Depuis des années, les personnes atteintes d’une maladie mentale ou en situation de handicap demandent aux Américains de lutter contre la criminalisation du handicap. Le feront-ils ?
Source : Truthout, Leah Harris, Liat Ben-Moshe
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Les Américains adorent les asiles de l’époque victorienne. En tant que divertissement sortant de la normalité, ils offrent des sensations fortes en partant du principe que cette époque est révolue durant laquelle presque n’importe qui pouvait faire interner des gens pour presque n’importe quoi et souvent à vie.
Pourtant, depuis des décennies, des universitaires, des experts et des politiciens de tout le spectre politique appellent ouvertement à un retour à l’asile. Aujourd’hui, un nouveau décret signé par Trump le 24 juin 2025 propose que les États utilisent les lois sur l’engagement civil pour faire disparaître les personnes non logées, les malades mentaux et les handicapés, ainsi que (certains toxicomanes dans des établissements fermés de longue durée et dans le cadre de programmes coercitifs. Bienvenue pour ce retour à l’asile.
Déployant une approche punitive du sans-abrisme, de la toxicomanie et du handicap psychiatrique, le décret, judicieusement intitulé « Mettre fin au crime et au désordre dans les rues d’Amérique », brosse un tableau familier de vagabonds qui seraient dangereux et indésirables et devraient donc être expurgés de la société et soignés de force pour le bien de l’ordre. Cela reproduit un narratif erroné longtemps perpétué qui voudrait que les causes profondes du sans-abrisme seraient « les maladies mentales graves et la toxicomanie », plutôt que la montée en flèche des coûts du logement. Ce décret met fin au soutien fédéral aux programmes visant à réduire les risques et au modèle « Logement d’abord », incitant au contraire les États et les localités à adopter ou à étendre l’approche « law-and-order » (loi et ordre). Il permettrait également à la police d’accéder aux données de santé pourtant protégées des personnes non logées, contribuant ainsi à la croissance de l’IA carcérale au-delà de sa portée déjà étendue pour inclure les personnes handicapées, atteintes de maladies mentales et leurs aidants.
Alors que la publication du décret a suscité une couverture paniquée dans les médias et en ligne, voilà des années que les personnes malades mentales, handicapées et mal logées tirent la sonnette d’alarme. « Les handicapés ne cessent de répéter que le handicap allait être utilisé comme une arme », a déclaré Imani Barbarin, militante pour les droits des personnes handicapées, dans un message dénonçant les réactions disproportionnées de ceux qui, jusqu’alors, étaient restés largement silencieux face à la stigmatisation, l’abandon, l’enfermement et le meurtre social dont sont victimes les personnes atteintes de troubles psychiatriques et d’autres handicaps.
La dystopie a toujours été là
En ligne, ce décret a déjà été comparé aux tous premiers chapitres de l’Holocauste nazi, certains commentateurs établissant des parallèles avec l’« Aktion Arbeitsscheu Reich », ou Opération Travail-Espoir, qui a débuté en 1938 et visait les « éléments antisociaux », notamment les alcooliques, les chômeurs et les vagabonds, parmi bien d’autres catégories. Cette opération a précédé l’Aktion T4, le programme d’euthanasie nazi qui, en 1939, a marqué le début de l’holocauste par l’assassinat massif de personnes en situation de handicap.
Azrael Mae Ní Mháille, éducatrice en santé publique, militante de l’organisation PWUD (mouvement de réduction des risques dirigé par des toxicomanes), a, en réponse à l’ordre exécutif, posté le 25 juillet 2025, déclaré ce qui suit : « Les appels à un retour au système d’asile violemment discriminatoire envers les personnes en situation de handicap, ou au renforcement continu des lois anti-vagabondage profondément racistes postérieures à l’émancipation, frôlent le retour à l’esclavage légalisé ou à une nouvelle Aktion T4. »
Aux États-Unis, berceau du mouvement eugéniste qui a inspiré Adolf Hitler, le rassemblement et l’enfermement des « indésirables » dans des asiles, des institutions et des centres de détention constituent ce que l’universitaire Jess Whatcott appelle l’eugénisme carcéral.
Si les parallèles historiques font froid dans le dos, il n’est pas nécessaire de remonter aussi loin. Depuis la fin des années 1990, des efforts sont déployés aux États-Unis pour intégrer l’asile dans la communauté, sous la forme de lois étatiques sur l’hospitalisation d’office en ambulatoire. Ces lois créent des tribunaux civils qui imposent un traitement, sous peine d’incarcération psychiatrique en cas de non-respect des ordonnances.
Les dispositions du nouveau décret seront familières à quiconque se tient au courant de la législation « anti-camping » qui a vu le jour dans un certain nombre d’États et plus de 100 villes au cours des dernières années, avec une composante d’intervention psychiatrique imposée. Au premier plan de ces efforts on trouve l’Institut Cicero, financé par les Koch, un groupe de réflexion de droite dirigé par l’investisseur en capital-risque Joe Lonsdale, qui, avec Peter Thiel, a cofondé Palantir.
