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21.mai.202521.5.2025 // Les Crises

Les forces américaines regagnent discrètement le Moyen-Orient

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L’armée a considérablement étendu son emprise, ce qui soulève des questions sur la stratégie et la durabilité.

Source : Responsible Statecraft, Safia K. Southey
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Depuis le 7 octobre 2023, les États-Unis ont discrètement mais significativement renforcé leur présence militaire au Moyen-Orient, inversant ainsi la tendance à la réduction des effectifs qui avait suivi leur retrait d’Afghanistan en 2021.

Le nombre de soldats américains dans la région est passé d’environ 34 000 à près de 50 000 à la fin de 2024, un niveau jamais atteint depuis le premier mandat de Trump, ce qui s’ajoute à une augmentation rapide des déploiements navals et aériens. Ce changement reflète un recalibrage stratégique qui semble moins motivé par une planification à long terme que par une réponse improvisée aux menaces perçues en provenance de l’Iran, à l’instabilité en mer Rouge et à la pression politique intérieure pour « agir » sans s’engager dans un conflit à grande échelle.

Même si ces mouvements ont le plus souvent échappé à l’attention du public, ils marquent une augmentation significative du dispositif régional des forces américaines. L’un des changements les plus visibles a été le déploiement de trois porte-avions dans les eaux proches du Yémen : l’USS Dwight D. Eisenhower, l’USS Carl Vinson et l’USS Harry S. Truman, dans le cadre de l’opération Prosperity Guardian, une force opérationnelle multinationale lancée en réponse aux attaques des Houthis contre les voies de navigation en mer Rouge.

Ces porte-avions ont assuré la couverture aérienne lors de l’escalade des frappes contre les cibles et les infrastructures des Houthis, suite aux attaques menées par ce groupe contre les voies maritimes en mer Rouge en représailles à la guerre menée par Israël contre Gaza. Chaque groupe d’attaque de porte-avions est également accompagné d’une escorte de croiseurs et de destroyers équipés de missiles guidés et de systèmes de défense antimissile Aegis. L’USS Carl Vinson embarque 90 avions et 6 000 membres d’équipage, ce qui renforce les capacités opérationnelles de la marine américaine dans la région.

Dans le même temps, six bombardiers furtifs B-2 – représentant près de 30 % de la flotte de bombardiers furtifs de l’armée de l’air américaine – ont été déployés à Diego Garcia, une base éloignée mais stratégiquement située dans l’océan Indien, qui offre une rampe de lancement pour des missions à longue portée visant à dissuader l’Iran et à renforcer la domination sur le détroit d’Ormuz. Il s’agit de l’un des plus importants déploiements de ce type sur cette base depuis que les États-Unis ont entrepris sa construction en 1971.

Les déploiements en Jordanie et à Chypre ont également été étendus et officialisés par de nouveaux accords, tandis que des unités de marines et de l’armée de terre se relaient au Koweït et en Arabie saoudite. Environ 13 500 soldats américains sont basés au Koweït, principalement à Camp Arifjan et à la base aérienne d’Ali al-Salem, ce qui souligne l’importance stratégique de ces installations. La base aérienne d’Al Udeid au Qatar et la base aérienne de Muwaffaq Salti en Jordanie ont servi de plates-formes clés pour les opérations de renseignement, de surveillance et de reconnaissance (ISR), ainsi que pour les sorties de F-15/F-16. L’intensification des opérations ISR reflète une évolution vers une surveillance persistante en tant que forme de dissuasion, avec des systèmes aériens sans pilote et des plateformes de renseignement par signaux opérant dans le Golfe et le Levant.

En mars 2025, le Pentagone a lancé l’opération Rough Rider, une extension significative de sa campagne contre les territoires contrôlés par les Houthis au Yémen, en utilisant le prétexte de la lutte contre la piraterie et de la sécurité maritime pour justifier des frappes aériennes très meurtrières sur des cibles militaires et logistiques. Le 18 avril, des dizaines de personnes auraient été tuées lors d’une frappe sur le port pétrolier de Ras Isa, ce qui a suscité une condamnation par des groupes humanitaires et des accusations de dérapage stratégique.

Après le 7 octobre 2023, l’administration Biden a présenté ses déploiements au Moyen-Orient comme réactifs et défensifs, visant à protéger le personnel américain et à dissuader les mandataires iraniens. Toutefois, le schéma des mouvements des forces révèle une histoire plus complexe qui a vu la dissuasion devenir de plus en plus une doctrine d’inertie.

Plutôt que de réduire les risques, cette montée en puissance traduit une volonté constante d’escalade sans stratégie claire ni finalité. Washington brûle des ressources militaires de haut niveau pour intercepter les projectiles houthis peu coûteux. En effet, le coût d’un drone houthi ne dépasse pas 2 000 dollars, alors qu’un seul missile intercepteur américain – SM-6 ou Patriot – peut coûter plus de 4 millions de dollars.

Il en résulte une boucle tactique : les Houthis saignent les stocks américains sans modifier l’équilibre stratégique. En ce sens, la dernière montée en puissance des États-Unis rappelle le paradigme de la « politique de la présence » de l’après 11 septembre, par laquelle l’emprise militaire se substitue à la stratégie politique. L’autonomie opérationnelle croissante du CENTCOM, avec des commandants sur le terrain qui agissent souvent avant ou en dehors des délais diplomatiques civils, ne fait qu’aggraver le problème, soulignant une dynamique dans laquelle c’est de plus en plus la posture militaire qui détermine la politique étrangère, et non l’inverse.

L’administration Trump peut bien penser que cette accumulation permet de peser dans les futures négociations avec l’Iran ou de protéger les alliés régionaux des représailles iraniennes. Mais le risque d’erreur de calcul s’accroît. Plus les moyens sont concentrés sur des théâtres instables, plus les risques d’escalade accidentelle augmentent, notamment en raison de la prolifération des frappes de drones, des incidents maritimes et des opérations cybernétiques. Exemples de points chauds possibles : un tir de missile des Houthis sur l’USS Laboon en janvier 2024 et un essaim de drones iraniens près des bases américaines à Bahreïn.

Ce qui est moins clair, en revanche, est de savoir combien de temps cette posture pourra être maintenue : le coût financier, le fardeau logistique et l’ambiguïté stratégique soulèvent des questions quant à la durabilité, tant à Washington que chez des alliés de plus en plus inquiets.

*

Safia est étudiante à l’école de droit de Columbia et stagiaire au Quincy Institute Middle East. Elle a travaillé pour Amnesty, Human Rights Watch et le Centre international pour la justice transitionnelle. Elle se travaille principalement sur le droit international, la politique au Moyen-Orient et les mécanismes de justice alternative.

Source : Responsible Statecraft, Safia K. Southey, 24-04-2025

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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