Les doutes à propos du colossal accord militaire AUKUS se multiplient. Mais les tactiques de protection à la limite du racket de Donald Trump et d’une classe politique australienne servile signifient qu’il survivra probablement.
Source : Jacobin, Chris Dite
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Analyse de Nuked : The Submarine Fiasco that Sank Australia’s Sovereignty [Atomisés : le fiasco des sous-marins qui a fait sombrer la souveraineté de l’Australie] par Andrew Fowler (Melbourne University Press, 2024)
L’accord AUKUS entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie continue de faire scandale. En apparence, il s’agit d’un gigantesque accord d’acquisition de matériel militaire, mais il s’agit en fait d’une tentative à peine dissimulée de contenir la Chine. Alors que les doutes sur le projet sont depuis longtemps largement répandus en Australie, ils s’étendent maintenant à Washington, jetant une incertitude encore plus grande quant à l’avenir de l’accord.
L’AUKUS enferme l’Australie dans un contrat long de plusieurs décennies et à hauteur de 245 milliards de dollars US pour l’achat de sous-marins à propulsion nucléaire fabriqués aux États-Unis (et plus tard au Royaume-Uni). Toutefois, tant les États-Unis que le Royaume-Uni ont admis qu’ils ne seront pas en mesure de fournir ces sous-marins si l’Australie ne contribue pas de manière substantielle à l’expansion de l’industrialisation de ces deux pays – et même dans ce cas, il n’y a aucune garantie. Selon l’accord, si tout se passe comme prévu, l’Australie recevra quelques sous-marins de seconde main aux environs de 2030, et même alors, ceux-ci resteront sous contrôle des États-Unis.
Du moins, c’était la teneur d’AUKUS avant la seconde présidence de Donald Trump. Après avoir pris les rênes de la Maison-Blanche, l’administration Trump s’est penchée sur cette opération exorbitante de vol qualifié orchestrée par Biden et a décidé que cette extorsion n’était pas suffisante. Aujourd’hui, de hauts responsables du Bureau de la gestion et du budget de Trump conseillent à Washington de « tirer davantage parti » de l’accord « parce que les Australiens se sont montrés remarquablement imprévisibles. » Donald Trump a exigé une révision de l’accord AUKUS, afin d’y inclure des garanties irrévocables quant à un soutien de l’Australie aux États-Unis dans le cadre d’une hypothétique guerre contre la Chine.
Il n’est pas très compliqué de comprendre pourquoi de nombreux Australiens sont de plus mal à l’aise avec l’AUKUS, et il est tentant de mettre cet accord sur le compte d’un manque de discernement de la part de la classe politique australienne. Mais cela revient à éluder la question plus difficile de savoir comment les deux grands groupes politiques en sont venus à s’engager à défendre les intérêts américains, quel qu’en soit le prix.
« Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi de nombreux Australiens sont de plus en plus mal à l’aise avec AUKUS. »
C’est dans ce contexte que s’inscrit le récent livre Nuked : The Submarine Fiasco That Sank Australia’s Sovereignty (Atomisés : le fiasco des sous-marins qui a fait sombrer la souveraineté de l’Australie). Écrit par Andrew Fowler, ancien journaliste d’investigation de l’Australian Broadcasting Corporation (ABC), Nuked est le premier ouvrage à se pencher très en détail sur la manière dont des agents américains se sont entendus avec des politiciens australiens pour faire échouer un accord existant d’achat de sous-marins avec la France en faveur de l’AUKUS. Cet ouvrage met en lumière la malignité interne de la politique australienne et révèle le prix de plus en plus élevé que l’Amérique exige de ses alliés subalternes.
Ici, point de dragons
L’argument principal de Fowler est que l’Australie s’est déshonorée lorsqu’elle est revenue sur son accord initial avec la France concernant les sous-marins, et qu’elle l’a fait sur une base antidémocratique. Selon Fowler, une petite clique de politiciens et d’espions farouchement pro-américains ont conspiré avec leurs homologues à Washington et à l’ambassade des États-Unis au détriment de l’intérêt national australien. L’AUKUS ne reposait sur aucun réel fondement commercial et le processus qui a conduit à son élaboration n’a fait l’objet d’aucun contrôle. Qui plus est, Fowler affirme que Scott Morrison, alors Premier ministre de la coalition, a eu recours à un chantage électoral assez grossier pour amener l’opposition travailliste de l’époque à soutenir le projet.
