Tuer depuis le ciel offre depuis longtemps une sorte de détachement que la guerre au sol ne peut égaler. Loin de ses victimes, la puissance aérienne reste le summum de la modernité. Et pourtant, comme l’a conclu le moine Thomas Merton dans un poème, en parlant par la voix d’un commandant nazi : « Ne vous croyez pas meilleur parce que vous brûlez amis et ennemis avec des missiles à longue portée sans jamais voir ce que vous avez fait ».
Source : TomDispatch, Norman Solomon
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Neuf décennies se sont écoulées depuis que la technologie aérienne a commencé à prêter main forte aux faiseurs de guerre. Au milieu des années 1930, lorsque Benito Mussolini a envoyé l’armée de l’air italienne lors de l’invasion de l’Éthiopie, les hôpitaux figuraient parmi ses principales cibles. Peu après, en avril 1937, les armées fascistes de l’Allemagne et de l’Italie ont largué des bombes sur une ville espagnole dont le nom est rapidement devenu synonyme de massacre de civils : Guernica.
Quelques semaines plus tard, le tableau « Guernica » de Pablo Picasso était exposé au public, amplifiant le sentiment mondial de révulsion face à une telle barbarie. Au début de la Seconde Guerre mondiale, en septembre 1939, on supposait comme acquis que le bombardement de centres urbains, terrorisant et tuant des civils, était au delà des limites du tolérable. Mais au cours des années qui ont suivi, de tels bombardements sont devenus la norme.
Dispensée depuis les airs, la cruauté systématique n’a fait que s’intensifier avec le temps. Le blitz mené par la Luftwaffe allemande a coûté la vie à plus de 43 500 civils en Grande-Bretagne. À mesure que les Alliés prenaient le dessus, certaines villes sont entrées dans l’histoire pour les tempêtes de feu provoquées par les bombes, puis les enfers radioactifs qu’elles ont connus. En Allemagne : Hambourg, Cologne et Dresde. Au Japon : Tokyo, Hiroshima et Nagasaki.
« Entre 300 000 et 600 000 civils allemands et plus de 200 000 civils japonais ont été tués par les bombardements alliés pendant la Seconde Guerre mondiale, la plupart du temps à la suite de raids visant intentionnellement les civils eux-mêmes », selon la documentation de l’universitaire Alex J. Bellamy. À la différence de ce qu’on lit dans les récits traditionnels, « les gouvernements britannique et américain avaient clairement l’intention de cibler les civils », mais « ils ont refusé de reconnaître que tel était leur objectif et ont imaginé des arguments sophistiqués pour prouver qu’ils ne visaient pas les civils ».
Les atrocités du passé « excusent » celles d’aujourd’hui
Comme l’a rapporté le New York Times en octobre 2023, trois semaines après le début de la guerre à Gaza, « Il est devenu clair pour les responsables américains que les dirigeants israéliens considéraient que les pertes civiles à grande échelle étaient un prix acceptable à payer dans le cadre de la campagne militaire. Lors de conversations privées avec leurs homologues américains, les responsables israéliens ont évoqué la façon dont les États-Unis et d’autres puissances alliées ont eu recours à des bombardements dévastateurs en Allemagne et au Japon pendant la Seconde Guerre mondiale, dont le largage des deux ogives atomiques à Hiroshima et Nagasaki, pour tenter de vaincre ces pays. »
Le Premier ministre Benjamin Netanyahou a dit à peu près la même chose au président Joe Biden, tout en balayant d’un revers de main les inquiétudes suscitées par le massacre impitoyable de civils à Gaza par Israël. Biden se souvient des mots de Netanyahou : « Vous avez couvert l’Allemagne de bombes. Vous avez largué la bombe atomique. Beaucoup de civils sont morts. »
Les partisans du génocide commis par Israël à Gaza continuent d’invoquer ce genre d’argument. Il y a quelques semaines, par exemple, Mike Huckabee, l’ambassadeur américain en Israël, a réagi avec dérision à une déclaration du Premier ministre britannique Keir Starmer selon laquelle « La décision du gouvernement israélien d’intensifier encore son offensive à Gaza est une erreur. » Citant l’attaque aérienne américano-britannique sur Dresde en février 1945, qui a déclenché une énorme tempête de feu, Huckabee a tweeté : « Avez-vous déjà entendu parler de Dresde, Premier ministre Starmer ? »
