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30.juin.202530.6.2025 // Les Crises

La dette, un outil pour écraser la démocratie

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L’Union européenne a de nouveau imposé des limites strictes concernant les déficits budgétaires des États, tout en prévoyant des exemptions quand il s’agit de dépenses militaires. Après avoir affirmé pendant des années qu’on en avait fini avec l’austérité, on constate aujourd’hui qu’elle est utilisée de manière sélective dans le but de limiter les choix démocratiques.

Source : Jacobin, Benjamin Lemoine, Harrison Stetler
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Un homme passe devant les drapeaux des États membres de l’UE au siège de la Commission européenne, le 16 mai 2023, à Bruxelles, en Belgique. (Omar Havana / Getty Images)

Entretien avec Benjamin Lemoine par Harrison Stetler

L’ « ordre de la dette » est de retour, prévient le sociologue français Benjamin Lemoine. En 2024, la Commission européenne a formellement imposé à nouveau aux États membres de l’Union européenne des lignes directrices en matière de déficit budgétaire, même si d’importantes dérogations sont en cours de négociation afin de financer une augmentation substantielle des dépenses militaires.

Des deux côtés de l’Atlantique, la dynamique politique d’une extrême droite de plus en plus libertarienne va dans le sens de réductions draconiennes des dépenses et des allègements fiscaux, ce qui risque de perturber gravement les finances publiques et les systèmes de protection sociale. Selon Lemoine, ce qui est en train de renaître, c’est l’utilisation de la dette comme « technologie » politique pour discipliner la société, enterrant la « révolution silencieuse » en matière de dette et de politique monétaire qui s’est produite il y a seulement quelques années et qui a permis les dépenses par déficit de l’ère de la pandémie.

Sociologue à l’École Normale Supérieure, Lemoine est l’auteur de L’ordre de la dette et de La démocratie discipliné par la dette. Une traduction en anglais de son livre le plus récent, Chasseurs d’États, est à paraître chez Zone Books.

Dans un entretien, Lemoine a échangé avec Harrison Stetler, de Jacobin, lors d’une longue discussion concernant les politiques monétaires et la question de la dette souveraine.

Harrison Stetler : Au cours des quinze dernières années, les banques centrales ont rompu à plusieurs reprises et de manière spectaculaire avec l’orthodoxie politique. Pourquoi ?

Benjamin Lemoine : Depuis les années 1980, l’idéologie dominante qui guide les politiques monétaires et fiscales est de considérer que le marché de la dette est le garant ultime de la discipline sociale. La politique monétaire est là pour enseigner à l’État à se comporter en père rigoureux, grâce à sa capacité à influencer les taux auxquels les gouvernements sont en mesure de se financer. En Europe, cela voulait dire que le rôle d’une banque centrale indépendante était de lutter contre l’inflation tout en limitant les déficits et la dette – en s’appuyant sur des chiffres tels que le plafond de 3 % de déficit par rapport au PIB ou le ratio de 60 % de la dette par rapport au PIB établi dans le traité de Maastricht de 1992.

Depuis les années 1980, l’idéologie dominante qui guide les politiques monétaires et fiscales est de considérer que le marché de la dette est le garant ultime de la discipline sociale.

Et puis, d’un seul coup, tout cela a semblé se volatiliser. Pendant la crise de la COVID-19, la Banque centrale européenne (BCE) a soutenu les gouvernements en achetant de la dette. Cette opération s’inscrivait dans le droit fil de la crise de la zone euro survenue après 2008, qui avait déjà été marquée par un changement progressif et technocratique, mais néanmoins paradigmatique, à mesure que les banques centrales procédaient à d’importants achats d’obligations sur le marché libre. Selon l’économiste néerlandais Jan van’t Klooster, les instruments de politique monétaire et les ruptures de tabous comme l’assouplissement quantitatif relèvent d’un nouveau « keynésianisme technocratique ». Quoi qu’il en soit, il s’agit de changements dans l’ombre – sans autorité politique explicite – qui ont néanmoins vu la BCE, s’inspirant de la Réserve fédérale américaine, ordonner essentiellement une rupture avec l’ordre néolibéral établi dans les années 1990.

