La libéralisation des marchés de capitaux israéliens dans les années 1980 a créé des liens étroits entre la finance américaine et l’État israélien. Ces liens ont donné naissance à une coalition de capitaux dans les deux pays qui ont intérêt à poursuivre le génocide.
Source : Jacobin, Colin Powers
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
- Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou donne une conférence de presse pour le lancement du « Campus TLV », un centre technologique pour les start-ups, les entrepreneurs et les développeurs israéliens dans les nouveaux bureaux de Google, le 10 décembre 2012, à Tel Aviv. (Jack Guez / AFP via Getty Images)
Lors d’un discours enthousiaste devant le Congrès en 1986, le jeune Joe Biden a fait un aveu d’une franchise surprenante. Non seulement Israël était vital pour les intérêts américains, mais si « Israël n’existait pas, les États-Unis devraient l’inventer. » Peu après le 7 octobre, Joe Biden a réitéré cette déclaration en recevant le président israélien Isaac Herzog à la Maison Blanche.
Une façon d’interpréter les commentaires de Biden est de confirmer l’utilité militaire d’Israël pour les États-Unis. En tant qu’avant-poste de la puissance occidentale au Moyen-Orient, Israël a empêché la formation d’un bloc arabe fort et indépendant et a veillé, aux côtés des monarchies du Golfe, à ce que les combustibles fossiles circulent de manière ordonnée et prévisible. Ce service rend le pays essentiel à l’extraction de valeur en périphérie par l’Amérique et sous-tend le soutien indéfectible de Washington à Tel-Aviv.
Mais les considérations géostratégiques ne sont pas les seules à lier les États-Unis et Israël. Le lobbying intérieur, tel que le décrivent John Mearsheimer et Stephen Walt dans leur livre sur le sujet [The Israel Lobby and US Foreign Policy, 2008 – Le lobbye israélien et la politique étrangère des Etats-Unis, NdT ], joue certainement un rôle. Mais en plus de promouvoir les intérêts impériaux de l’Amérique, Israël entretient également des liens économiques profonds avec les États-Unis. Ces liens expliquent pourquoi, lorsqu’il s’agit de la sécurité d’Israël, il n’y a le moindre décalage entre Washington et Tel-Aviv, et pourquoi tant d’entreprises américaines sont complices du génocide israélien en cours à Gaza.
L’économie de l’intégration d’Israël dans l’Empire américain
L’imbrication de l’économie israélienne avec celle de l’Amérique a commencé sérieusement au milieu des années 1980. À l’époque, Israël a adopté une politique d’austérité préconisée par l’économiste Stanley Fischer comme solution à l’hyperinflation qui sévissait dans le pays. (Fischer a ensuite été le huitième gouverneur de la Banque d’Israël et vice-président de la Réserve fédérale américaine. Il est décédé le 31 mai de cette année). Washington a récompensé Tel-Aviv en lui accordant un accord de libre-échange, en lui injectant une aide financière et en renonçant à ses prétentions sur les dettes israéliennes. Cette aide a permis à Israël d’établir des relations plus étroites avec les marchés financiers américains, ce qui a été fait après le lancement du « processus de paix » qui a abouti aux accords d’Oslo au début des années 1990. Dans les années qui ont suivi, les flux d’investissement entre les deux pays ont augmenté de manière significative.
Stimulé par l’afflux de travailleurs qualifiés en provenance des États-Unis et de l’Union soviétique, Israël s’est également taillé, dans les années 1990, un rôle de laboratoire de R&D à faible coût dans le cadre de la division du travail élargie du capital américain. Les secteurs israéliens des technologies de l’information et de la communication (TIC), de la cybersécurité, de la défense et de la biotechnologie sont devenus particulièrement robustes grâce à ces liens. Avec le temps, les mouvements de personnel entre les deux pays sont devenus de plus en plus bidirectionnels. La migration d’Israéliens nés en Union soviétique, comme Ilya Sutskever, vers la Silicon Valley – où il est devenu le scientifique en chef d’OpenAI – est symptomatique de cette dernière évolution.
Environ 75 à 80 % du capital-risque soutenant le secteur technologique israélien provient des États-Unis.
Cela a créé des liens économiques durables entre les capitaux israéliens et américains. Par exemple, la société Intel de Santa Clara est depuis longtemps le plus grand employeur privé en Israël, où elle emploie environ 10 % de sa main-d’œuvre globale et contribue à hauteur de 2 % par an au PIB israélien. En souscrivant et en achetant les euro-obligations d’Israël (c’est-à-dire les dettes souveraines libellées dans une devise étrangère), les établissements financiers occidentaux ont également longtemps joué un rôle essentiel dans les finances publiques et la stabilité macroéconomique du pays.
Cette situation s’est encore accentuée après le 7 octobre 2023. Depuis cette date, Bank of America, Citi, Goldman Sachs, JPMorgan, Deutsche Bank, BNP Paribas et Barclays ont collectivement mis sur le marché des euro-obligations israéliennes d’une valeur de 19,4 milliards de dollars. Leur succès dans la commercialisation de 5 milliards de dollars d’euro-obligations en février dernier a permis aux taux d’intérêt attachés aux dettes de rester raisonnables (+1,2 % dans le cas des obligations à cinq ans et +1,35 % dans le cas des obligations à dix ans) des bons du Trésor américain d’échéances équivalentes. De plus, ces mêmes institutions se classent également parmi les principaux souscripteurs de bons du Trésor israéliens libellés en shekels et parmi les investisseurs les plus actifs sur le marché secondaire où ces dettes sont négociées.
