Les deux puissances du Moyen-Orient, en proie à des crises, se rapprochent, ce qui ne réjouit pas certains gouvernements.
Source : Responsible Statecraft, Elfadil Ibrahim
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Le mois dernier, au cœur du vieux Caire, l’un des plus anciens clivages du Moyen-Orient a été publiquement enterré.
Le ministre iranien des affaires étrangères, Abbas Araghchi, entouré de responsables égyptiens, s’est promené dans le bazar historique Khan el-Khalili du Caire, a prié à la mosquée Al-Hussein et a dîné avec d’anciens ministres égyptiens des affaires étrangères dans le célèbre restaurant Naguib Mahfouz. Araghchi a déclaré sans équivoque que les relations égypto-iraniennes étaient « entrées dans une nouvelle phase ».
Plus qu’une simple visite diplomatique, cette visite est le signe d’un changement potentiellement sismique entre deux puissances du Moyen-Orient, rapprochées par des crises communes.
La rupture entre les deux pays datait de 1979, lorsque les dirigeants révolutionnaires iraniens ont cessé toute relation diplomatique après la signature, par le président égyptien Anouar el-Sadate des accords de Camp David avec Israël – une trahison aux yeux de Téhéran. Le schisme s’est aggravé lorsque Le Caire a accordé l’asile au shah déchu Mohammad Reza Pahlavi, qui venait d’être renversé par une révolution populaire donnant naissance à une République islamique sous la direction de l’ayatollah Khomeini. En 1980, le shah est mort en Egypte et il y est enterré.
Pendant la guerre Iran-Irak (1980-1988), le soutien concret de l’Égypte au régime de Saddam Hussein a conforté Téhéran dans sa perception du Caire comme un antagoniste. Pendant des décennies, les relations diplomatiques sont restées gelées, ne connaissant que d’intermittentes tentatives de dialogue qui se sont révélées largement infructueuses.
Dans ce contexte de griefs accumulés, le fait que Téhéran ait récemment rebaptisé la « rue Khalid al-Islambouli » est un geste particulièrement significatif. Cette rue rendait hommage au principal suspect de l’assassinat de Sadate en 1981, lui que l’Iran a qualifié de « martyr » après son exécution par peloton d’exécution ordonnée par le tribunal. Le nouveau nom, « Hassan Nasrallah Street, » rend cette foi hommage au chef du Hezbollah, tué par des frappes aériennes israéliennes en 2024, rectifiant ainsi une insulte faite à l’Égypte depuis des décennies.
Ce changement de nom est une concession stratégique, qui lève ce qu’Araghchi a appelé le « dernier obstacle » à la normalisation quelques semaines plus tôt. Le Caire a rapidement approuvé publiquement cette décision, le porte-parole du ministère des affaires étrangères, l’ambassadeur Tamim Khallaf, la qualifiant de « mesure positive » qui « contribue à remettre les choses sur la bonne voie », démontrant ainsi la volonté de l’Égypte de tourner la page.
Lors de ce marathon de réunions avec le président Abdel Fattah el-Sisi et le ministre des affaires étrangères Badr Abdelatty en juin, Araghchi a affirmé : « La confiance entre Le Caire et Téhéran n’a jamais été aussi grande. » Ces réunions ont abouti à un accord concret en vue du lancement de consultations politiques régulières au niveau sous-ministériel, un mécanisme structurel qui faisait défaut depuis 1979.
Il est essentiel de noter qu’Abdelatty a prudemment présenté cette visite comme une nécessité pragmatique, et non comme un alignement inconditionnel. « Nous souhaitons mutuellement développer nos relations, en tenant compte des préoccupations et des perspectives de chaque partie », a déclaré le chef de la diplomatie égyptienne.
Cette nouvelle détente tient moins d’une amitié retrouvée que d’un calcul lucide face à des crises émergentes et convergentes. Tout d’abord, les attaques houthies contre le trafic maritime en mer Rouge, lancées en solidarité avec les Palestiniens de Gaza mais rendues possibles grâce aux armes et à l’entraînement fournis par l’Iran, ont porté un coup fatal à l’économie égyptienne. Des milliards de dollars de recettes du canal de Suez se sont évaporés lorsque le trafic maritime a été détourné pour contourner l’Afrique.
