Les partisans de l’augmentation des dépenses militaires affirment souvent qu’il s’agit de « soutenir les troupes ». Ce n’est pas tout à fait le cas.
Source : Responsible Statecraft, William Hartung
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Les partisans d’une augmentation constante des dépenses du Pentagone affirment souvent qu’il faut injecter plus d’argent dans le ministère pour « soutenir les troupes ». Mais les récentes propositions budgétaires et un nouveau document de recherche publié par l’Institut Quincy et le Projet Cost of War [Les coûts de la guerre, NdT] de l’Université Brown suggèrent le contraire.
Ce rapport, que j’ai coécrit avec Stephen Semler, révèle que 54 % des 4 400 milliards de dollars de dépenses discrétionnaires du Pentagone pour la période 2020-2024 sont allés à des entreprises de la défense. Les cinq premiers – Lockheed Martin (313 milliards de dollars), RTX (anciennement Raytheon, 145 milliards de dollars), Boeing (115 milliards de dollars), General Dynamics (116 milliards de dollars) et Northrop Grumman (81 milliards de dollars) – ont reçu 771 milliards de dollars de contrats du Pentagone au cours de cette période de cinq ans.
Cet énorme apport de fonds aux fabricants d’armes se fait au détriment des avantages accordés au personnel en service actif et aux vétérans des guerres américaines de l’après 11 Septembre. Malgré les augmentations de salaire de ces dernières années, des centaines de milliers de familles de militaires dépendent encore des bons d’alimentation, vivent dans des logements insalubres ou souffrent d’autres difficultés financières.
Dans le même temps, il est prévu de supprimer des dizaines de milliers de postes au sein de l’administration des anciens combattants, de fermer des centres de santé pour les anciens combattants et même de réduire le personnel des services d’assistance téléphonique pour les anciens combattants suicidaires. De plus, de nombreux programmes dont dépendent les vétérans et leurs familles – des bons d’alimentation à Medicaid, entre autres – sont destinés à subir des coupes sombres dans le projet de loi de finances signé par le président Trump au début du mois.
Ce serait une chose si les centaines de milliards de dollars prodigués aux entreprises d’armement étaient dépensés à bon escient au service d’une meilleure défense. Mais ce n’est pas le cas. Des systèmes d’armes surévalués et peu performants comme l’avion de combat F-35 et le missile balistique intercontinental (ICBM) Sentinel se sont révélés très efficaces pour consommer l’argent des contribuables, alors même qu’ils accusent d’énormes dépassements de coûts, de longs retards et, dans le cas du F-35, qu’ils ne peuvent être utilisés la plupart du temps en raison de graves problèmes de maintenance.
Les problèmes liés au Sentinel et au F-35 ne sont probablement pas aussi importants que les sommes qui pourraient être gaspillées dans la poursuite de la proposition du président Trump pour un système de défense antimissile étanche, le « Golden Dome » [Dôme d’Or, NdT], une chimère coûteuse que de nombreux experts estiment à la fois physiquement impossible et stratégiquement peu judicieuse. Au cours des quatre décennies et des centaines de milliards de dollars dépensés depuis la promesse de Ronald Reagan de construire un bouclier impénétrable contre les missiles balistiques intercontinentaux (ICBM), le Pentagone n’a pas encore réussi un essai effectué dans des conditions réalistes, et a même échoué dans un grand nombre de tentatives soigneusement scénarisées.
Le Golden Dome est plus ambitieux que Star Wars [La guerre des étoiles, projet similaire sous Ronald Reagan, NdT] : il est censé intercepter non seulement les ICBM, mais aussi les missiles hypersoniques, les drones volant à basse altitude et tout autre engin susceptible d’être lancé sur les États-Unis.
La bonne nouvelle, c’est que si vous êtes une entreprise en armement, au sein des Big Five ou du secteur technologique militaire émergent de la Silicon Valley, le Golden Dome sera une mine d’or, qu’il produise ou non un système de défense utile.
Les gens de la Silicon Valley reconnaissent pleinement les problèmes rencontrés par les leaders actuels de l’industrie pour produire des armes efficaces à un prix abordable, et ils ont une réponse : donnez-leur les fonds nécessaires, et ils produiront des armes agiles, abordables, facilement remplaçables, pilotées par des logiciels, qui redonneront à l’Amérique leur position de primauté mondiale.
Mais la nouvelle garde est intéressée par bien plus que la simple construction de nouveaux produits qu’elle peut vendre au Pentagone. Les dirigeants de ces entreprises technologiques émergentes – Elon Musk à SpaceX, Peter Thiel à Palantir et Palmer Luckey à Anduril – se décrivent comme des « fondateurs » qui tireront l’Amérique du marasme vers une position de domination militaire inégalée.