Environ 75 à 80 % du capital-risque soutenant le secteur technologique israélien provient des États-Unis. À la fin du printemps 2025, 108 entreprises israéliennes étaient cotées en bourse aux États-Unis. Elbit Systems, l’un des plus grands fabricants d’armes israéliens, est l’une des sociétés qui émet ses actions. Depuis près de vingt ans, la filiale locale de l’entreprise bénéficie du capital patient offert par les fonds communs de placement et les gestionnaires d’actifs américains tels que le groupe Vanguard. En mai dernier, Elbit a levé 512 millions de dollars supplémentaires auprès d’investisseurs américains par le biais d’une nouvelle émission d’actions.
La technologie, l’État et le militarisme
Le secteur technologique américain a également joué un rôle majeur dans le génocide en cours. Amazon et Google, par exemple, ont tous deux fourni à l’armée israélienne et aux principaux fabricants d’armes des services en cloud au cours des vingt derniers mois.
Depuis octobre 2023, Google et Microsoft ont également fourni à l’armée israélienne leurs principaux modèles d’IA, ce qui leur a valu les félicitations publiques du colonel Racheli Dembinsky, commandant de l’unité du centre de calcul et des systèmes d’information de l’armée israélienne. En outre, les capitaux de la Silicon Valley ont servi à renforcer la stabilité macroéconomique de l’économie israélienne. L’acquisition en mars 2025 d’une société israélienne de sécurité informatique (Wiz) pour 32 milliards de dollars par Alphabet, la société mère de Google, a été la plus grande acquisition de l’histoire de la société et une bouée de sauvetage importante pour l’économie israélienne.
Mais l’implication de la technologie dans le génocide n’est pas seulement le résultat des liens sous-jacents entre les économies américaine et israélienne. Il s’agit également d’un produit du modèle d’entreprise des sociétés technologiques du XXIe siècle.
Ces dernières années, la technologie est devenue de plus en plus dépendante des États plutôt que des consommateurs privés pour réaliser des profits. À des degrés divers, les mastodontes de la Silicon Valley luttent tous contre trois problèmes interdépendants : la concurrence des entreprises chinoises, les inquiétudes quant à la viabilité à long terme de la publicité et des revenus tirés de l’informatique dématérialisée, et la crainte que leurs énormes dépenses d’investissement dans l’infrastructure de l’intelligence artificielle ne portent pas leurs fruits.
Dans ces conditions, la plupart des grandes entreprises ont reconnu que l’obtention de contrats gouvernementaux constituait une protection essentielle face à l’insécurité. Inquiète des perspectives de rentabilité dans l’économie civile, l’industrie technologique américaine, à l’instar des industries américaines de capital-investissement et de capital-risque, en est venue à considérer la défense et la sécurité comme des marchés de croissance particulièrement prometteurs.
En passant des contrats avec l’État israélien, ces entreprises technologiques sont en mesure d’obtenir une source de revenus, une opportunité pour des services d’essais sur le terrain et des applications de services publicitaires, ainsi qu’un moyen de rester dans les bonnes grâces du Pentagone. Comme l’a fait remarquer l’économiste marxiste Rosa Luxemburg il y a un siècle, le militarisme contribue à lier la bourgeoisie à l’État capitaliste. À Gaza, le militarisme attire le capital financier par le biais des commandes de milliards de dollars passées par Israël à General Dynamics, Lockheed Martin et Northrop Grumman, qui appartiennent à Wall Street. Mais il bénéficie également du soutien d’une industrie technologique dont le mantra, il y a dix ans à peine, était « Don’t Be Evil » (Ne soyez pas diabolique).
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Colin Powers est chercheur principal et rédacteur en chef du programme MENA de Noria Research.
Source : Jacobin, Colin Powers, 10-06-2025
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
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4 réactions et commentaires
La technologie et la finance fussent-elles US ou européennes qui s’autocongratulent disparaitront sans doutes quelque part entre les desseins et la puissance des BRICS et leurs autres visions du Monde de demain….
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Alerter« Ces dernières années, la technologie est devenue de plus en plus dépendante des États plutôt que des consommateurs privés pour réaliser des profits »
Ce mouvement général aboutit à une situation où même l’arme du boycott est enlevée des mains de la population. De citoyen, l’individu est devenu consommateur, puis aujourd’hui contribuable passif. Heureusement que la pub est là pour nous vanter, pour tout produit et à tout propos, le bonheur d’être libre.
Le résultat des élections étant désormais piétiné dans les 48 heures qui suivent, le boycott devenant caduc, il restera les manifestations, forcément de plus en plus violentes.
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AlerterExcellente et rare analyse documentée sur la prééminence de la cupidité financière d’essence néolibérale sur toutes autres considérations, qu’elles soient historiques, juridiques, politiques ou/et religieuses.
A cet égard, relevons que les firmes technologiques paramilitaires citées sont toutes renflées continuellement par les groupes, clans et familles reignantes dites « musulmanes » du Royaume d’Arabie Saoudite, de Qatar, des Emirats Arabes Unis, d’ Egypte, de Jordanie, de Bahreïn.
Face à l’objectif de continuer à être plus riche que les membres de ces familles politiques, en principe les plus interpellées au double plan sociologique et religieux par le génocide des Palestiniens et le colonialisme de presque près
d’un siècle de la Palestine, leurs choix est vite fait depuis pratiquement leur émergence en tant qu’Etats: le dollar, l’accroissement continu des dollars, avant le respect des principes, de la foi, des lois, avant le respect de soi en tant que civilisation, en tant que société humaine, en tant qu’Etats.
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AlerterIl n’y a pas loin de « l’investissement rentable » au tas de gravats …
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