Même si Araghchi a ouvertement minimisé la possibilité d’exercer un contrôle direct sur les Houthis, insistant sur le fait que le Yémen « prend ses propres décisions », Le Caire a désespérément besoin de l’influence de Téhéran pour rétablir la sécurité maritime. Le fait que Abdelatty ait clairement insisté sur la « protection de la liberté de navigation dans la mer Rouge » lors d’un appel téléphonique avec Araghchi en mars souligne cette priorité vitale.
Bien que les Houthis du Yémen conservent leur indépendance opérationnelle vis-à-vis de Téhéran, le soutien iranien au groupe est bien documenté, et les déclarations des dirigeants égyptiens indiquent que l’Iran pourrait exercer une influence significative sur les Houthis.
Pour l’Iran, ébranlé par les frappes israéliennes et américaines du mois dernier sur ses infrastructures nucléaires et militaires, la normalisation avec l’Égypte, cœur culturel du monde arabe et important allié des États-Unis, contribue à établir sa légitimité régionale et à élargir ses options diplomatiques. Cette démarche est d’autant plus urgente que son « Axe de résistance » traditionnel est en perte de vitesse, alors que le Hezbollah est battu au Liban, le Hamas assiégé à Gaza et Bachar Al-Assad évincé en Syrie.
Les dynamiques régionales plus larges sont de plus en plus propices à la normalisation irano-égyptienne. Le fait que la Chine ait négocié en 2023 le rapprochement entre l’Arabie saoudite et l’Iran a permis de lever un veto essentiel. Riyad ayant rétabli ses liens avec Téhéran, Le Caire a gagné la liberté d’engager le dialogue avec l’Iran sans craindre de s’aliéner ses principaux bailleurs de fonds du Golfe.
Cette nouvelle liberté diplomatique est accélérée par la réalité brutale de la guerre civile au Soudan. Le conflit a poussé les forces armées soudanaises (SAF) à raviver une alliance dormante avec l’Iran dans une quête désespérée de soutien militaire. L’Égypte étant également l’un des principaux bailleurs de fonds des FAS, Le Caire et Téhéran ont désormais un allié commun dans une guerre qui fait rage aux portes méridionales de l’Égypte, créant ainsi une arène inattendue d’intérêts communs.
Ces réalignements régionaux, associés à des difficultés économiques similaires : crise de la dette égyptienne et sanctions invalidantes de l’Iran, ont pour effet de favoriser une coopération tangible dans les domaines du commerce et du tourisme religieux (principalement pour les Iraniens qui souhaitent se rendre sur les sites chiites en Égypte).
En outre, l’assaut israélien de 12 jours contre l’Iran a encore intensifié la coopération entre Le Caire et Téhéran.
L’offensive a créé des crises parallèles pour les deux pays : pour l’Iran, les frappes israéliennes, menées avec l’aide des États-Unis, contre ses infrastructures de défense et nucléaires ont renforcé son isolement, violé son territoire et fait dérailler la diplomatie nucléaire. Dans le même temps, la sécurité énergétique de l’Égypte a été affectée lorsque les gisements de gaz exploités par Israël, qui fournissaient 15 à 20 % de ses besoins, ont été fermés. Des mesures d’urgence ont dû être prises et des pannes d’électricité ont été redoutées, révélant ainsi une vulnérabilité partagée favorisée par le conflit.
Les attaques ont également amplifié le rôle de médiateur de l’Égypte tout en rapprochant l’Iran et l’Égypte. L’appel entre Sisi et le président iranien Masoud Pezeshkian, à peine quelques heures avant les frappes américaines sur les sites nucléaires iraniens, au cours duquel Sisi a condamné « l’escalade » israélienne, a mis en évidence la position particulière du Caire. Le ministre égyptien des affaires étrangères s’est depuis lancé dans un blitz diplomatique, en coordination avec Oman, qui a servi de médiateur dans les pourparlers entre les États-Unis et l’Iran, avec l’envoyé spécial des États-Unis pour les affaires du Moyen-Orient, Steve Witkoff ; et avec Rafael Grossi, directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), dans l’espoir de relancer les négociations sur le nucléaire.
En dépit de cette dynamique, la confiance diplomatique pleine et entière reste entravée par des divisions structurelles. La position pro-occidentale de l’Égypte, solidement ancrée autour de l’aide militaire américaine et du traité signé il y a 46 ans avec Israël, est en conflit avec l’éthique révolutionnaire de Téhéran. L’hostilité envers les États-Unis (qualifiés de « Grand Satan » par les fondateurs de la République islamique) reste un pilier central, quoique flexible, de la politique étrangère iranienne.