Lors de son passage à l’émission Fox & Friends, Huckabee a déclaré : « Et voilà que les Britanniques se plaignent au sujet de l’aide humanitaire et critiquent la façon dont Israël mène la guerre. Je rappellerai aux Britanniques de revenir en arrière et de regarder leur propre histoire. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce n’est pas de la nourriture qu’ils larguaient sur l’Allemagne, mais des bombes en masse. Rappelez-vous simplement de Dresde : plus de 25 000 civils ont été tués lors de ce seul bombardement. »
Les Nations unies ont indiqué que les femmes et les enfants représentent près de 70 % des décès vérifiés de Palestiniens à Gaza. La capacité de continuer à massacrer des civils dépend principalement de l’armée de l’air israélienne (bien approvisionnée en avions et en armes par les États-Unis), qui déclare fièrement : « C’est souvent grâce à la supériorité aérienne et aux avancées technologiques de la Force aérienne israélienne que ses escadrons sont en mesure de mener une grande partie des opérations militaires de l’armée israélienne. »
La « Grâce et le panache » de la « Nation indispensable »
Le bienfaiteur qui a rendu possible les prouesses militaires d’Israël, le gouvernement américain, a lui-même accumulé un bilan bien macabre au cours de ce siècle. Le 8 octobre 2023, au lendemain de l’attaque du Hamas contre Israël, qui a fait près de 1 200 morts, on a pu entendre une note inquiétante, préfigurant le massacre incontrôlé à venir. « C’est le 11 septembre d’Israël », a déclaré l’ambassadeur d’Israël aux Nations unies devant la salle du Conseil de sécurité, tandis que l’ambassadeur du pays aux États-Unis a déclaré aux téléspectateurs de PBS que « C’est, comme quelqu’un l’a dit, notre 11 septembre. »
Fidèles au label de « guerre contre le terrorisme », les médias américains ont accordé bien peu d’attention aux préoccupations relatives aux morts civils et aux souffrance de la population. Le prétexte officiel était que (bien sûr !) les armes les plus récentes étaient tout à fait compatibles avec les objectifs moraux les plus élevés. Lorsque les États-Unis ont lancé leur attaque aérienne « Choc et stupeur » sur Bagdad pour commencer la guerre d’Irak en mars 2003, « C’était une démonstration de puissance de feu à couper le souffle », a déclaré le présentateur Tom Brokaw aux téléspectateurs de la chaîne NBC en faisant involontairement preuve d’ironie. Un autre journaliste a fait état d’un « spectacle lumineux extraordinaire, tout simplement extraordinaire ».
Alors que l’occupation américaine de l’Irak se confirmait plus tard dans l’année, le correspondant du New York Times, Dexter Filkins (qui couvre aujourd’hui les questions militaires pour le New Yorker), n’a pas tari d’éloges en première page du journal en décrivant les hélicoptères de combat Black Hawk et Apache qui survolaient Bagdad « avec une telle grâce et un tel panache ». Le culte habituel rendu à l’arsenal aérien high-tech américain est resté en phase avec l’idée que, entre les mains de l’Oncle Sam, les meilleures technologies aérospatiales au monde seraient utilisées pour le plus grand bien.
Dans un discours inaugural prononcé en 2014 à West Point, le président Barack Obama avait proclamé : « Les États-Unis sont et restent la seule nation indispensable. C’était vrai au cours du siècle écoulé et cela le sera encore pendant le siècle à venir. »
Après avoir déclenché deux invasions et procédé à deux occupations majeures au cours de ce siècle, les États-Unis n’étaient guère en position de donner des leçons de morale lorsqu’ils ont condamné la Russie pour son invasion de l’Ukraine en février 2022 et ses bombardements fréquents des principales villes de ce pays. Sept mois après le début de l’invasion, le président Vladimir Poutine a tenté de justifier ses menaces nucléaires irresponsables en affirmant de manière alarmante que les bombardements atomiques du Japon avaient établi un « précédent ».
