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6.août.20256.8.2025 // Les Crises

Les fantasmes imprudents de balkanisation de l’Iran

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Les fantasmes imprudents de balkanisation du pays méconnaissent le nationalisme iranien et risquent d’entraîner des répercussions catastrophiques.

Source : Responsible Statecraft, Eldar Mamedov
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Les responsables de la politique étrangère américaine ont une tendance dangereuse à démanteler les nations qu’ils considèrent comme hostiles. Aujourd’hui, des think tanks néoconservateurs tels que la Foundation for Defense of Democracies (FDD), basée à Washington, et leurs acolytes au Parlement européen, prônent ouvertement la balkanisation de l’Iran, une stratégie imprudente qui déstabiliserait davantage le Moyen-Orient, déclencherait des crises humanitaires catastrophiques et provoquerait une résistance farouche de la part des Iraniens et des partenaires américains.

Alors qu’Israël et l’Iran échangeaient des coups à la mi-juin, Brenda Shaffer, de la FDD, a fait valoir que la composition multiethnique de l’Iran constituait une vulnérabilité à exploiter. Mme Shaffer a été une ardente défenseuse de l’Azerbaïdjan dans les grands médias américains, même si elle a toujours omis de divulguer ses liens avec la compagnie pétrolière nationale azerbaïdjanaise, SOCAR. Depuis des années, elle milite en faveur d’une fragmentation de l’Iran selon des critères ethniques, à l’image de l’effondrement de l’ex-Yougoslavie. Elle a concentré une grande partie de ses efforts sur la promotion de la sécession de l’Azerbaïdjan iranien, où les Azéris constituent le plus grand groupe non persan d’Iran.

Les opinions de Shaffer rejoignent celles exprimées dans un récent éditorial du Jerusalem Post qui, dans l’euphorie suscitée par les premières frappes israéliennes dans la guerre menée ce mois-ci contre l’Iran, appelait le président Trump à soutenir ouvertement le démembrement de l’Iran. Plus précisément, il préconisait la formation d’une « coalition moyen-orientale pour la partition de l’Iran » et l’octroi de « garanties de sécurité aux régions minoritaires sunnites, kurdes et baloutches désireuses de faire sécession. » Le même média a publiquement appelé Israël et les États-Unis à soutenir la sécession de ce qu’il appelle « l’Azerbaïdjan du Sud » (c’est-à-dire les régions à majorité azérie du nord-ouest de l’Iran).

Par ailleurs, la porte-parole des Affaires étrangères d’un groupe libéral centriste au Parlement européen a convoqué une réunion sur « l’avenir de l’Iran », officiellement pour discuter des perspectives d’une révolte « réussie » contre la République islamique. Le fait que les deux seuls intervenants iraniens étaient des séparatistes ethniques des régions iraniennes d’Azerbaïdjan et d’Ahwaz a clairement révélé son agenda. Depuis que le Parlement européen a unilatéralement rompu toutes ses relations avec les instances officielles iraniennes en 2022, il est devenu le terrain de jeu de divers groupes d’opposition radicaux en exil, tels que les monarchistes, la secte MEK (Mojaheddeen-e Khalk) et les séparatistes ethniques.

Pourtant, l’Iran n’est pas un État fragile, au bord de l’effondrement. C’est une nation forte de 90 millions d’habitants, dotée d’un profond sentiment d’identité historique et culturelle. Si les partisans de la balkanisation aiment se focaliser sur la diversité ethnique de l’Iran (Azéris, Kurdes, Baloutches, Arabes), ils sous-estiment systématiquement la force unificatrice du nationalisme iranien. Comme l’a récemment souligné le chercheur Shervin Malekzadeh dans le Los Angeles Times, « un majorité de chercheurs s’accordent largement à dire que la politique en Iran repose sur l’idée que l’Iran est un peuple avec une histoire continue et ininterrompue, une nation qui « émerge d’un passé immémorial. » Le nationalisme offre un vaste espace politique dans lequel différents groupes et idéologies en Iran se disputent le pouvoir et l’autorité, qu’ils soient monarchistes, islamistes ou de gauche. »

Des décennies de pression étrangère, allant des sanctions aux opérations secrètes en passant par la guerre, n’ont fait que renforcer cette cohésion. L’idée que le fait d’attiser le sentiment séparatiste divisera l’Iran est un fantasme dangereux, qui ignore délibérément la façon dont les complots ourdis, en grande partie par des néoconservateurs pro-israéliens, se sont retournés contre eux en Irak et en Syrie, laissant le chaos dans leur sillage.

Une telle stratégie révèle également la profonde ignorance de ses partisans quant aux réalités sur le terrain. Shaffer, le champion de l’irrédentisme azerbaïdjanais, est allé jusqu’à applaudir les frappes aériennes israéliennes sur Tabriz, le cœur culturel et économique de l’Azerbaïdjan iranien.

Cette approche est non seulement moralement grotesque, mais elle repose également sur une profonde incompréhension de la dynamique interne de l’Iran. Shaffer et ses semblables s’attendent à ce que la pression extérieure exercée sur Téhéran conduise à un soulèvement des Azéris (et d’autres minorités) contre Téhéran. Au contraire, comme dans le reste de l’Iran, la récente attaque d’Israël a déclenché un effet de ralliement autour du drapeau, car les Azerbaïdjanais iraniens sont profondément intégrés dans le tissu national : les plus hauts responsables du pays, le guide suprême l’ayatollah Ali Khamenei et le président Massoud Pezeshkian, sont tous deux d’origine azérie.