La dramaturgie du récit de Fowler est quelque peu compromise par le fait que l’aveuglement pro-USA au sein de la politique australienne est majoritairement bipartite. Après tout, le Premier ministre travailliste Anthony Albanese a eu amplement l’occasion de mettre fin à l’AUKUS avec un coût électoral minime. Au lieu de cela, il a renforcé l’engagement de l’Australie.
Dans le récit de Fowler, les personnages qui soulèvent des questions et des doutes sérieux quant au fait d’avoir menti aux Français et trompé la population australienne – l’ancien Premier ministre Malcolm Turnbull ou la ministre travailliste des Affaires étrangères Penny Wong – sont eux-mêmes farouchement pro-américains. Leurs questions découlent d’un engagement en faveur d’une procédure qui doit être régulière et non d’un engagement en faveur d’une politique étrangère indépendante ou de la souveraineté australienne. L’absence d’une personnalité de premier plan, qui aurait prôné une politique étrangère indépendante, est l’une des caractéristiques les plus marquantes du récit de Fowler.
En effet, le seul véritable candidat à un regard « dissident » dans l’enquête de Fowler est l’ancien Premier ministre travailliste vieillissant Paul Keating, qui s’est régulièrement prononcé contre l’AUKUS. Fowler le reconnaît tout en suggérant que Keating porte une part de responsabilité indirecte dans la pusillanimité de l’establishment concernant la politique étrangère. En tant que Premier ministre, Keating a procédé à une série de coupes sombres dans le service public, l’affaiblissant au point qu’il est aujourd’hui trop lâche pour élever la voix et s’opposer à de mauvaises idées comme l’AUKUS.
Pour ajouter à la confusion – mais cela n’est pas mentionné par Fowler – Keating est également au service du milliardaire australien Anthony Pratt depuis plus d’une décennie, conseillant le magnat de l’industrie manufacturière sur « des questions d’ordre international. »
En 2021, lorsque l’AUKUS était en voie d’élaboration, Pratt aurait assuré la liaison entre Trump et l’establishment politique australien. Le fait que Keating – l’opposant public le plus sérieux à l’AUKUS – soit à la solde d’un proche allié de Trump en dit long sur l’état de l’opposition de l’establishment à l’accord.
Les principes élémentaires
Dans Nuked, Fowler explique brièvement la soumission fanatique de l’élite politique australienne à l’égard de Washington.
Dans son analyse, l’Australie soutient la répression de la montée en puissance de la Chine non parce que Pékin est antidémocratique, voire autoritaire, mais parce que l’Australie bénéficie des avantages économiques qui lui sont accordés en tant que puissance sous-impériale des États-Unis.
« Cette évaluation correspond bien aux commentaires de Joe Biden lors du lancement de l’AUKUS en 2023. Selon ses mots, la position dominante des États-Unis dans le Pacifique a permis de « faire respecter les principes élémentaires qui ont stimulé le commerce international […] Nos partenariats ont contribué à soutenir une croissance et une innovation incroyables. «
Nonobstant la pertinence de l’analyse de Fowler, affirmer que l’Australie ne tire que des avantages économiques de sa relation avec les États-Unis est trop simpliste et ne tient pas compte des nombreux inconvénients de cet accord.
Par exemple, les bénéfices australiens disparaissent dans les poches américaines en raison de la domination américaine sur les sociétés minières et les bourses australiennes. L’Australie néglige également ses investissements technologiques sur le plan national, préférant exporter des matières premières et importer des produits américains de haute technologie. La relation entre les États-Unis et l’Australie se caractérise aussi par un déficit commercial permanent et continu qui, depuis le début des relations, s’accompagne de lamentations de la part du pays aux antipodes quant à la façon d’y remédier.
Les relations entre les États-Unis et l’Australie se caractérisent par un déficit commercial permanent et continu, qui s’accompagne de lamentations de la part du pays aux antipodes quant à la façon d’y remédier.
Aussi importante que soit la balance commerciale, une évaluation sérieuse des avantages économiques tirés par l’Australie d’une relation asymétrique avec les États-Unis exige une analyse plus globale. Fowler va dans ce sens lorsqu’il qualifie l’Australie de « puissance sub-impériale », un terme qui renvoie à l’analyse de Clinton Fernandes concernant le rôle dominateur de l’Australie en Océanie, une analyse que Fowler fait sienne.