Des mesures régressives telles que la loi californienne Community Assistance, Recovery, and Empowerment (CARE), signée par le gouverneur Gavin Newsom en 2022, ont mis en place le système CARE Court, qui contraint les personnes souffrant d’un handicap psychiatrique à suivre un traitement et, comme l’a fait remarquer Disability Rights California, crée une « nouvelle voie vers la mise sous tutelle ».
À New York, la politique d’éloignement imposé du maire Eric Adams encourage des approches similaires qui font disparaître les personnes souffrant de troubles mentaux des espaces publics et privés sous prétexte de traitement.
Et, il y a un peu plus d’un an, l’arrêt de la Cour suprême dans l’affaire Grants Pass v. Johnson a encore criminalisé le sans-abrisme, en donnant aux villes le feu vert pour imposer des amendes, des contraventions et des placements en détention à l’encontre de personnes sans domicile, même lorsqu’aucun refuge n’est disponible.
Cette vision dystopique de l’ordonnance exécutive était déjà là, motivée par le « médicalisme carcéral » et la « pathologisation raciale de la criminalité » — des termes inventés par Liat Ben-Moshe, l’une des autrices de cet article, pour décrire les différentes façons dont l’État qualifie de pathologiques la folie, le handicap, la race et la classe sociale afin de justifier la disparition et l’internement des personnes dans des prisons, des établissements psychiatriques et d’autres systèmes coercitifs qui sont simultanément présentés comme des structures de soins et de sécurité publique.
Le logement et les soins de santé étant toujours considérés comme des privilèges pour les méritants et non comme des droits aux États-Unis, les personnes en situation de handicap ou sans abri continuent d’être des boucs émissaires.
Les diverses interdictions de dormir à l’extérieur ont été décrites comme une guerre contre les mal-logés, rappelant les anciennes guerres contre la drogue et la pauvreté. Il s’agit de mettre en place une infrastructure de pathologisation criminelle raciale, parallèlement à d’autres formes de captivité et d’enfermement (le complexe carcéro-industriel, l’ICE et la détention des immigrés).
Il est donc important de prendre en considération le décret présidentiel parallèlement au mégaprojet de loi de réconciliation budgétaire qui est entré en vigueur le 4 juillet 2025. Cette législation promeut une politique mortifère typiquement américaine. Les dispositions eugénistes du méga projet de loi prévoient notamment des coupes a hauteur de 1 000 milliards de dollars concernant Medicaid, ce qui privera 17 millions d’Américains d’assurance maladie et d’aide alimentaire, entraînant la faim, l’invalidité, les maladies chroniques et les décès évitables. Parallèlement, ce projet prévoit un financement sans précédent de la violence d’État au cours des quatre prochaines années : 75 milliards de dollars pour l’ICE et 150 milliards de dollars pour l’armée, soit le plus gros budget de défense de l’histoire des États-Unis. À cela s’ajoutent les milliards annuels que les administrations successives ont injectés dans la machine militaire israélienne pour permettre l’occupation, l’apartheid, les mutilations de masse et le génocide en Palestine.
Alors que l’argent public est déversé dans les mains des milliardaires et au bénéfice des appareils militaires, policiers et de surveillance, et que le logement et les soins de santé continuent d’être considérés comme des privilèges pour les méritants et non comme des droits aux États-Unis, les personnes handicapées et sans abri continuent d’être les boucs émissaires de la société.
Mise en perspective du décret
Ce décret déploie des tactiques fascistes bien rodées, conçues pour instiller la peur et la confusion au sein du bas peuple. Il est important de noter que ce type de décret ne s’applique qu’aux actions du gouvernement fédéral. Alors que celui-ci peut attribuer ou retenir des ressources pour inciter les États à suivre certaines politiques fédérales carcérales, de nombreux États s’opposent déjà à ces nouveaux décrets.
Nous pouvons nous tourner vers l’histoire pour trouver des horreurs parallèles, mais nous pouvons également trouver des analogies en matière de résistance. Avant le début des années 1970, la plupart des gens pouvaient être enfermés à vie dans une institution, pratiquement sans procédure régulière. La désinstitutionnalisation est le résultat de décennies marquées par une mobilisation et une réflexion multidimensionnelles menées par des personnes souffrant de troubles mentaux ou de handicaps, des mouvements sociaux, ainsi que des parents, des avocats et des décideurs politiques engagés à leurs côtés. Ils ont réussi à faire adopter des réformes qui ont profondément modifié une politique de santé mentale vieille d’un siècle, accordant aux personnes handicapées une protection juridique contre les internements arbitraires. Aujourd’hui, le gouvernement fédéral ne peut pas simplement effacer ces avancées historiques, censurer les leçons tirées de la fermeture des asiles ou supprimer d’un trait de plume les lois et normes existantes des États en matière d’internement, aussi défaillantes soient-elles.