Il y a un mois, j’ai parcouru les rues de Tabriz, une ville imprégnée de l’histoire et de l’identité iraniennes. Loin d’être un foyer de sécessionnisme, Tabriz est un témoignage vivant de l’unité durable de l’Iran. Le musée de l’Azerbaïdjan expose fièrement des artefacts issus de plusieurs millénaires de civilisation iranienne, tandis que la Maison de la Constitution commémore le rôle central joué par Tabriz dans la révolution constitutionnelle iranienne de 1906, un mouvement qui a façonné le nationalisme iranien moderne et continue d’inspirer les forces démocratiques et la société civile à travers le pays.

L’idée que Tabriz – ou toute autre grande ville à majorité azérie en Iran – se soulèverait à la demande de Washington ou de Jérusalem est une chimère. Les Azéris iraniens ne sont pas une minorité opprimée en attente de libération. Ils ont prospéré en Iran. La plupart des militants azéris les plus critiques en Iran formulent leurs revendications en termes de droits culturels, et non d’indépendance.

Il est vrai que les griefs locaux peuvent être plus prononcés dans les régions kurdes et baloutches, en particulier dans cette dernière, qui est isolée, pauvre et sunnite. Mais même ici, rien n’indique que la population soutienne fortement la sécession. En outre, tenter de tirer parti du mécontentement qui pourrait exister mettrait les États-Unis en conflit avec leurs alliés et partenaires dans la région.

La Turquie, alliée clé de l’OTAN, ne tolérera jamais le soutien des États-Unis au séparatisme kurde en Iran, compte tenu de sa propre lutte de plusieurs décennies contre le Parti des travailleurs kurdes (PKK). La branche iranienne du PKK, le PJAK (Parti pour une vie libre au Kurdistan), a salué les attaques d’Israël contre l’Iran.

De même, le Pakistan, déjà confronté à sa propre insurrection baloutche, considérera l’ingérence occidentale au Baloutchistan iranien comme une menace directe à son intégrité territoriale. S’aliéner ces alliés en poursuivant une stratégie irréalisable de changement de régime constituerait une faute de politique étrangère.

La Russie et la Chine affirment depuis longtemps que Washington cherche à démembrer ses adversaires, de la Yougoslavie à l’Irak. Toute tentative de balkanisation de l’Iran confirmerait leurs pires soupçons, renforcerait leur répression interne contre les minorités et accélérerait leurs efforts pour former une coalition anti-occidentale.

L’Inde, un pays que Washington courtise avidement comme allié, rejetterait également de telles politiques, car elles compromettraient les projets stratégiques de New Delhi en matière de commerce et de logistique, tels que le développement du port de Chabahar en Iran, point d’entrée de l’Inde vers l’Afghanistan et l’Asie centrale, qui contourne le Pakistan.

Si Washington et ses alliés européens poussent à la désintégration de l’Iran, les conséquences se feront également sentir de manière aiguë en Europe. Un Iran déstabilisé déclencherait une crise migratoire qui éclipserait la vague de réfugiés syriens de 2015. Cela pourrait également créer un terrain fertile pour les groupes terroristes, notamment l’État islamique. L’une de ses franchises, ISIS-Khorasan, est déjà active en Iran, comme en témoignent les attentats-suicides perpétrés l’année dernière à Kerman. Ajoutez à cela les chocs énergétiques inévitables si l’Iran décide de bloquer le détroit d’Ormuz, et l’Europe se retrouvera confrontée à une catastrophe dont elle sera elle-même responsable.

Les architectes de cette approche – les faucons de la FDD et leurs compagnons de route européens et israéliens – jouent avec le feu. Les tentatives de fracturer l’Iran se retourneront spectaculairement contre eux, déclenchant un chaos qui s’étendra bien au-delà de ses frontières.

Au lieu de se livrer à des fantasmes de fragmentation, l’Occident devrait poursuivre un engagement pragmatique. L’alternative est probablement une autre guerre sans fin – une guerre que ni l’Amérique ni l’Europe ne peuvent se permettre.

*

Eldar Mamedov est un expert en politique étrangère basé à Bruxelles et chercheur non résident au Quincy Institute.

Les opinions exprimées par les auteurs sur Responsible Statecraft ne reflètent pas nécessairement celles du Quincy Institute ou de ses associés.

Source : Responsible Statecraft, Eldar Mamedov, 01-07-2025

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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Antonio // 06.08.2025 à 08h39

Balkaniser la France tant qu’ on y est: Chtis, Bretons, Catalans, Alsaciens, Languedociens, Parigots, etc.

A noter que, pas dans les unes, mais les Etats-Unis ont balkanisé le Soudan en Nord et Sud.

Sinon ben les régions russes d’Ukraine réintègrent la Russie et l’Ukraine pourrait être balkanisée: Galicie, Kiévie, Ukranie, Tchernowitz qui retourne en Roumanie, Oujgorod en Hongrie ou Slovaquie.

1 réactions et commentaires

  • Antonio // 06.08.2025 à 08h39

    Balkaniser la France tant qu’ on y est: Chtis, Bretons, Catalans, Alsaciens, Languedociens, Parigots, etc.

    A noter que, pas dans les unes, mais les Etats-Unis ont balkanisé le Soudan en Nord et Sud.

    Sinon ben les régions russes d’Ukraine réintègrent la Russie et l’Ukraine pourrait être balkanisée: Galicie, Kiévie, Ukranie, Tchernowitz qui retourne en Roumanie, Oujgorod en Hongrie ou Slovaquie.

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