Pour le Caire, sa relation avec Israël n’est pas négociable, pour des raisons à la fois stratégiques et existentielles. Israël est non seulement un fournisseur d’énergie essentiel, mais aussi un partenaire indispensable dans les pourparlers de cessez-le-feu avec Gaza visant à mettre fin à la guerre brutale qui fait rage à la frontière égyptienne du Sinaï. La position anti-occidentale de l’Iran, quant à elle, a été renforcée par une série d’escalades israéliennes : des frappes directes tuant des personnalités militaires et scientifiques de haut rang, et des menaces explicites d’assassiner le guide suprême de l’Iran, l’ayatollah Ali Khamenei.
Le soutien de l’Iran au Hamas, le groupe militant qu’Israël combat à Gaza depuis près de deux ans, n’est pas seulement une complication, c’est un obstacle structurel.
L’Égypte, en plus d’être un médiateur clé dans le conflit de Gaza, est également une partie prenante importante dont les intérêts sensibles en matière de sécurité nationale sont en jeu. Ses principaux objectifs sont d’obtenir un cessez-le-feu, d’établir une autorité gouvernementale dans une bande de Gaza d’après-guerre et, surtout, d’empêcher un afflux massif de réfugiés palestiniens dans la péninsule du Sinaï.
Cependant, les objectifs du Caire sont en contradiction flagrante avec les déclarations publiques de l’Iran en faveur du groupe militant. Pour l’Égypte, le Hamas n’est pas un partenaire, mais une dangereuse menace pour sa sécurité. Le Caire considère le groupe comme une ramification hostile de son principal ennemi intérieur, les Frères musulmans, et l’accuse depuis longtemps d’alimenter la brutale insurrection islamiste dans la péninsule du Sinaï. Cette animosité profondément ancrée est inconciliable avec la position de Téhéran.
Après les attaques du Hamas contre Israël le 7 octobre, le président iranien Ebrahim Raisi a salué une « opération victorieuse » qui a « réjoui l’Oumma islamique ». Dans une récente interview accordée à Fox News, le ministre iranien des affaires étrangères a qualifié le Hamas de « combattants de la liberté… en lutte pour une cause juste ».
Cette reconnaissance n’est pas seulement politique, elle s’appuie sur des liens opérationnels assurés par des personnalités telles que le commandant des Gardiens de la révolution Saeed Izadi, récemment assassiné, qui, dit-on, aurait coordonné les opérations militaires avec le Hamas. Bien que des rapports indiquent que l’Iran n’a pas participé à l’attaque du 7 octobre, son éloge du Hamas découle de décennies de soutien matériel qui ont permis au groupe de renforcer ses capacités militaires.
Le soutien de l’Iran au Hamas et son hostilité fondamentale à l’égard d’Israël, qui est lui-même un partenaire nécessaire bien que frustrant pour l’Égypte, continueront à compliquer les relations naissantes.
Le rapprochement entre Le Caire et Téhéran n’est donc pas une grande étreinte stratégique, mais plutôt un mariage de convenance. Sa trajectoire penche vers un engagement plus profond parce que la nécessité mutuelle, sécuriser les voies navigables, éviter une guerre régionale totale, survivre économiquement, l’emporte désormais sur les coûts de l’évitement.
Il est probable que les deux nations transformeront bientôt leurs missions actuelles de faible niveau en ambassades à part entière, que les liens économiques continueront à se développer et que les canaux diplomatiques resteront actifs sur des points chauds tels que la crise de la mer Rouge et les pourparlers nucléaires entre les États-Unis et l’Iran. Toutefois, ces relations resteront intrinsèquement transactionnelles, limitées par leurs intérêts nationaux concurrents.
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Elfadil Ibrahim est écrivain et analyste, il couvre la politique du Moyen-Orient et de l’Afrique, avec une attention particulière pour le Soudan. Son travail a été publié dans The Guardian, Al Jazeera, The New Arab, Open Democracy et d’autres médias.
Les opinions exprimées par les auteurs sur Responsible Statecraft ne reflètent pas nécessairement celles du Quincy Institute ou de ses associés.
Source : Responsible Statecraft, Elfadil Ibrahim, 29-07-2025
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