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26.juin.202526.6.2025 // Les Crises

Le Soudan va-t-il attaquer les Émirats arabes unis ?

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Les accusations de génocide et de crimes de guerre pourraient avoir fait franchir un nouveau palier dans la guerre civile soudanaise.

Source : Responsible Statecraft, Elfadil Ibrahim
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Ces dernières semaines, la guerre civile soudanaise est dramatiquemnt revenue sous les feux de l’actualité internationale et le rôle des acteurs extérieurs, en particulier des Émirats arabes unis, a fait l’objet d’une attention renouvelée.

Cette évolution est due aux accusations portées par le Soudan devant la Cour internationale de justice (CIJ) contre les Émirats arabes unis concernant des violations de la Convention sur le génocide, ainsi qu’aux frappes de drones sur Port-Soudan que Khartoum attribue avec véhémence à la participation directe des Émirats. Parallèlement, le secrétaire d’État Marco Rubio a réaffirmé publiquement l’implication profonde des Émirats arabes unis dans le conflit lors d’une audition au Sénat la semaine dernière.

Un autre événement important et soudain est survenu la semaine dernière à Washington : l’imposition de sanctions américaines aux Forces armées soudanaises (SAF) pour utilisation présumée d’armes chimiques. Cette grave accusation a été immédiatement démentie par le ministère soudanais des Affaires étrangères, qui a rejeté avec véhémence ces allégations en les qualifiant « d’infondées » et a critiqué les États-Unis pour avoir contourné les mécanismes internationaux appropriés, en particulier l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques, bien que le Soudan soit membre actif de son conseil exécutif.

Malgré la gravité d’une telle accusation, la corroboration de l’utilisation d’agents chimiques dans la guerre du Soudan reste manifestement absente du débat public ou des enquêtes, à l’exception d’un article du New York Times de janvier 2025 citant des responsables américains anonymes. Cet article contenait lui-même une curieuse clause de non-responsabilité : « Les fonctionnaires informés des renseignements ont déclaré que l’information ne provenait pas des Émirats arabes unis, un allié américain qui est également un fervent partisan des Forces de soutien rapide (FSR). »

Pour leur part, les Émirats arabes unis, fortement impliqués par les médias et les enquêteurs sur les conflits dans le soutien aux FSR, ont mis en place une défense vigoureuse. Le 5 mai, la CIJ a rejeté la plainte pour génocide déposée par le Soudan contre les Émirats arabes unis. Bien que le rejet soit fondé sur des motifs juridictionnels – la Cour a déterminé qu’elle était « manifestement incompétente » pour examiner la requête en raison d’une réserve dans l’adhésion des EAU à la Convention sur le génocide – les EAU ont immédiatement reformulé cette décision procédurale comme une absolution.

Au moment où la CIJ rendait sa décision, Port-Soudan, la capitale du Soudan en temps de guerre, subissait le deuxième jour d’un barrage sans répit de drones qui a duré six jours. Cet assaut, qui marquait la première fois que la ville stratégique était prise pour cible, a mis à mal la confiance profondément ancrée, bien que réticente, du Soudan à l’égard des Émirats arabes unis. Malgré l’investissement préalable de Khartoum dans le maintien d’un semblant de liens avec Abu Dhabi pour éviter les sanctions et les exportations d’or, sa patience s’est effondrée après avoir explicitement accusé les EAU d’avoir orchestré ces frappes de précision.

Le 6 mai, Khartoum a rompu ses relations diplomatiques avec les Émirats arabes unis, les qualifiant explicitement « d’État agresseur. »

S’exprimant aux Nations unies après une session du Conseil de sécurité le 20 mai, l’ambassadeur du Soudan auprès de l’ONU, Al-Harith Idris, a réitéré l’accusation selon laquelle les attaques contre Port-Soudan ont été lancées à partir d’une « base militaire des Émirats arabes unis stratégiquement située le long de la mer Rouge et du golfe d’Aden. » Idris a qualifié ces frappes de « représailles » pour une attaque des Forces armées soudanaises contre un avion cargo à Nyala la veille, qui aurait livré du matériel militaire aux Forces armées soudanaises.

De nombreux rapports indiquent que plusieurs officiers militaires émiratis étaient présents et ont peut-être été tués lors du bombardement ; les médias kenyans et sud-soudanais ont également fait état de la mort de leurs ressortissants lors de l’incident.

Malgré la surveillance croissante, l’engagement de l’administration Trump avec les Émirats arabes unis a été extrêmement chaleureux. La récente tournée du président Trump dans le Golfe, qui comprenait une étape à Abou Dhabi, a été présentée comme un succès, avec plus de 200 milliards de dollars d’accords annoncés, en particulier dans le domaine de la technologie de l’intelligence artificielle. Ces accords s’appuient sur un engagement précédemment révélé de 1 400 milliards de dollars des EAU pour investir dans l’économie américaine au cours de la prochaine décennie, une promesse faite quelques mois plus tôt lors d’une visite du cheikh Tahnoon bin Zayed Al Nahyan, le conseiller à la sécurité nationale des EAU.

