roches dans le ciel. C’est quelque chose qui donne aux gens l’illusion d’un pouvoir illimité, et c’est, d’une certaine manière, la cause de tous nos problèmes – ce que l’on pourrait appeler l’arrogance technique, qui s’empare des gens lorsqu’ils voient ce qu’ils peuvent faire avec leur esprit. »

J’ai également ressenti quelque chose de similaire. Lorsque je portais un uniforme militaire, j’étais en quelque sorte captif du pouvoir. L’armée capture et captive à la fois. Il y a un attrait pour le pouvoir dans l’armée, car vous disposez d’un grand pouvoir de destruction.

Bien sûr, je n’étais pas pilote de bombardier B-1 ni officier chargé du lancement de missiles balistiques intercontinentaux, mais je peux vous dire que quand vous faites partie de quelque chose d’aussi immensément puissant, voire d’aussi destructeur pour le monde, croyez-moi, il y a de quoi être attiré. Et je pense que nous ne sommes généralement pas pleinement conscients du pouvoir de séduction que cela peut avoir et du désir intense d’en faire partie que cela peut susciter.

Même après leurs années de service, de nombreux vétérans souhaitent encore embarquer de nouveau dans un avion militaire ou faire une balade en sous-marin, à bord d’un cuirassé ou d’un porte-avions par réelle nostalgie, bien sûr, mais aussi parce qu’ils veulent retrouver ce sentiment captivant d’être si proches d’une puissance immense, voire d’une puissance qui met fin au monde.

L’adage qui voudrait que « le pouvoir corrompt, et le pouvoir absolu corrompt de manière absolue » n’a peut-être jamais été aussi vrai qu’en matière de guerre nucléaire. Nous avons même des expressions comme « les utiliser ou les perdre » pour dire que les ICBM devraient être « lancés dès l’alerte » d’une attaque nucléaire avant qu’ils ne soient détruits par une frappe ennemie. Autrement dit, après tant d’années, le monde vit toujours dans un état d’alerte nucléaire encore plus exacerbé, le pistolet chargé et pointé collectivement sur nos têtes, attendant simplement l’annonce qui nous fera basculer, qui rendra nos doigts trop impatients pour résister à l’envie d’appuyer trop fort sur le bouton nucléaire.

Peu importe le nombre de bunkers que nous construisons, peu importe que le plus grand bunker du monde creusé dans une montagne, celui dans lequel j’ai été, existe toujours, rien ne nous sauvera si nous laissons le scintillement des armes nucléaires se transformer en une lueur thermonucléaire surnaturelle.

*

William J. Astore, lieutenant-colonel à la retraite (USAF) et professeur d’histoire, est un contributeur régulier de TomDispatch, il est membre du réseau Eisenhower Media Network (EMN), une organisation de vétérans militaires et de professionnels de la sécurité nationale aux opinions critiques. Son substack personnel est Bracing Views. Son témoignage vidéo pour le Tribunal des marchands de mort est disponible en suivant ce lien. Son nouveau livre, composé des 110 articles qu’il a écrits pour TomDispatch, s’intitule American Militarism on Steroids : The Military-Industrial Complex, Unbounded, Uncontained, and Undemocratic (Le militarisme américain sous stéroïdes : le complexe militaro-industriel, sans limites, sans freins et non démocratique).

Source : TomDispatch, William J. Astore, 02-12-2025

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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