En termes de politique monétaire et de marge de manœuvre budgétaire, tout semblait possible pendant la pandémie. Même le ministre français des finances, Bruno Le Maire, a été contraint de prendre position, sinon directement sur des idées comme la théorie monétaire moderne, du moins sur des questions fondamentales comme la monétisation des déficits ou l’annulation de la dette par la BCE.

Harrison Stetler : La crise du coût de la vie a été utilisée pour contenir et faire reculer ces changements. À quoi ressemble la nouvelle « normalité » ?

Benjamin Lemoine : Nous sommes revenus à un monde où l’objectif de la politique monétaire est de lutter contre l’inflation et de maintenir la valeur des actifs investis dans la dette publique. Il y a cependant quelques nouveautés. L’été dernier, la BCE a publié un protocole précisant que ses interventions sur le marché de la dette seraient conditionnées à l’évaluation par la Commission européenne des finances publiques des États membres.

Nous pourrions utiliser le filet de sécurité de la Banque centrale européenne en tant qu’outil permanent de protection des États membres contre le fait que ce sont les marchés financiers qui décident « ce qui est important ».

C’est quelque chose de très nouveau. Pendant la pandémie, c’était table ouverte, la BCE ne faisait, par exemple, aucune discrimination entre les obligations grecques et les obligations allemandes. L’un des outils de retour à la normale a été de dire : « Non, les achats de dette par la BCE sont conditionnés. » Le Parlement européen a également insisté sur ce point, les critères de Maastricht sur les niveaux d’endettement étant désormais obsolètes dans un monde où les ratios dette/PIB sont de 100 ou 120 %. Ceux-ci ont été légèrement assouplis, l’indicateur clé étant désormais la trajectoire du budget d’un État membre et plus le seul niveau de déficit lui-même. Mais toute intervention de la Banque centrale européenne [pour acheter des obligations d’un pays] est censée être conditionnée par le parcours quasi religieux de ce pays vers ce qui est considéré comme des « politiques macroéconomiques saines et durables ».

Harrison Stetler : Êtes-vous surpris par la rapidité avec laquelle la discipline en matière de politique monétaire est revenue ?

Benjamin Lemoine : En tant que sociologue, j’étudie les convictions des acteurs du monde social et la façon dont ils perçoivent cette réalité. Tout au long des turbulences boursières liées à la pandémie, j’ai pu constater, lors de mes discussions avec les acteurs de ce milieu comme les responsables de la Banque de France ou du Trésor chargés de l’adjudication de la dette, qu’ils inscrivaient leur action dans une certaine continuité. Pour expliquer leurs décisions, ils utilisaient des termes comme « normal » ou « anormal », une « parenthèse » et « l’exception ». Je me souviens d’une personnalité de la direction du Trésor français qui me disait que bien sûr, après la pandémie, l’ordre ancien reviendrait, « quelle est l’alternative ?»

J’ai répondu que l’alternative était juste devant nous : nous pourrions utiliser le filet de sécurité de la BCE comme un outil permanent de protection des États membres contre le fait que ce sont les marchés financiers qui décident de « ce qui compte » et des « fondamentaux » de l’économie et de la société. Durant toute cette période, une opération de déni a été explicitement menée. En d’autres termes, les autorités refusaient de voir les changements de paradigmes en cours, les nouveaux instruments qui offraient une alternative à la domination du marché en matière de financement de l’État. Elles ont toujours considéré cet outil comme un moyen d’assurer la stabilité financière, jamais comme un levier de transformation sociale ou écologique.

Harrison Stetler : Le plan de réarmement de l’Union européenne prévoit un assouplissement des restrictions sur les emprunts des États membres pour les dépenses de défense. Comment cela s’inscrit-il dans le rôle de la dette dans la politique de l’UE ?

