Rahmanullah Lakanwal avait entre 14 et 16 ans lorsqu’il est devenu milicien soutenu par la CIA en Afghanistan.
Source : Truthout, Emran Feroz
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Après que deux soldats de la Garde nationale ont été abattus à Washington la semaine dernière, plusieurs experts et politiciens américains se sont empressés de décrire l’auteur présumé de l’attaque. Ils ont supposé à tort qu’il avait importé sa « culture » ou sa « société » aux États-Unis.
« Vous n’importez pas seulement des individus. Vous importez des sociétés. […] À grande échelle, les migrants et leurs descendants recréent les conditions et les terreurs de leurs pays d’origine dévastés » a déclaré sur X Stephen Miller, chef de cabinet adjoint chargé des politiques à la Maison Blanche.
L’hypothèse de Miller sur le « grand mensonge de la migration de masse » était complètement erronée. Lorsque j’ai vu le nom du suspect, Rahmanullah Lakanwal, j’ai immédiatement reconnu qu’il avait travaillé comme milicien formé par les États-Unis, et que c’étaient les États-Unis qui avaient détruit son enfance, sa vie et son pays natal. Lakanwal est arrivé aux États-Unis en 2021 en tant que membre de longue date de l’une des forces paramilitaires de la CIA en Afghanistan : les Zero Units. Pendant des années, Lakanwal a été traité comme un allié des États-Unis et a reçu de nombreuses ressources de l’armée et des services de renseignement américains pour accomplir certaines des tâches les plus brutales au nom de l’occupation américaine en Afghanistan.
Les Zero Units figuraient parmi les instruments les plus agressifs de la campagne américaine en Afghanistan. Bien que certaines unités aient été officiellement liées aux services de renseignement afghans, elles ont en réalité été créées, entraînées, armées et dirigées par la CIA. Elles opéraient en dehors du cadre légal afghan et échappaient à tout contrôle réaliste. Elles étaient alors connues dans le pays comme l’un des acteurs armés les plus redoutés de la guerre.
En 2019, Human Rights Watch a recensé au moins 14 cas majeurs d’exactions commises par ces forces entre 2017 et 2019 seulement, notamment des homicides illégaux, des disparitions et des attaques contre des établissements médicaux. Le nombre réel est très certainement plus élevé. De nombreuses zones où opéraient les unités Zéro étaient inaccessibles aux journalistes et aux observateurs des droits humains en raison de restrictions et de répressions massives.
Dans la province de Khost, d’où venait Lakanwal et où j’ai mené une enquête approfondie en 2017, les habitants ont décrit des détentions arbitraires répétées, des meurtres et des raids nocturnes notoires, au cours desquels des soldats et des miliciens ont brutalement pris pour cible des maisons civiles. Lors d’un incident, les combattants clandestins de la Force de protection de Khost, une autre milice soutenue par la CIA similaire aux unités Zéro, ont tué 14 civils, dont des femmes, au cours d’une seule opération. Les responsables afghans ne pouvaient pas intervenir, car ces unités ne relevaient pas de Kaboul. « Ne les laisse pas t’attraper », m’ont dit plusieurs de mes amis à Khost lorsque j’enquêtais à l’époque sur les crimes de guerre américains dans la région.
Les responsables afghans m’ont répété à plusieurs reprises que leur gouvernement n’avait aucune autorité sur ces milices créées par la CIA.
Selon plusieurs sources provenant de sa région d’origine, l’unité de Lakanwal a également mené des opérations à Kandahar, où des crimes de guerre ont été commis et où même des membres des forces de sécurité afghanes soutenues par les États-Unis ont été tués. Ces actions n’ont jamais eu de conséquences pour les Zero Units ou leurs responsables américains. L’impunité était une réalité opérationnelle, et non un dysfonctionnement.
Avant le retour des talibans en 2021, les responsables afghans m’ont répété à plusieurs reprises que leur gouvernement n’avait aucune autorité sur ces milices mises en place par la CIA. Cela était largement compris en Afghanistan : si des combattants de l’unité Zéro arrivaient chez vous pendant la nuit, aucun tribunal, policier ou ministère afghan ne pouvait vous protéger.
Washington a conçu ces unités de cette manière. Les États-Unis voulaient une force d’intervention rapide, libre de toute contrainte bureaucratique locale, de toute négociation politique ou de toute limite juridique. Les risques à long terme – politiques, sociaux et psychologiques – ont tous été ignorés.