Avant le début des années 1970, la plupart des gens pouvaient être enfermés à vie dans une institution pratiquement sans aucune procédure régulière.
En dépit de l’argument bien connu selon lequel la désinstitutionnalisation, ou la fermeture de grandes institutions à partir du milieu des années 1950 en Amérique et jusque dans les années 1980, a été un échec colossal, abandonnant des personnes dans les rues et dans les prisons, il est important de rappeler qu’il s’agissait de l’un des plus grands mouvements de libération des prisons de l’histoire des États-Unis – un succès du militantisme, et non son échec. En revanche, une campagne bien orchestrée de discours politiques et médiatiques imprégnés de racisme néolibéral a plutôt dicté les politiques et les priorités pendant des décennies, faisant de ce militantisme contre la pathologisation raciale criminelle un bouc émissaire, pour aboutir à la situation actuelle.
L’avenir nous dira comment évolue la dystopie en cours. Les investisseurs en capital-risque et les sociétés de capital-investissement se lanceront-ils dans les services « du berceau à la tombe », comme ils l’ont déjà fait pour d’autres formes de médicalisme carcéral et pour l’industrie pénitentiaire ? Par exemple, GEO Care, la filiale de la société carcérale à but lucratif GEO Group, gère déjà des hôpitaux de traitement psychiatrique avec hébergement dans des États tels que la Floride, la Caroline du Sud et le Texas. Par ailleurs, des milliards seront peut-être soutirés aux contribuables et dépensés pour des programmes qui ne fournissent aucun logement et dont l’impact sur le terrain est peu perceptible, comme dans le cas du CARE Court de Newsom – mettant en œuvre ce qu’il y a de plus vrai en matière de « gaspillage, fraude et abus » (par opposition aux fausses allégations de gaspillage, fraude et abus que Trump a fait circuler).
La résistance a aussi toujours été là
C’est pourquoi il est essentiel d’écouter ce que les militants des mouvements pour la justice en matière de logement, de justice pour les personnes atteintes de troubles mentaux, de justice pour les personnes handicapées, des mouvements pour la réduction des risques et pour l’abolition [La médecine abolitionniste consiste à remettre en question les outils de diagnostic et les directives thérapeutiques fondés sur la race qui renforcent des notions archaïques et scientifiquement inexactes de la race biologique, NdT] ont à dire au sujet de ce nouveau décret, et ce que cela signifie pour nos mouvements aujourd’hui.
« Nous ne sommes pas sans moyens pour empêcher le pire, écrit Ní Mháille. Même si beaucoup sont prêts à collaborer, il y a parmi nous ceux qui résisteront à ce qui s’annonce, au prix de leur salaire, de leur réputation, de leur liberté et de leur sécurité. Nous avons vu où cela mène. Nous devons refuser de collaborer, de nous soumettre ou de nous résigner. »
Les organisations de personnes handicapées et en situation de vulnérabilité mentale se préparent depuis longtemps à des moments comme celui-ci, nous montrant comment créer et renforcer des réseaux indirects de soins partagés. L’une de ces organisations est Project LETS, qui se dédie à la création de « collectifs de soutien par les pairs qui soient justes, réactifs et porteurs de changement, ainsi que de structures communautaires de soins de santé mentale qui ne dépendent pas des systèmes autorisés par l’État qui enferment nos concitoyens dans le complexe médico-industriel carcéral ». We the Unhoused, un podcast animé par Theo Henderson, traque depuis des années la criminalisation croissante à Los Angeles et ailleurs, mettant en avant les réflexions pertinentes des organisateurs sans domicile et handicapés.
Avec ou sans décret, les efforts d’entraide, de réduction des risques et d’abolition se poursuivent sur le terrain comme ils l’ont toujours fait.
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Leah Harris est écrivaine et journaliste, son travail concerne principalement la justice et l’abolition dans les domaines de la folie et du handicap. Ses essais et ses écrits journalistiques ont été publiés dans Passengers Journal, Rooted in Rights, Truthout, Disability Visibility Project et dans les anthologies The Mad Studies Reader, We’ve Been Too Patient : Voices from Radical Mental Health, et Disability Vulnerability (à paraître en 2026).
Liat Ben-Moshe est universitaire et militante, elle travaille à l’intersection de l’incarcération, de l’abolition et du handicap/de la folie. Elle est professeure associée de criminologie, de droit et de justice à l’université de l’Illinois à Chicago, autrice de Decarcerating Disability : Deinstitutionalization and Prison Abolition (2020) et coéditrice de Disability Incarcerated (2014). Pour en savoir plus sur son travail, consultez le site liatbenmoshe.com/
Source : Truthout, Leah Harris, Liat Ben-Moshe, 31-07-2025
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