Le président le plus âgé du monde, Paul Biya, se présente pour un nouveau mandat au Cameroun. Son régime autocratique trouve son origine directe dans la guerre coloniale brutale menée par la France dans les années 1950 et 1960, pratiquement à l’insu du reste du monde.
Source : Jacobin, Thomas Deltombe, Manuel Domergue, Jacob Tatsitsa
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Ceci est un extrait de The Cameroon War: A History of French Neocolonialism in Africa [La guerre au Cameroun : une histoire du néocolonialisme français en Afrique, NdT], désormais disponible chez Verso Books.
Au cours des années 1950 et 1960, la France a mené une guerre coloniale brutale au Cameroun tout en parvenant à la soustraire largement à l’attention publique. L’historienne américaine Caroline Elkins qualifie le silence qui a suivi la répression britannique des Mau Mau au Kenya « d’amnésie imposée par l’État. » Cette expression s’applique également au Cameroun : tout a été fait pour que cette guerre invisible ne revienne jamais hanter la mémoire officielle française.
Cette amnésie planifiée a donné lieu à des épisodes surprenants, ou du moins révélateurs. Lorsque le Premier ministre français François Fillon s’est rendu à Yaoundé en mai 2009, un journaliste lui a posé une question quant à la responsabilité de la France dans l’assassinat de leaders nationalistes camerounais. Avec un mélange d’ignorance et de mépris, il a répondu de manière tout à fait ahurissante : « Je nie totalement toute participation française quelle qu’elle soit, dans des assassinats au Cameroun. Tout cela n’est que pure invention ! »
Mais les fantômes ont l’habitude de revenir nous hanter. Depuis quelques années, une nouvelle génération d’historiens camerounais fouille les archives et sillonne le Cameroun pour interviewer les derniers survivants. C’est une course contre la montre, car les archives, mal conservées, se détériorent rapidement sous le climat tropical du pays. Quant aux témoins oculaires, ils sont de moins en moins nombreux dans un pays où l’espérance de vie moyenne n’est que de cinquante-cinq ans.
Il s’agit donc d’une tâche difficile. C’est aussi une tâche courageuse : la guerre reste un sujet extrêmement sensible pour le régime camerounais. Le pays est dirigé, et ce depuis 1982, par Paul Biya, un nonagénaire ultra-autoritaire, héritier direct d’Ahmadou Ahidjo (1924-1989), le dictateur installé par la France lors de l’indépendance. Néanmoins, des associations regroupant des vétérans nationalistes, des historiens et des militants s’efforcent de mettre à jour des souvenirs enfouis.
« Des épisodes extrêmement douloureux »
Lors d’une visite officielle à Yaoundé en 2015, François Hollande a évoqué les « épisodes extrêmement douloureux » qui ont entouré l’indépendance du Cameroun. Pourquoi a-t-il tenu ces propos ? Si ces mots sont passés presque inaperçus en France, ils ont été accueillis avec un certain soulagement par l’opinion publique camerounaise.
Au cours des années 1950 et 1960, la France a mené une guerre coloniale brutale au Cameroun pratquement à l’insu du reste du monde.
Pour la première fois, les plus hautes autorités de l’État français, en la personne du président de la République, ont reconnu que quelque chose s’était effectivement passé au Cameroun au moment de la décolonisation. Faisant référence à la répression dans la région de Sanaga-Maritime et chez les Bamilékés, François Hollande s’est même déclaré prêt à « ouvrir les livres d’histoire [et] les archives. »
Sept ans plus tard, le 16 juillet 2022, le successeur de François Hollande, Emmanuel Macron, également en visite à Yaoundé, a annoncé le lancement d’un « processus d’enquête » et promis d’ouvrir les archives à une commission mémorielle composée de chercheurs et d’artistes français et camerounais. « Les historiens se sont penchés sur ce passé : ils nous parlent d’un conflit qui a eu lieu, le mot guerre a été utilisé », a-t-il déclaré. « C’est aux historiens qu’il appartient de faire la lumière sur le passé. »
Cette stratégie lui a permis de reporter d’au moins deux ans toute reconnaissance des crimes de la France, soit le délai imparti à la commission pour remettre son rapport. Elle occulte également le fait que des historiens explorent depuis des décennies des archives largement accessibles, permettant d’établir clairement une bonne partie des faits essentiels.
La commission, dirigée par l’historienne française Karine Ramondy, qui a présenté son rapport aux présidents Macron et Biya à la fin du mois de janvier 2025, a sans surprise confirmé les conclusions des historiens précédents : la France a bel et bien livré une « guerre » au Cameroun dans les années 1950 et 1960, occasionnant des dizaines de milliers de morts et utilisant les mêmes tactiques qu’en Algérie – torture, bombardements, villagisation [La villagisation est un concept socio-politique visant à organiser et regrouper les populations rurales dans des villages structurés, NdT], assassinats politiques, guerre psychologique, etc.