La concentration intense sur la diplomatie économique à grands enjeux a apparemment éclipsé l’instabilité croissante au Soudan et le rôle d’Abu Dhabi dans son alimentation. Comme le président Trump lui-même l’a dit au président des Émirats arabes unis, Mohamed bin Zayed Al Nahyan, dans un geste qui indique le « statut de téflon » pour ceux qui respectent les accords : « Nous allons vous traiter, comme il se doit, magnifiquement, et vous êtes un homme magnifique. »

Lors de son audition au Sénat la semaine dernière, Rubio a cependant brossé un tableau différent en identifiant explicitement la guerre au Soudan et le rôle des Émirats arabes unis dans son alimentation, déclarant : « Nous avons fait savoir, non seulement aux Émirats arabes unis, mais aussi à d’autres pays, qu’ils transformaient [la guerre civile au Soudan] en une guerre par procuration […] et qu’ils déstabilisaient la région. »

Alors que les efforts de paix extérieurs sont considérablement entravés, la dynamique interne du conflit garantit sa poursuite. Capitalisant sur l’animosité publique intense à l’égard des FSR, les Forces armées soudanaises (SAF) ont présenté la guerre comme une lutte existentielle pour la « dignité » et la souveraineté. Ce discours, en plus d’aider à mobiliser des combattants volontaires, rend politiquement intenable toute négociation ouverte avec les RSF, que l’administration Biden considérera en 2023 comme ayant commis un génocide et une épuration ethnique. Pour sa part, les FSR sont déterminées à s’assurer un avenir politique et à poursuivre la formation d’un gouvernement parallèle, tout en qualifiant les SAF d’armée et de régime illégitimes et contrôlés par les islamistes.

Les positions de combat profondément ancrées des parties belligérantes, associées à l’absence d’une stratégie américaine cohérente et d’une infrastructure diplomatique, y compris un bureau pour l’Afrique en sous-effectif et un envoyé spécial non désigné, laissent Washington mal placé pour coordonner la pression extérieure nécessaire pour sortir le conflit de l’impasse.

Bien que le gouvernement soudanais dirigé par l’armée se soit explicitement réservé le droit à l’autodéfense, une attaque militaire conventionnelle contre les Émirats arabes unis est pratiquement impossible. L’armée soudanaise, empêtrée dans sa guerre interne contre les FSR, n’a pas les capacités de projection de puissance nécessaires pour un tel exploit. En outre, une attaque directe contre les EAU entraînerait des représailles rapides et punitives de la part de ce géant de l’exportation pétrolière, qui jouit d’un bon réseau de relations.

Au-delà de son bilan humanitaire dévastateur, la poursuite de la guerre civile met de plus en plus en péril la sécurité régionale, poussant le Soudan et ses voisins dans des retranchements dangereux où une erreur de calcul pourrait déclencher un conflit international. En effet, un risque plus immédiat qu’un affrontement militaire direct entre le Soudan et les Émirats arabes unis est que Khartoum mette à exécution une menace explicite de frapper le Tchad ou le sud-Soudan, en les accusant d’être complices des FSR et de faciliter les flux d’armes présumés d’Abu Dhabi vers le Darfour – des menaces que les deux pays ont condamnées et auxquelles ils ont juré de répondre par la force.

Cependant, pour l’instant, aucun front conventionnel ne s’ouvrira entre le Soudan et les Émirats arabes unis. La bataille se poursuivra dans les couloirs des institutions multilatérales, où les accusations du Soudan mettront à l’épreuve l’influence bien ancrée d’Abu Dhabi, sans toutefois la briser.

*

Elfadil Ibrahim est écrivain et analyste de la politique soudanaise. Ses travaux ont été publiés dans The Guardian, Al Jazeera, The New Arab, Open Democracy et d’autres publications.

Les opinions exprimées par les auteurs sur Responsible Statecraft ne reflètent pas nécessairement celles du Quincy Institute ou de ses associés.

Source : Responsible Statecraft, Elfadil Ibrahim, 28-05-2025

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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Commentaire recommandé

photomen // 26.06.2025 à 08h57

L’Amérique agit comme les proxénètes. Pour récupérer la recette du jour elle effectue une tournée de ses employées (sic) : cela s’appelle : relever les compteurs.

4 réactions et commentaires

  • Ribouldingue // 26.06.2025 à 07h24

    Ce qui est frappant c’est le niveau de corruption des États-Unis qui se font acheter comme un pays mercenaire par le plus offrant.

    • manuel // 26.06.2025 à 09h00

      Et également de la France qui ne dit mot car les ventes de Rafale et d’autres armements aux états pétroliers sont les seul objectif, les avions Dassault ont été livrés quasiment qu’à des dictatures Libye, Égypte, Espagne franquiste, Afrique du Sud, Israël, Pakistan, Argentine du temps de la dictature, Zaïre,…

  • photomen // 26.06.2025 à 08h57

    L’Amérique agit comme les proxénètes. Pour récupérer la recette du jour elle effectue une tournée de ses employées (sic) : cela s’appelle : relever les compteurs.

  • mortimer37 // 26.06.2025 à 11h55

    Je lis :
    « une attaque militaire conventionnelle contre les Émirats arabes unis est pratiquement impossible »
    L’auteur sait-il que les EAU sont à plusieurs centaines de kilomètres du Soudan dont ils sont séparés par la mer rouge et l’Arabie ?
    L’armée soudanaise ne dispose évidement pas des équipements nécessaires.

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