Benjamin Lemoine : Cela constitue une claire évolution de « l’ordre de la dette ». Il s’agit d’une forme d’arbitrage qui favorise ouvertement ce que Pierre Bourdieu appelait la « main droite» de l’État au détriment des services sociaux. Les structures de pouvoir européennes ont en fait prévu une exception en faveur de l’Allemagne, en permettant que les dépenses militaires soient exclues des objectifs de déficit qui sont par ailleurs rigoureusement contrôlés. Mais toute augmentation des dépenses militaires doit être compensée par des coupes dans la « main gauche » de l’État en matière de services publics et de dépenses sociales. Une fois de plus, les budgets européens et les types de dépenses considérés comme légitimes constituent un champ de bataille essentiel dans la lutte des classes.

La dette est la devise du système financier au sens large.

Dans le débat sur le réarmement en France, on voit aussi réapparaître une vieille idée, qui remonte au début du vingtième siècle, avant que l’État-providence ne prenne vraiment forme : mobiliser directement l’épargne populaire, sans passer par les marchés de capitaux. En d’autres termes, l’État émettrait de nouveaux titres de dette, mais au lieu de cibler uniquement la classe restreinte des détenteurs d’obligations, c’est-à-dire les couches les plus aisées qui concentrent déjà l’essentiel des actifs financiers, il ferait appel à l’épargne d’une frange plus large de la population. Évidemment, cette mobilisation plus large n’a rien à voir avec l’« inclusion » au sens émancipateur du terme. Il s’agit de fabriquer un consensus : faire accepter, voire cautionner, un nouvel ordre militaro-financier qui s’accompagnera inévitablement de sacrifices plus importants en termes de services publics.

Harrison Stetler : L’un des principaux volets de vos recherches porte sur les contradictions politiques résultant du double rôle de la dette souveraine : son utilisation par les États pour lever des fonds et son statut d’actif susceptible d’être investi. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Benjamin Lemoine : La dette est la devise du système financier au sens large. Elle est très fluide et joue un rôle équivalent à celui de l’argent liquide. La force du dollar réside tant dans la puissance du « billet vert » que dans la séduction qu’exercent les bons du Trésor « jaunes ». Pour l’Europe, le marqueur par excellence est constitué par les bons du Trésor allemand. Une telle forme de dette peut être revendue à tout moment car il y a toujours de la demande. Le rôle de la Banque centrale européenne est de maintenir cette fonction, c’est-à-dire le rôle monétaire de la dette [en tant que devise des marchés financiers]. Lorsque les banques centrales se disent prêtes à faire « tout ce qu’il faut », cela veut dire préserver ce rôle de garant en injectant des liquidités sur les marchés de la dette et en préservant les obligations souveraines en tant qu’actifs sûrs pour les marchés financiers.

Mais dans le même temps, la BCE considère que les obligations ne doivent pas être supposées sans risque, mais qu’elles doivent être rendues sans risque par l’austérité et les politiques des États membres qui assureront aux marchés que la dette est sans risque. La capacité de la banque centrale à acheter de la dette est un outil très puissant pour la finance. Cependant, la ligne rouge est largement respectée : leurs interventions ne doivent pas avoir pour but de renforcer l’État-providence, les filets de protection sociale, ou encore de consentir à des investissements ambitieux dans des domaines tels que la transition écologique, l’éducation et la culture. Justifier l’intervention de la banque centrale est un champ de bataille qui, pour l’instant, est dominé par la finance.

Harrison Stetler : Le pouvoir politique qui découle de la propriété de la dette n’est pas nouveau. Vous vous appuyez sur les travaux de Sandy Hager, qui a fait revivre les idées de l’économiste américain du XIXe siècle Henry Carter Adams, auteur d’une étude datant de 1887 sur le pouvoir de ce que l’on appelle la « classe des détenteurs d’obligations ».

Benjamin Lemoine : [Karl] Marx l’avait déjà compris. Il décrivait une classe de rentiers en mesure d’utiliser les prêts comme une incitation à l’accumulation de capital et un outil pour gouverner les régimes politiques, à l’instar de ce que font les « actionnaires » pour une société privée. Le succès de cette classe repose sur la sécurité que l’appareil coercitif de l’État (la police et la justice) confère à sa dette.

