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20.décembre.202520.12.2025 // Les Crises

L’inquiétant retour de la prolifération nucléaire

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Un article paru récemment dans la revue Foreign Affairs, spécialisée dans la sécurité, plaide en faveur d’une prolifération nucléaire dans le camp des alliés des États-Unis. Non seulement les arguments avancés ne sont pas fondés, mais ils sous-estiment également la détermination des rivaux des États-Unis à riposter de la même manière.

Source : Jacobin, Emma Claire Foley
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Les revues de sécurité de l’establishment, comme Foreign Affairs, normalisent de plus en plus le discours sur la prolifération nucléaire. Ce changement de discours ne vient pas de nulle part. C’est une réponse à la crainte des élites américaines face au déclin relatif de leur pays. (Hiromichi Matsuda / Nagasaki Atomic Bomb Museum / Getty Images)

Le 19 novembre, Foreign Affairs a publié un article écrit par Moritz S. Graefrath et Mark A. Raymond, deux professeurs de l’université de l’Oklahoma, soutenant que les États-Unis devraient doter d’armes nucléaires l’Allemagne, le Japon et le Canada, trois de leurs plus proches alliés. Il affirme que le fait de posséder l’arme nucléaire peut apporter des avantages certains et devrait être sérieusement envisagé pour les pays que les États-Unis considèrent comme dignes de confiance. Une quantité consternante d’encre a été versée ces dernières années pour tenter de permettre aux armes nucléaires de devenir une composante plus acceptable dans le quotidien de la politique mondiale. Plaider en faveur d’une « dissuasion nucléaire modérée » pour trois États supplémentaires constitue une nouvelle tentative irréfléchie visant à normaliser des armes qui continuent de menacer pratiquement toute vie sur Terre.

Même s’il plaide en faveur de la prolifération, ce mémoire reprend l’argumentation simpliste et condescendante du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, qui donne un statut officiel aux cinq États dotés d’armes nucléaires, mais empêche les autres pays de développer ce type d’armes, contraignant ces cinq pays à poursuivre leur désarmement selon leurs propres conditions. Ce statut privilégié persiste, sans toutefois s’accompagner d’un engagement à éliminer les armes nucléaires, ce qui permettrait pourtant de convaincre les pays qui n’en possèdent pas de tolérer un statu quo aussi déséquilibré, du moins pendant un certain temps.

Mais l’article de Graefrath et Raymond commet également l’erreur malheureusement courante de supposer que les États-Unis sont le seul pays à avoir le pouvoir de décision en la matière. D’autres pays dotés de l’arme nucléaire ont clairement démontré qu’ils étaient tout à fait disposés à prendre des décisions similaires. Si les États-Unis endossent ouvertement le rôle de dispensateur de privilèges nucléaires, cela créera très probablement une situation qui incitera les autres pays à en faire de même. Certes, il est fréquent que la politique étrangère américaine manque de réalisme dans son analyse des conséquences, mais cela témoigne d’une absence fondamentale de prise en compte de la possibilité que d’autres pays aient leur mot à dire, qu’ils prennent leur sécurité aussi au sérieux que les États-Unis, et qu’ils soient tout aussi disposés à envisager toutes les options dont ils disposent pour la défendre. Le raisonnement américain en matière de politique étrangère ne semble pas du tout tenir compte de ce qu’il faudrait faire pour empêcher une vague plus large de prolifération que les États-Unis pourraient considérer comme moins avantageuse.

Leur choix du Canada, de l’Allemagne et du Japon est révélateur d’une hostilité fondamentale à la gouvernance démocratique. En 2020, une étude menée par des chercheurs de Harvard a révélé que 75 % de la population japonaise était favorable à ce que le pays signe le traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN), qui interdit totalement les armes nucléaires dans le monde, et des recherches menées plus récemment ont abouti à des chiffres similaires. 64 % des Allemands se sont opposés à ce que leur pays développe ses propres armes nucléaires dans un sondage publié en juin. En 2021, 74 % des Canadiens étaient favorables à l’adhésion de leur pays au TIAN et 80 % soutenaient l’objectif d’élimination des armes nucléaires en général.

Pourtant, les auteurs semblent se satisfaire que la question de savoir si les citoyens de ces pays veulent des armes nucléaires soit ignorée. Il semble aller de soi que les États-Unis pourraient passer au-dessus de leurs têtes en accordant à leurs dirigeants une force nucléaire indépendante. Ce n’est pas là une rupture majeure avec les hypothèses sous-jacentes de la plupart des politiques nucléaires traditionnelles, qui trop souvent considèrent sans vergogne que les décisions relatives à des armes susceptibles de trancher la question fondamentale de l’autodétermination humaine – à savoir si notre espèce continuera ou non d’exister – sont trop importantes pour être soumises à un processus décisionnel démocratique.

« Une quantité consternante d’encre a été versée ces dernières années pour tenter de permettre aux armes nucléaires de devenir une composante plus acceptable dans le quotidien de la politique mondiale. »

Ces trois pays sont couverts par ce que l’on appelle la «dissuasion élargie », ce qui signifie que s’ils devaient être la cible d’une attaque nucléaire, les États-Unis s’en prendraient, du moins en théorie, à l’attaquant avec leurs propres armes nucléaires. Dans certains cas, cela va plus loin : l’Allemagne héberge des armes nucléaires américaines dans ses bases militaires et le Canada participe à la planification militaire conjointe avec les États-Unis dans le cadre du commandement binational de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord.