Qui ne compte pas n’est pas compté
Le journaliste Anand Gopal, auteur du brillant ouvrage No Good Men Among the Living (Il n’y a pas d’hommes bons parmi les vivants), a passé des années en Afghanistan après l’invasion américaine, se rendant souvent dans des zones rurales reculées où les reporters occidentaux ne s’aventuraient pas. Alors que les médias américains étaient obnubilés par le débat sur la pertinence du retrait définitif des troupes de ce pays en août 2021 et sur les failles dans l’exécution de ce départ, Gopal rendait un verdict auquel peu de dirigeants ont prêté attention : l’effort de guerre américain en Afghanistan avait nécessité le massacre à grande échelle de civils depuis les airs, et le nombre de victimes civiles avait été « largement sous-estimé ».
Dans la province d’Helmand (« épicentre réel de la violence depuis deux décennies »), Gopal a enquêté sur ce qui était arrivé à la famille d’une femme au foyer nommée Shakira, qui vivait dans le petit village de Pan Killay. Comme il l’a expliqué lors d’un entretien avec Democracy Now !, elle avait perdu 16 membres de sa famille. « Ce qui est remarquable ou étonnant dans cette affaire, c’est qu’il ne s’agit pas d’une seule frappe aérienne ou d’un seul incident faisant de nombreuses victimes », a-t-il souligné. « Il s’agit de 14 ou 15 incidents différents sur une période de 20 ans.»
Il a ajouté :
« Et voilà comment, les gens vivaient et revivaient la tragédie encore et encore. Et il ne s’agissait pas seulement de Shakira, parce qu’après l’avoir interviewée, j’ai voulu savoir dans quelle mesure cette situation était représentative. J’ai donc réussi à parler à plus d’une douzaine de familles. J’ai obtenu les noms des gens qui avaient été tués. J’ai essayé de croiser ces informations avec les certificats de décès et les témoignages d’autres témoins oculaires. Et le nombre de victimes est véritablement exceptionnel. Et la plupart de ces décès n’ont jamais été enregistrés. Ce sont généralement les grandes frappes aériennes qui font la une des médias, parce que dans ces régions, l’accès à Internet est limité, il n’y a pas – il n’y a pas de médias là bas. Par conséquent, beaucoup de morts plus modestes, qui concernaient une ou deux personnes, ne sont pas enregistrées. Je pense donc que nous avons largement sous-estimé le nombre de civils qui sont morts dans cette guerre.
Citant une étude de l’ONU sur le nombre des victimes au cours du premier semestre 2019, la BBC résume les résultats comme suit : « Quelque 717 civils ont été tués par les forces afghanes et américaines, contre 531 par les militants. […] Les frappes aériennes, principalement menées par des avions de guerre américains, ont tué 363 personnes, dont 89 enfants, au cours des six premiers mois de l’année. »
Lors de mon bref voyage en Afghanistan dix ans plus tôt, j’avais visité le district 5 du camp de réfugiés de Helmand, dans la banlieue de Kaboul, j’y avais rencontré une fillette de sept ans nommée Guljumma. Elle m’a raconté ce qui s’était passé un matin de l’année précédente, alors qu’elle dormait chez elle dans la vallée de Helmand, dans le sud de l’Afghanistan. Vers 5 heures du matin, l’armée de l’air américaine a largué des bombes. Des membres de sa famille sont morts. Elle a perdu un bras.
Tandis que Guljumma parlait, plusieurs centaines de personnes vivaient sous des tentes de fortune dans le camp de réfugiés. Les produits de première nécessité, comme la nourriture, n’arrivaient que sporadiquement. Son père, Wakil Tawos Khan, m’a expliqué que les rares dons reçus provenaient d’hommes d’affaires afghans, alors que le gouvernement afghan n’apportait que peu d’aide. Quant aux États-Unis, ils n’offraient aucune aide du tout. La dernière fois que Guljumma et son père ont eu un contact digne de ce nom avec le gouvernement américain, c’est lorsque l’aviation américaine les a bombardés.