Prenons l’exemple de la rébellion du whisky aux États-Unis dans les années 1790. Lorsque les auteurs de la constitution américaine, pour la plupart eux-mêmes détenteurs d’obligations, ont décidé que la dette de la guerre d’indépendance ne serait pas annulée, ils ont prélevé une taxe sur le whisky, ce qui a provoqué une révolte populaire. Il ne s’agit pas seulement ici d’un passé lointain. La TVA est aujourd’hui la principale source de revenus de l’État français, alors même qu’il s’agit d’un prélèvement profondément injuste, puisqu’il n’y a aucune progressivité en fonction des revenus, et cette taxe sert à payer les revenus de la classe des détenteurs d’obligations. Marx avait compris que le budget et la dette étaient devenus un espace d’arbitrage entre les classes sociales..

Harrison Stetler : Dans votre tout dernier livre, vous vous intéressez à ce qui est peut-être la forme la plus extrême du pouvoir du marché de la dette, le recours à la législation de l’État de New York par ce que l’on appelle les « fonds vautours » dans le cadre de leurs contentieux mondiaux avec les pays endettés, principalement ceux du Sud. Que sont ces fonds ?

Benjamin Lemoine : Je décris tous les coups de force juridiques, volontairement humiliants pour les Etats souverains, qui font partie d’une stratégie orchestrée par des financiers cherchant à récupérer leurs créances. A chaque fois, il s’agit d’utiliser des moyens juridiques pour les contraindre à payer leurs dettes. Ce pouvoir judiciaire de poursuivre les Etats en justice et de saisir leurs actifs est aussi une forme de dérisquage des financiers privés qui trouve son origine aux Etats-Unis dans le contexte de la guerre froide et de la décolonisation. Face aux nationalisations et aux expropriations dans les nouveaux États souverains, les investisseurs américains, main dans la main avec la diplomatie économique américaine, ont veillé à ce que les alternatives [dans la conception de nouvelles lois internationales] promues par les pays du Sud soient vaincues, et que la loi et l’ordre financier de New York deviennent la norme mondiale pour les transactions et les litiges.

Harrison Stetler : Dans le cadre du règlement des différends relatifs aux dettes souveraines, cette évolution a-t-elle marqué la fin de la « diplomatie de la canonnière » [La politique de la canonnière consistait à tirer depuis la mer au canon sur les côtes des États qui ne payaient pas leurs dettes financières. Elle a été abolie par la convention Drago-Porter en 1907, NdT], et le début de la « diplomatie de la salle d’audience »?

Benjamin Lemoine : L’essor de New York en tant que centre juridique et financier a été le signe, à bien des égards, d’une fragmentation de l’autorité souveraine, l’émergence d’une enclave quasi souveraine au sein même des États-Unis. Cette évolution a entraîné une forme de dépossession, en particulier pour le département d’État, qui avait auparavant joué un rôle central dans la politisation des décisions relatives au maintien de l’immunité souveraine des États débiteurs. Auparavant, les gouvernements étrangers impliqués dans des litiges avec des investisseurs américains pouvaient se tourner vers le département d’État, invoquant des intérêts géopolitiques communs à l’appui de leurs demandes d’immunité. Toutefois, à partir des années 1970, cette compétence diplomatique discrétionnaire a été réduite et judiciarisée, transférée aux tribunaux au nom de la neutralité juridique et, en fin de compte, pour mieux garantir le caractère sacré du capital au détriment de la contingence politique et du pouvoir discrétionnaire.

L’administration Trump semble prête à étendre la portée du pouvoir discrétionnaire de l’exécutif, y compris par des mesures coercitives visant à défendre la valeur du dollar.

Harrison Stetler : Ce système pourrait être menacé. Il a peu de chances d’être pleinement adopté, mais la législature de l’État de New York est actuellement saisie d’un projet de loi visant à diluer les pouvoirs de la juridiction. Comment cette « dépolitisation » des créances souveraines est-elle perçue au niveau international ?