L’opinion publique de ces trois pays est un peu plus favorable à une dissuasion élargie : une majorité conséquentes de Japonais ayant participé au sondage s’est prononcée en mai 2022 en faveur d’une discussion avec les États-Unis concernant un partage des armes nucléaires, lequel se traduirait par un accueil par le Japon d’armes nucléaires américaines sur son sol. On peut adopter une posture de dénigrement à l’égard de ces populations, qui veulent la sécurité que les armes nucléaires offrent en théorie sans le danger, la pollution, les dépenses et la responsabilité qui vont de pair avec leur possession. Mais on peut tout aussi bien y voir une évaluation fondamentalement rationnelle du monde tel qu’il est : tant que les armes nucléaires existent, elles constituent une menace qui doit être prise au sérieux, mais pour les éliminer en toute sécurité les États dotés d’armes nucléaires seront tenus de passer à l’action. Ajouter de nouveaux États à la liste mondiale de ceux qui sont dotés d’armes nucléaires ne fera que rendre cet objectif plus difficile à atteindre.

Si vous êtes au fait des arcanes de la politique en matière d’armes nucléaires, le choix de ces trois pays fait presque écho aux trois pays ayant dû accueillir des armes nucléaires soviétiques et qui, après la chute de l’Union soviétique, ont vu celles-ci être transférées vers la Fédération de Russie, désignée comme État successeur de l’Union soviétique doté d’armes nucléaires. Au-delà de la confiance accordée à la puissance américaine pour façonner le statu quo mondial, il semble se profiler une admission tacite que l’empire américain est en train de se fracturer et qu’il doit faire de son mieux pour tirer les leçons du passé afin de s’effondrer d’une manière qui préserve ce que les auteurs considèrent comme ses responsabilités les plus importantes.

Le Canada, l’Allemagne et le Japon possèdent chacun la capacité scientifique et industrielle de développer avec succès leurs propres armes nucléaires. Par exemple, le rôle du Canada en tant que principal fournisseur de matières fissiles constitue la base d’un effort commun pour faire de ces nouvelles capacités nucléaires une réalité. Ce dont les trois alliés auraient besoin, et que les États-Unis peuvent et devraient leur fournir, c’est un soutien populaire et une couverture diplomatique pour leur transition vers le statut d’État doté de l’arme nucléaire, ainsi que de conseils techniques et tactiques afin de veiller à la mise en place de solides garanties en matière de commandement et de contrôle.

Ces propos s’inscrivent dans la continuité du ton particulièrement réservé adopté par les responsables centristes en matière de politique étrangère qui, ces dernières années, ont souvent refusé de s’opposer fermement au souhait exprimé par certains alliés de se doter de l’arme nucléaire. Les États-Unis restent le pays le plus puissant du monde, quel que soit l’indicateur utilisé. Mais les auteurs de l’article de Foreign Affairs parviennent tout de même à surévaluer cette puissance. Ils pensent à tort que les États-Unis peuvent accorder des privilèges en matière d’armes nucléaires sans craindre que d’autres pays en fassent de même avec leurs propres alliés. L’article affirme également et de manière confuse que le rôle des États-Unis quant au respect des accords de non-prolifération se résume à accorder ou retirer « leur soutien public ou leur couverture diplomatique », plutôt que de reconnaître pleinement l’éventail de leviers économiques et institutionnels dont disposent les États-Unis pour influencer le comportement de leurs alliés.

La normalisation du discours sur la prolifération nucléaire ne surgit pas de nulle part. Il s’agit au contraire de la manifestation la plus récente et la plus flagrante, d’un malaise des élites américaines face aux questionnement relatif à la puissance de leur pays.

Fondamentalement, cependant, cette ligne de pensée méconnaît la dynamique mondiale de la politique en matière d’armes nucléaires et le rôle des États-Unis dans l’élaboration de cette politique. Depuis longtemps, ces derniers fondent leurs négociations avec les États dotés d’armes nucléaires, qu’ils considèrent comme des adversaires, sur la norme explicitement énoncée de non-prolifération. Leur incapacité à prendre au sérieux leurs obligations, en vertu du traité de non-prolifération, de poursuivre le désarmement a manifestement affaibli leur capacité à empêcher la prolifération dans des pays comme la Corée du Nord ou à contrer diplomatiquement l’expansion rapide de l’arsenal nucléaire de la Chine. Encourager ouvertement la prolifération revient à abandonner totalement toutes les bases existantes de négociation sur le contrôle des armements. Cela revient en fait, à admettre que ce n’est plus une priorité et que la poursuite illimitée de la course aux armements est la seule option envisageable pour l’avenir.

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Contributrice : Emma Claire Foley est écrivaine et réalisatrice. Vivant à New York, elle est directrice de campagne pour Defuse Nuclear War à RootsAction.

Source : Jacobin, Emma Claire Foley, 23-11-2025

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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