Lorsque les talibans ont pris le contrôle de Kaboul il y a quatre ans, les Zero Units ont brusquement perdu la protection dont elles bénéficiaient depuis des années, leurs soutiens américains s’étant retirés. À juste titre, leurs combattants craignaient que leur passé meurtrier ne fasse d’eux des cibles immédiates pour le nouveau régime taliban. Pendant le retrait chaotique des États-Unis, les membres de ces unités ont été chargés de sécuriser l’aéroport de Kaboul. Des témoins ont décrit des membres des Zero Units repoussant la foule et prenant de grosses sommes d’argent à des Afghans désespérés de bénéficier de vols d’évacuation.
Pourtant, les États-Unis ont quand même évacué les Zero Units et d’autres criminels de guerre de facto. Pas de manière sélective, pas avec prudence, mais de manière exhaustive. Une milice créée pour mener une guerre secrète a été relogée dans des banlieues américaines sans aucun processus de responsabilité publique – ni au niveau international, ni aux États-Unis, ni en Afghanistan – et sans aucun plan pour traiter les traumatismes importants dont souffraient ses membres.
Les États-Unis voulaient une force d’intervention rapide, libre de toute contrainte juridique. Les risques à long terme – politiques, sociaux et psychologiques – ont tous été ignorés.
Selon différentes sources, Rahmanullah Lakanwal avait entre 14 et 16 ans lorsqu’il est devenu milicien. Beaucoup d’autres, y compris d’anciens soldats avec lesquels je suis en contact, ont également commencé leur parcours militaire alors qu’ils étaient mineurs. Une fois aux États-Unis, certains anciens combattants se sont retrouvés isolés, sans soutien linguistique, sans liens communautaires et sans aide psychologique. Selon des sources à Khost et aux États-Unis, Lakanwal avait longtemps souffert avant de quitter l’Afghanistan. Plusieurs médias ont rapporté qu’il avait été profondément traumatisé par les opérations qu’il avait menées sous la direction des États-Unis. Son travail de livreur pour Amazon n’a pas changé grand-chose à cette réalité.
Parallèlement, les promesses de Donald Trump concernant des expulsions massives et la montée du racisme anti-immigrés au sein des deux partis ont fait craindre à de nombreux évacués afghans, y compris d’anciens combattants d’unités Zéro, d’être renvoyés dans un Afghanistan contrôlé par les talibans. Pour quelqu’un comme Lakanwal, l’expulsion n’était pas une préoccupation théorique. C’était une condamnation à mort.
Les États-Unis doivent reconnaître ce que cette fusillade représente. Il ne s’agit pas d’un échec du contrôle des immigrants ou d’un acte de radicalisation surprise. C’est le résultat direct d’une stratégie militaire américaine qui s’est appuyée sur des milices habilitées à tuer sans conséquence, puis a tenté de réintégrer ces mêmes combattants dans la société, une société complètement nouvelle qui plus est, sans tenir compte de leur histoire.
Les États-Unis ont mené une guerre dans laquelle les partenaires afghans ont été encouragés à agir en dehors du cadre légal, et parfois en dehors des normes élémentaires de conduite humaine. Ils ont ensuite évacué bon nombre d’entre eux sans mettre en place de structure de responsabilisation, sans soutien psychologique et sans reconnaître ni ce qu’ils avaient fait ni ce qu’ils avaient enduré.
Rahmanullah Lakanwal n’a pas apporté d’idéologie étrangère sur le sol américain. Il a été façonné par le système antiterroriste américain lui-même. La violence qu’il a exercée à Washington est liée à celle qu’il a exercée en Afghanistan, non pas parce qu’il partageait les objectifs des talibans, mais parce qu’il partageait l’environnement opérationnel de la CIA. Sa violence fait partie des nombreux monstres que les États-Unis ont créés pendant la « guerre contre le terrorisme. »
Si les décideurs politiques américains veulent comprendre comment un homme formé et entraîné par leur propre appareil de sécurité a fini par tuer deux soldats américains près de la Maison Blanche, ils devraient commencer par admettre une chose fondamentale : lorsqu’on mène une guerre secrète pendant deux décennies, celle-ci finit par sortir de l’ombre.
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Emran Feroz est un journaliste, écrivain et activiste afghano-autrichien actuellement basé en Allemagne. Il est le fondateur de Drone Memorial, un mémorial virtuel dédié aux victimes civiles des frappes de drones.
Source : Truthout, Emran Feroz – 03-12-2025
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
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