Benjamin Lemoine : Depuis le début, il y a eu des frictions entre, d’une part, la défense de la valeur du dollar en tant que monnaie de réserve pour le monde et, d’autre part, le droit des créanciers d’utiliser les tribunaux de New York pour poursuivre des acteurs souverains et saisir leurs actifs. Les réserves des banques centrales étrangères sont déposées à la Banque fédérale de réserve de New York [par le biais de la souscription de bons du Trésor américain, ce qui facilite le financement du gouvernement fédéral]. Par conséquent, si trop de pouvoir est accordé aux tribunaux et aux créanciers, et si l’immunité souveraine des banques centrales commence à se fissurer, les investisseurs étrangers pourraient se méfier d’un environnement juridique de plus en plus utilisé comme plate-forme pour les saisies d’actifs et l’application agressive de la loi. Une volonté affirmée et radicale sur le plan juridique peut, en fin de compte, saper l’attrait du dollar en tant que monnaie mondiale sûre.

Voilà qui révèle une tension structurelle au sein du pouvoir américain et de ses mécanismes d’hégémonie. D’un côté, il y a l’ambition de construire un ordre juridique uniformisé, c’est à dire un modèle mondial au service des intérêts des créanciers privés, qui dans une certaine mesure fonctionnerait de manière autonome par rapport à l’autorité exécutive et répondrait aux besoins d’une enclave financière transnationale [largement enracinée aux États-Unis].

De l’autre côté perdure une volonté de préserver des leviers d’action discrétionnaires, souvent arbitraires : sanctions unilatérales ou accords bilatéraux qui contournent cette infrastructure juridique chaque fois que les intérêts stratégiques de l’État américain l’exigent. L’administration Trump semble prête à étendre la portée du pouvoir discrétionnaire de l’exécutif, y compris par des mesures coercitives visant à défendre la valeur du dollar. Pourtant, une telle détermination risque de corroder un pilier essentiel de l’hégémonie américaine : la perception du droit américain comme une référence stable et prévisible pour les financiers du monde entier.

Harrison Stetler : L’ordre mondial de la dette repose sur la centralité des marchés financiers occidentaux. Est-il menacé aujourd’hui ?

Benjamin Lemoine : Le Sud global cherche depuis longtemps des alternatives régionales et collectives à l’hégémonie du droit et de la finance américains. Le monde en développement est divisé entre deux puissances impériales. La Chine elle-même connaît le même dilemme hégémonique : la volonté de construire un référentiel mondial avec une transparence des règles, tout en conservant un arbitraire souverain. Ces deux pôles ont remis au goût du jour les mécanismes de concertation internationale, comme alternatives au droit globalisé.

La dette souveraine et le mode de financement actuel ne sont pas des technologies neutres. Elle favorise certains intérêts par rapport à d’autres.

La montée en puissance de la Chine a redynamisé les forums multilatéraux tels que le Club de Paris, qui gère les dettes officielles d’État à État. Rendu obsolète par la domination des prêts privés sur les marchés émergents, ce forum informel de discussion entre créanciers officiels a joué un rôle décisif dans la restructuration de la dette de la Zambie en établissant un dialogue permanent avec le créancier chinois. De telles négociations entre créanciers publics se sont imposées au secteur privé et à ses lois. Néanmoins, ceux-ci et leurs administrations financières restent sous l’influence des secteurs financiers nationaux. Ce qui laisse peu d’espoir quant à une révolution dans la restructuration de la dette.

Harrison Stetler : Votre analyse plus générale du rôle politique de la dette vous amène sur le même terrain que le sociologue allemand Wolfgang Streeck. Dans son livre Buying Time publié en 2014, il postulait que l’endettement qui sous-tendait la survie du « capitalisme démocratique » était en train de s’effondrer…

Benjamin Lemoine : La thèse de Streeck que je réfute est précisément le récit qui sous-tend cette notion de « gagner du temps », laquelle impliquerait que la dette autorise le report des conflits sociaux et n’est pas un compromis, dans le présent, entre les classes sociales. Mais ce que dit Streeck sur la manière de schématiser la politique est très utile : il y a des citoyens qui votent aux élections, et puis il y a des citoyens qui « votent » avec leurs pieds, soit en prêtant ou en ne prêtant pas, soit en venant ou en ne venant pas aux ventes aux enchères de la dette souveraine. Ce sont là deux modes d’action politique.