Contrairement aux PDG des grandes entreprises, ces militaristes de l’ère nouvelle sont des faucons convaincus. Certains, comme Palmer Luckey, se sont réjouis publiquement de notre capacité à battre la Chine dans une guerre qu’il voit arriver dans les prochaines années, tandis que d’autres, comme le PDG de Palantir, Alex Karp, ont applaudi la campagne israélienne de massacre à Gaza, allant même jusqu’à organiser la réunion du conseil d’administration de l’entreprise en Israël au plus fort de la guerre, en signe de solidarité.
Même après la rupture publique désordonnée d’Elon Musk avec Donald Trump, le secteur technologique a toujours une longueur d’avance sur la vieille garde en ce qui concerne l’influence sur son administration. Le vice-président J. D. Vance a été employé, encadré et financé par Peter Thiel, de Palantir, et d’anciens employés d’Anduril, de Palantir et d’autres entreprises de technologie militaire ont été nommés à des postes influents dans l’adminstration de la sécurité nationale.
Entre-temps, Lockheed Martin et sa cohorte ont un rôle important à jouer au Congrès, où les contributions aux campagnes électorales, les centaines de lobbyistes et les fournisseurs situés dans une majorité d’États et de districts leur confèrent un immense pouvoir pour maintenir leurs programmes en cours, même dans les cas où le Pentagone et l’armée tentent de les annuler ou de les mettre au rancart.
Même avec un budget proposé de 1 000 milliards de dollars par an, le Pentagone devra peut-être faire des compromis entre les entreprises traditionnelles et les nouvelles entreprises technologiques lorsqu’il choisira la prochaine génération d’armes. L’élément manquant dans tout cela est la voix du public, ou une forte contribution des membres du Congrès qui se soucient davantage de forger une stratégie de défense efficace que d’attirer l’argent du Pentagone dans leurs régions.
Lorsqu’il s’agit de créer un système de défense adapté au monde dans lequel nous vivons, il ne faut pas opposer Lockheed Martin à Palantir, il faut opposer le bon sens à la défense d’intérêts particuliers. La technologie seule ne nous sauvera pas, comme nous l’avons vu avec les échecs répétés des « armes miracles » telles que le champ de bataille électronique au Viêtnam, ou l’initiative de « Guerre des étoiles » du président Reagan, ou l’avènement des munitions à guidage de précision pour gagner des guerres ou obtenir des résultats favorables, du Viêtnam à l’Irak en passant par l’Afghanistan.
L’élaboration d’un plan de défense qui soit réellement sensé – et qui ait une chance de réussir – nécessitera de faire face au pouvoir et à l’influence des fournisseurs d’armes de tous bords, qui absorbent aujourd’hui la majeure partie des dépenses destinées à promouvoir la sûreté et la sécurité de l’Amérique et de ses alliés.
William D. Hartung
William D. Hartung est chercheur principal au Quincy Institute for Responsible Statecraft. Ses travaux portent sur l’industrie de l’armement et le budget militaire américain.
Les opinions exprimées par les auteurs sur Responsible Statecraft ne reflètent pas nécessairement celles du Quincy Institute ou de ses associés.
Source : Responsible Statecraft, William Hartung, 10-07-2025
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
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2 réactions et commentaires
L’hégémonie US surfe sur le budget de la Défense, l’influence sur le congrès et les bénéfices engrangés du complexe militaro-sécuritaire…
Le budget, l’influence sur le Congrès et le pouvoir du complexe militaro-sécuritaire nécessitent un ennemi majeur. La Russie remplit ce rôle…aujourd’hui…un autre pays ensuite…la Chine ? Alors, la paix ?…
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Alerter« Dans les assemblées du gouvernement, nous devons donc nous garder de toute influence injustifiée, qu’elle ait ou non été sollicitée, exercée par le complexe militaro-industriel. Le risque potentiel d’une désastreuse ascension d’un pouvoir illégitime existe et persistera. Nous ne devons jamais laisser le poids de cette combinaison mettre en danger nos libertés et nos processus démocratiques. Nous ne devrions jamais rien prendre pour argent comptant. Seule une communauté de citoyens prompts à la réaction et bien informés pourra imposer un véritable entrelacement de l’énorme machinerie industrielle et militaire de la défense avec nos méthodes et nos buts pacifiques, de telle sorte que sécurité et liberté puissent prospérer ensemble. »
17 janvier 1961
Le président sortant, le républicain Dwight Eisenhower,.
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