En conséquence de ce rôle, les banques et les grandes entreprises australiennes – les sociétés de télécommunications, par exemple – exercent une influence considérable dans le Pacifique, tandis que l’agriculture australienne dépend de l’importation de main-d’œuvre insulaire du Pacifique. Nombre de ces nations sont à leur tour désespérément dépendantes des envois de fonds des travailleurs migrants qu’elles perdent au profit de l’Australie. Laquelle s’engage en parallèle dans une sorte de diplomatie du piège de la dette en Océanie pour des raisons tant politiques que financières.
Il y a clairement des avantages à être un gros poisson dans ce qui était auparavant un petit étang américain. Et dans l’ensemble, les secteurs de l’économie australienne qui ne bénéficient pas directement de ces avantages régionaux ne semblent pas s’offusquer outre mesure de voir les entreprises américaines être aux commandes.
Pensez-vous souvent à la Pax Americana ?
Nuked soulève la question de savoir ce que signifie être un allié des États-Unis dans le Pacifique aujourd’hui. Fowler reprend le qualificatif de Clinton Fernandes quand il nomme l’Australie puissance « sub-impériale », la comparant ainsi à Israël. Les deux pays, note Fernandes, sont des économies avancées soutenues par des armées et des services de renseignement puissants, et tous deux sont entièrement dévoués au maintien de l’ordre américain sur une frontière donnée.
Mais il existe différentes façons de souligner les rôles et les responsabilités d’un État vassal dans le monde d’aujourd’hui. Gavan McCormack, professeur émérite de l’Australian National University, établit par exemple une comparaison entre l’Australie et le Japon. Selon lui, tous deux partagent une sorte de statut subalterne dans un monde qui, dans l’esprit des élites américaines, est divisé entre vassaux, tributaires et barbares.
Dans le même temps, McCormack insiste notamment sur la dynamique d’exploitation de la relation entre les économies japonaise et américaine. Comme il l’affirme, cette relation est « peut-être mieux perçue comme une sorte de taxation visant à maintenir la suprématie fiscale, militaire et même culturelle de Washington. » Comme il l’explique, cela signifie que l’économie japonaise, sérieusement malade, prend toutes les mesures nécessaires pour soutenir l’économie américaine tout aussi malade, déversant l’épargne japonaise dans le trou noir du manque américain de liquidité afin de subventionner l’empire mondial des États-Unis, de financer sa dette et de soutenir sa surconsommation.
Les économies japonaise et australienne sont bien sûr très différentes. Mais, si l’on y regarde de plus près, on constate que bien des points s’apparentent à une fiscalité directe à l’encontre de l’Australie, notamment l’accord AUKUS d’une valeur de 245 milliards de dollars, le déficit commercial annuel de 20 milliards de dollars de l’Australie et le fait que les entreprises américaines détiennent 26 % des parts dans tous les grands projets miniers. En outre, l’Australie accorde aux entreprises américaines des conditions généreuses d’accès à la Bourse australienne, ainsi que des exemptions à diverses réglementations en matière de contrôle des entreprises.
Certes il y a des différences entre les analyses de Fowler et de McCormack concernant les intérêts économiques qui sous-tendent la relation entre l’Australie et les États-Unis, cependant il est intéressant de constater que tant dans Nuked que dans Client State (2007) de McCormack, on voit les mêmes « pro-consuls » américains à la manoeuvre, intervenant très activement dans la politique australienne pour garantir la conformité militaire et la soumission économique du pays.
L’ancien secrétaire d’État américain Richard Armitage, par exemple, joue le rôle de meneur de jeu dans les deux récits. Chaque fois que les élites australiennes ou japonaises expriment des doutes quant à l’alliance, Armitage arrive, tape du poing sur la table lors de réunions importantes et exige une pleine adhésion dans le secteur militaire, une augmentation des importations de produits américains et davantage de privatisation.
Le dilemme auquel sont confrontés les dirigeants japonais, a récemment affirmé McCormack, est de savoir « comment servir Washington et la population japonaise en même temps. Incapables de dépasser cette contradiction, ils en seront tôt ou tard les victimes. »
L’Australie, qui a connu six Premiers ministres en dix ans pendant le « pivot vers l’Asie » des États-Unis, souffre d’une contradiction similaire. Cela complique également la thèse de Fowler selon laquelle l’Australie reste soumise à la recherche « d’avantages économiques. »
Certes, il est possible qu’il y ait des avantages économiques pour certains secteurs de l’économie australienne, du moins à court terme. Mais loin d’être une relation directe et mutuellement bénéfique, cela s’apparente davantage à un racket de protection de type mafieux. Les élites australiennes sont autorisées à poursuivre leurs activités, à condition qu’elles prélèvent des impôts de plus en plus élevés sur la population australienne, pour payer tribut à Washington, avec peu – ou dans le cas de l’AUKUS, rien – à recevoir en retour.