Ce que je veux dire, c’est que la dette souveraine et le mode de financement actuel ne sont pas neutres. Il s’agit d’une technologie de marché qui favorise certains intérêts aux dépens d’autres. En ce qui me concerne, les compromis sociaux qu’implique la dette n’ont jamais été reportés. Par cette technologie, nous avons toujours procédé à des ajustements sociaux progressifs. Au début des années 2000, par exemple, l’agence de notation Moody’s a estimé qu’un défaut de paiement concernant les dépenses sociales [et les pensions] était nécessaire pour éviter ce qui était bien plus terrible à ses yeux : un défaut de paiement financier. Il existe un ensemble de spécifications sociales et politiques qui permettent de maintenir la fluidité et l’attractivité des dettes souveraines : afin de promouvoir leurs actifs, les départements du Trésor sont en train de vendre aux investisseurs potentiels un grand nombre de promesses sur la manière dont les choix économiques présents et futurs seront faits.

Harrison Stetler : Au milieu des discours sur les crises de la dette, je ne peux m’empêcher de voir un certain pessimisme dans votre analyse de la question. Vous semblez insister sur l’adaptation successive de ce que vous appelez « l’ordre de la dette ».

Benjamin Lemoine : Pessimisme, je ne sais pas – peut-être faut-il y voir le réalisme nécessaire à la construction d’alternatives cohérentes. Quoi qu’il en soit, ce qui s’est passé en matière de politique monétaire n’est rien de moins qu’une révolution silencieuse, qui a commencé avec l’assouplissement quantitatif et qui a été renforcée à la suite de la crise COVID. Il est bien sûr tentant de penser que le système va s’autodétruire en vertu de ses propres contradictions et que les crises peuvent apporter des changements. Chaque fois, cependant, je vois les contradictions être surmontées par une plus grande subordination de la société et du débat public, un processus qui réussit à ajuster les attentes de la société face à un ordre qui exige des rendements et une accumulation par le biais de l’endettement.

Toutes les réductions de dépenses concernent la culture, l’éducation et la recherche : la « main gauche » de l’État. Les seuls postes budgétaires qui ont été protégés des coupes sont ceux de la « main droite », la police et le système judiciaire.

On le voit aujourd’hui avec le déplacement du débat politique français autour de l’immigration, qui voit les questions économiques et sociales être totalement invisibilisées. Le fascisme est un prolongement, via des moyens politiques actualisés, de l’accumulation dans le système capitaliste. Il existe un processus institutionnel destiné à aligner les attentes sur les exigences du capital, et ce processus est en cours.

Harrison Stetler : Venons-en à la France. En février, le gouvernement du Premier ministre François Bayrou a obtenu l’adoption d’un budget 2025 par un Parlement français sans majorité. Ce budget prévoit de substantielles réductions des dépenses, mais la majeure partie de la réduction du déficit repose sur des augmentations temporaires d’impôts. S’agit-il d’une stratégie politique de Bayrou en vue de préparer le terrain pour une nouvelle cure d’austérité ?

Benjamin Lemoine : Je suis d’accord pour dire que les mesures fiscales présentaient un élément de tact politique de la part de Bayrou, et qu’il fallait ensuite monnayer l’accord du Parti socialiste. Mais ce qui est remarquable dans ce budget, c’est que nous assistons à nouveau à un arbitrage entre classes. En d’autres termes, toutes les réductions de dépenses concernent la culture, l’éducation et la recherche, la « main gauche » de l’État. Les seuls postes budgétaires qui ont été protégés des coupes sont ceux de la « main droite » : la police et le système judiciaire.