Normal et mortel
Lorsque Shakira et Guljumma ont perdu des membres de leur famille à cause de bombes offertes par le contribuable américain, leurs proches n’étaient même pas des numéros au Pentagone. Au lieu de cela, des estimations méticuleuses ont été réalisées par le projet Costs of War de l’université Brown, « qui estime à plus de 905 000 le nombre de personnes tuées directement par la violence des guerres post-11 septembre en Afghanistan, au Pakistan, en Irak, en Syrie, au Yémen et ailleurs, parmi celles-ci, 45 % étaient des civils. « il faut multiplier plusieurs fois ce chiffre pour tenir compte des personnes qui ont été tuées en raison des conséquences des guerres, par exemple, manque d’eau, d’égouts et d’autres problèmes d’infrastructure, ainsi que suite à des maladies liées à la guerre.»
Le fait que les États-Unis comptent de plus en plus sur leur puissance aérienne plutôt que sur leurs troupes de combat a changé le concept même de « guerre ». Par exemple, trois mois après avoir dirigé les bombardements de l’OTAN sur la Libye en 2011, le gouvernement américain avait déjà dépensé un milliard de dollars pour cet effort, et bien plus encore était à venir. Mais l’administration Obama a insisté sur le fait que l’approbation du Congrès n’était pas nécessaire puisque les États-Unis n’étaient pas réellement engagés dans des « hostilités » militaires – puisque pas un seul Américain ne mourait dans le processus.
Le conseiller juridique du département d’État, Harold H. Koh, ancien doyen de la faculté de droit de Yale, a déclaré lors d’une audition de la commission sénatoriale des affaires étrangères que les actions menées par le pays contre la Libye n’impliquaient « aucune présence américaine sur le terrain, et qu’on ne comptait, à ce jour, aucune victime américaine ». Il n’y avait pas non plus de « menace de pertes américaines significatives ». L’idée est que ce n’est pas vraiment une guerre si les Américains sont au-dessus de tout et ne meurent pas. Pour soutenir Koh, un ancien collègue de la faculté de droit de Yale, Akhil Reed Amar, a affirmé que les États-Unis n’étaient vraiment pas engagés dans des « hostilités » en Libye dans la mesure où « il n’y a pas de housses mortuaires » de soldats américains.
Dix ans plus tard, lors d’un discours prononcé aux Nations unies en septembre 2021, peu après le départ des dernières troupes américaines d’Afghanistan, le président Biden a déclaré : « Je me tiens ici aujourd’hui, pour la première fois en 20 ans, alors que les États-Unis ne sont pas en guerre. » En d’autres termes, le nombre de soldats américains tués n’était pas significatif. La codirectrice du projet Costs of War, Catherine Lutz, a souligné le même mois que l’engagement des États-Unis dans des actions militaires « se poursuit dans plus de 80 pays ».
Soucieux de rassurer les Américains en leur expliquant que le retrait d’Afghanistan était davantage un repositionnement qu’un abandon de la puissance militaire, Biden a fait valoir une « capacité au-delà de l’horizon qui nous permettra de rester vigilants face à toute menace directe pesant sur les États-Unis dans la région et d’agir rapidement et de manière décisive si nécessaire ». Au cours des quatre années qui ont suivi, les administrations Biden et Trump ont directement envoyé des bombardiers et des missiles au-dessus de pas mal d’horizons, notamment au Yémen, en Irak, en Syrie, en Somalie et en Iran.
De manière moins directe, mais avec des conséquences horribles, l’augmentation de l’aide militaire américaine à Israël a permis à sa puissance aérienne de tuer systématiquement des enfants, des femmes et des hommes palestiniens avec le type d’efficacité industrielle que les dirigeants fascistes des années 1930 et 1940 auraient pu admirer. Les horreurs quotidiennes à Gaza font encore écho au jour où les bombes sont tombées sur Guernica. Mais l’ampleur du carnage est bien plus grande et implacable à Gaza, alors que les atrocités s’y poursuivent sans relâche, sous le regard du monde.
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Norman Solomon est le cofondateur de RootsAction et le directeur exécutif de l’Institute for Public Accuracy. Il est l’auteur de War Made Easy, Made Love, Got War (La guerre en toute simplicité, faire l’amour, avoir la guerre) et, plus récemment, de War Made Invisible : How America Hides the Human Toll of Its Military Machine (The New Press) (Une guerre invisible : comment les États-Unis dissimulent le bilan humain de leur industrie militaire). Il vit dans la région de San Francisco.
Source : TomDispatch, Norman Solomon, 28-08-2025
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