Pas de pays pour les anciens maîtres
La conclusion contre-intuitive de Fowler dans Nuked – reprise récemment par ses anciens collègues sur la chaîne de radiodiffusion nationale ABC – est que la politique étrangère australienne ne peut que devenir indépendante. Selon Fowler, cela pourrait se produire soit en raison du déclin de l’influence des États-Unis dans la région, soit parce que l’Australie serait prise au piège d’une guerre dévastatrice avec la Chine.
Quoi qu’il en soit, c’est un résultat que les responsables de la politique étrangère australienne ne veulent pas envisager. Fowler cite un ancien espion australien qui affirme que la classe politique australienne « ferait pratiquement n’importe quoi pour ne pas en arriver à cette conclusion. »
Il est clair que l’administration Trump est consciente de la volonté de l’Australie de payer n’importe quel prix et y voit l’occasion d’exiger une soumission encore plus grande.
« En effet, poursuit la source de Fowler, on s’achemine à toute vitesse vers un scénario où l’Australie sera plus engagée envers l’alliance américaine et le leadership des États-Unis en Asie que les États-Unis eux-mêmes. »
De l’autre côté du Pacifique, il est clair que l’administration Trump perçoit la volonté enthousiaste de l’Australie à payer n’importe quel prix et y voit l’occasion d’exiger une soumission encore plus grande.
En mars de cette année, par exemple, le gouvernement américain a menacé les universités australiennes de retirer tout financement à moins qu’elles ne prouvent, dans les 48 heures, que leurs projets renforçaient les chaînes d’approvisionnement américaines et n’étaient en rien liés à la Chine.
Et puis, en juillet, le responsable de la défense de Trump, Elbridge Colby, a interrompu le premier jour de la visite diplomatique du Premier ministre australien Anthony Albanese à Pékin en demandant si l’Australie soutiendrait les États-Unis en cas de guerre contre la Chine. Colby est actuellement en charge du ré-examen de l’AUKUS et devrait faire pression pour modifier l’accord afin de le rendre encore plus punitif pour l’Australie.
En réalité, il est tout à fait probable que l’administration Trump a délibérément choisi Colby comme chien d’attaque contre l’Australie – après tout, la famille Colby a l’habitude de peser de tout son poids dans la politique australienne. William, le grand-père de Colby, était directeur de la CIA lorsque celle-ci a contribué à renverser le gouvernement travailliste de Gough Whitlam en 1975. Peu après, William Colby s’est impliqué dans des organisations criminelles transnationales basées en Australie.
Quel que soit le destin spécifique de l’AUKUS, tout cela pointe dans une direction inquiétante. Fowler a peut-être raison quand il en arrive à la conclusion que la seule façon pour l’Australie d’échapper au racket de protection de plus en plus coûteux des États-Unis est d’être entraînée dans une guerre apocalyptique contre la Chine, qui est le principal partenaire commercial de l’Australie. Espérons qu’il se trompe.
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Chris Dite est enseignant et syndicaliste.
Source : Jacobin, Chris Dite, 15-09-2025
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
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1 réactions et commentaires
« Le dilemme auquel sont confrontés les dirigeants japonais, a récemment affirmé McCormack, est de savoir « comment servir Washington et la population japonaise en même temps. Incapables de dépasser cette contradiction, ils en seront tôt ou tard les victimes. L’Australie (…) souffre d’une contradiction similaire. »
C’est la réalité. Mais les grands médias préfèrent enchaîner les Unes sur la dernière déclaration provocante de Trump, omettant de dire qu’il ne fait qu’officialiser une tendance lourde de la politique américaine, que ses successeurs se garderont bien de remettre en cause. Pour l’Australie, pays continent d’à peine 26 millions d’habitants isolé dans l’Indo-Pacifique, c’est l’heure des choix. Soit maintenir à tout prix son rôle de représentant local des Etats-Unis dans la zone, ce qui va considérablement dégrader sa relations avec la Chine sans augmenter en parallèle ses avantages. Soit accepter d’être une nation indo-pacifique et bâtir un système d’alliance adapté avec ses voisins, en renonçant du coup à être le shérif de la région pour le compte d’un tiers.
Trump a l’art – si l’on peut dire – de faire tomber les masques, spécialement avec ses « alliés ».
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