Le rapport, rédigé par quatorze historiens français et camerounais, s’appuyant sur des archives déjà connues et des documents récemment déclassifiés, a été accueilli avec scepticisme au Cameroun. Au-delà de quelques éclairages nouveaux, le rapport, qui compte pourtant un millier de pages, s’accompagnait d’une « initiative artistique » menée par le chanteur camerounais Blick Bassy, chargé de vulgariser les conclusions de la commission et de promouvoir la « réconciliation mémorielle » franco-camerounaise via un large éventail de dispositifs culturels : films, chansons, fresques murales, jeux vidéo, ateliers de cuisine, concours de coiffure, immersions virtuelles en 3D dans des maquis reconstitués, etc.
D’où la question : cette commission reflète-t-elle une réelle volonté de « faire la lumière » sur la guerre du Cameroun et d’engager une véritable politique de reconnaissance et de réparations, ou s’agit-il simplement d’un nouveau plan de communication de la part d’un président français désireux de transformer les différends historiques – avec le Rwanda, l’Algérie et maintenant le Cameroun – en autant de démonstrations de sa « méthode disruptive » ?
Soft Power
Quoi qu’il en soit, il est clair que les « initiatives de mémoire » entreprises par les dirigeants français ces dernières années s’inscrivent dans une nouvelle stratégie de soft power. À l’heure où un « sentiment anti-français » se répand en Afrique et où des puissances rivales empiètent sur le pré carré néocolonial de la France, Paris multiplie les initiatives pour démontrer sa bonne volonté. Les commissions ainsi créées, dont les membres sont directement nommés par l’Élysée, donnent l’illusion qu’une page de l’histoire a été tournée.
Et la reconnaissance frileuse de quelques crimes passés, distillée au compte-gouttes, donne l’impression qu’il n’y a plus rien à explorer. Comme le souligne l’historien Noureddine Amara, la « réconciliation » appelée de ses vœux par Emmanuel Macron ressemble davantage à un exercice de « pacification mémorielle », visant à faire taire ceux qui rejettent les lectures anesthésiantes véhiculées par l’histoire officielle.
Les « initiatives de mémoire » entreprises par les dirigeants français ces dernières années s’inscrivent dans une nouvelle stratégie de soft power.
Pour comprendre l’embarras ou la prudence de l’Élysée, il est important de garder à l’esprit que la guerre au Cameroun n’appartient pas à une époque révolue que l’on pourrait ranger dans les livres d’histoire comme de vieux papiers dans un tiroir, afin de mieux les oublier. Au contraire, cette guerre reste une question brûlante aujourd’hui.
Comment comprendre le Cameroun postcolonial si l’on occulte le fait qu’il est né d’une guerre ? Comment envisager l’avenir du Cameroun si l’on ne comprend pas que cette guerre, qui n’a officiellement jamais existé et qui n’est donc pas encore terminée, se poursuit sous la forme d’un régime despotique qui continue de diriger le pays aujourd’hui encore ? Comment croire à l’amitié franco-camerounaise dont se vantent les responsables politiques depuis des décennies alors que nous savons que ces discours masquent un système qui pérennises une relation profondément inégale ?
Confrontées à des demandes de plus en plus pressantes concernant la mémoire historique de ce conflit, les autorités françaises se retrouvent prisonnières d’un enchevêtrement de contradictions. La première, et peut-être la plus importante, est le fossé entre le mythe et la réalité historique. Bien que la France aime se décrire comme la « patrie des droits humains », elle refuse obstinément de porter un regard honnête sur les chapitres de son passé qui contredisent cette image flatteuse qu’elle se fait d’elle-même.
L’appel lancé en 2005 par une poignée de députés pour que les manuels d’histoire reflètent les « aspects positifs » de la colonisation et le rejet obstiné de toute forme de « contrition » ne sont que deux exemples parmi d’autres de la difficulté de la France à sortir de sa mythologie et de ses récits essentialistes. Non, la France n’est pas naturellement généreuse : comme toutes les nations impérialistes, lorsqu’il s’agit de ses intérêts matériels, elle n’a jamais hésité à bafouer les grands principes qu’elle prétend défendre.
Les mythes de la Françafrique
La décolonisation de l’ancienne « Afrique noire française » fait également partie de cette mythologie nationale, puisqu’elle est généralement présentée comme un processus pacifique au cours duquel la France a accompagné ses colonies vers l’indépendance de manière totalement désintéressée. Mais ce narratif est remis en cause par tous ceux qui tentent de mettre en lumière les événements sanglants qui ont ponctué la période en question, du massacre de Thiaroye en 1944 à la répression du soulèvement malgache en 1947, en passant par la répression des militants politiques ivoiriens en 1948-1950 et l’opération Écouvillon en Mauritanie dix ans plus tard.