Harrison Stetler : La gauche est-elle en train de perdre le débat sur l’austérité ?
Benjamin Lemoine : L’étiquette que j’aime utiliser pour décrire une sorte d’état d’esprit de la gauche est le « rassurance-isme ». Face à l’inquiétude générale qui règne concernant l’état des finances publiques, les économistes orthodoxes veulent dédramatiser les choses et calmer les inquiétudes. En d’autres termes, ils estiment que la dette n’est, après tout, pas si mauvaise. Les voix critiques de la gauche nous disent qu’il s’agit d’un scénario bidon, tout comme l’affirmation qui voudrait qu’il y ait abondance de l’épargne imposable. Il n’y a donc pas de problème. Mais cela ne tient pas compte du fait que l’épargne est synonyme d’inégalité et du pouvoir du marché obligataire.
Bien sûr, si la dette souveraine fait partie d’un système de redistribution et s’accompagne d’une rupture générale avec les politiques de l’offre et de la fin des cadeaux fiscaux aux entreprises, elle ne pose pas de problème. Mais sinon, l’épargne est facteur d’inégalité et se traduit par une baisse des salaires pour la majorité des gens et par un endettement privé qui permet à beaucoup de maintenir leur train de vie. Dans ces conditions, la dette est profondément injuste et inégalitaire.
Le consensus minimal qui existait au sein du Nouveau Front populaire portait sur la fiscalité. On peut observer que la régulation financière, le retour du secteur bancaire sous contrôle public, la dette perpétuelle et l’intervention de la banque centrale ont tous disparu du programme du Nouveau Front populaire. C’était certainement nécessaire pour construire une coalition, cependant la gauche est alors apparue comme quelque peu naïve quant à la question de la dette.
Harrison Stetler : Marine Le Pen, quant à elle, s’est activement employée à améliorer la réputation de l’extrême droite auprès des créanciers. Comment ?

Benjamin Lemoine : L’extrême droite a connu un revirement spectaculaire. Entre 2012 et 2017, Le Pen a fustigé le système de Maastricht et s’est réclamée d’une sorte de plate-forme pro-services publics, même si elle n’était pas sincère. Tout cela a complètement disparu. Avant les élections anticipées de l’été dernier, de nombreux acteurs du marché de la dette s’attendaient à ce que le Rassemblement national [de Le Pen] remporte une majorité relative et prévoyaient que l’écart entre les obligations françaises et les obligations allemandes serait contenu.

Pourquoi ? Parce qu’entre-temps, le Rassemblement national a opéré un important virage pro-capital. On pourrait parler de « Melonisation » de Marine Le Pen [rapprochement avec Georgia Meloni], qui veut désormais prouver sa compatibilité avec la technostructure européenne. Mais plus encore, le capitalisme et la finance français tendent vers un nouvel état d’esprit libertarien qui cadre bien avec l’extrême droite, alors que Le Pen a réussi à gagner le soutien des secteurs les plus puissants du capital.

Harrison Stetler : Vous plaidez en faveur d’un plus grand contrôle public sur le financement de l’État. À quoi cela ressemblerait-il ?

Benjamin Lemoine : Ce que je décris dans mon premier livre, L’ordre de la dette, s’inspire de l’alternative de l’après Seconde Guerre mondiale, qui n’était pas spécifique à la France. Il s’agissait d’une forme d’autofinancement du Trésor, avec un recours limité au marché. Autour de l’État, il y avait des banques publiques et semi-publiques qui avaient obligation de déposer leurs liquidités auprès du Trésor. Je pense qu’une telle hypothèse signifierait aujourd’hui une forme de Banque du peuple destinée à socialiser le financement de l’Etat.

Un tel circuit bancaire fermé est devenu encore plus essentiel à une époque où les ressources s’amenuisent et où la croissance économique appartient de plus en plus au passé. Cela pourrait bien se faire à l’échelle européenne, en partant de l’ambiguïté stratégique déjà existante sur les déficits de l’UE et en rejetant le travail politique de déni institutionnel des alternatives au capital financier.

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Benjamin Lemoine est sociologue à l’École Normale Supérieure.

Harrison Stetler est journaliste indépendant et enseignant qui vit à Paris.

Source : Jacobin, Benjamin Lemoine, Harrison Stetler, 29-05-2025

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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1 réactions et commentaires

  • Jean // 30.06.2025 à 08h12

    « Mais toute augmentation des dépenses militaires doit être compensée par des coupes dans la « main gauche » de l’État en matière de services publics et de dépenses sociales. Une fois de plus, les budgets européens et les types de dépenses considérés comme légitimes constituent un champ de bataille essentiel dans la lutte des classes. »

    C’est pour cette raisons que la vraie gauche, celle de la lutte des classes, s’oppose traditionnellement aux guerres qui sont l’une des armes dont se servent les banksters pour asservir les peuples.

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