Ces événements trop souvent ignorés – et tant d’autres – contredisent les récits officiels et prouvent que, du point de vue de Paris, la décolonisation de l’Afrique française n’a pas signifié la fin de l’influence française sur la région. Le régime néocolonial connu sous le nom de « Françafrique » allait s’en assurer.
Nous voyons ici l’autre contradiction dans laquelle se sont fourvoyés les dirigeants français au cours des dernières décennies. Alors qu’ils ne cessent de jurer qu’ils ont rompu avec la Françafrique, leurs politiques ont consisté, dans le meilleur des cas, à réformer les instruments traditionnels de la stratégie africaine de la France pour les adapter à l’air du temps. D’une certaine manière, depuis le début du XXIe siècle, la France connaît une situation comparable à celle qui prévalait dans les années 1940 et 1950, lorsque ses dirigeants ont décidé de réformer le système colonial afin de ne pas « tout perdre. »
Les sociétés africaines, et plus particulièrement leur jeunesse, se désintéressent des anciennes puissances coloniales.
Aujourd’hui, c’est l’héritier de ce système, nonobstant les déclarations périodiques annonçant sa disparition, qui refuse de rendre l’âme. Secouées par la mondialisation, les migrations, l’accès toujours plus facile à l’information et l’émergence de nouveaux acteurs sur la scène internationale, les sociétés africaines, en particulier leur jeunesse, se désintéressent des anciennes puissances coloniales.
Elles se tournent vers d’autres horizons, vers les États-Unis, le Canada, la Russie, la Chine ou le Brésil, et inventent de nouvelles façons de vivre, de lutter et de résister. La France, qui nourrit encore des fantasmes de grandeur, et a bien l’intention de « maintenir sa présence en Afrique », est ainsi tombée dans son propre piège. Elle est prise entre deux époques. L’une est un passé tenace, celui d’une Françafrique forgée pendant la Guerre froide et la décolonisation.
L’autre est un avenir qui s’impatiente, porté par des générations plus jeunes, lassées des vieux autocrates qui servent de fonctionnaires aux anciennes puissances coloniales. La manière dont les peuples tunisien (en 2011) et burkinabé (en 2014) ont balayé leurs dictateurs respectifs, Zine el-Abidine Ben Ali et Blaise Compaoré, tous deux grands amis de la France, témoigne de ce changement d’époque. Il en va de même pour les coups d’État militaires qui ont secoué le Sahel depuis 2021, portant au pouvoir des juntes hostiles à Paris au Mali, au Burkina Faso et au Niger.
À bout de souffle
Comme d’autres pays, le Cameroun illustre à sa manière le fossé grandissant entre les élites africaines et les populations du continent. Les Camerounais sont gouvernés par un président âgé de 92 ans qui dépense des sommes astronomiques pour séjourner dans des palais en Europe. Mais la population ordinaire, dont la moitié a moins de dix-huit ans, vit dans des conditions extrêmement difficiles, avec un revenu moyen inférieur à 100 euros par mois selon la Banque mondiale.
Les dirigeants français savent pertinemment que Biya, l’héritier direct d’Ahidjo, dont il fut le Premier ministre de 1975 à 1982, ne peut pas durer éternellement. Ils doivent maintenant choisir : continuer de soutenir le régime autoritaire de Yaoundé, dont la seule légitimité repose sur des élections truquées, un système de corruption tentaculaire et la répression systématique des opposants politiques, ou enfin écouter un peuple qui souhaite, comme tous les autres, avoir voix au chapitre en ce qui concerne son propre destin.
Le Cameroun illustre à sa manière le fossé grandissant entre les élites africaines et les peuples du continent.
Aujourd’hui, le système Biya est à bout de souffle et l’impatience grandit dans tous les recoins du pays. Le Cameroun, dont les régions anglophones sont le théâtre d’un conflit armé sanglant depuis près de dix ans, est au bord d’une nouvelle explosion. Les autorités françaises, ayant tiré les leçons des événements en Tunisie, au Burkina Faso, au Mali, au Niger, au Gabon et, plus récemment, au Sénégal, le comprennent d’autant mieux qu’elles voient un mouvement anti-français se répandre sur tout le continent.
Elles savent qu’après être si longtemps restées silencieuses quant à leur agissements et ceux des régimes de type Françafrique qu’elles ont portés au pouvoir au cours des dernières décennies, elles risquent fort d’être parmi les premières cibles d’une révolte populaire au Cameroun. Cette guerre trop longtemps enfouie pourrait alors resurgir soudainement. Tôt ou tard, il faut payer pour tous les crimes commis.
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Thomas Deltombe est coauteur de La guerre du Cameroun : une histoire du néocolonialisme français en Afrique.
Manuel Domergue est coauteur de La guerre du Cameroun : une histoire du néocolonialisme français en Afrique.
Jacob Tatsitsa est coauteur de La guerre du Cameroun : une histoire du néocolonialisme français en Afrique.
Source : Jacobin, Thomas Deltombe, Manuel Domergue, Jacob Tatsitsa, 23-07-2025
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