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23.octobre.202523.10.2025 // Les Crises

Quand les capitaux de la Big Tech dictent la politique américaine

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Alors que Donald Trump s’attaque aux libertés civiles et au filet de sécurité sociale, les Démocrates ne savent plus quoi faire. La domination continue du capital sur les deux partis et les machinations de la Big Tech en particulier sont essentielles pour comprendre notre crise politique, affirme Thomas Ferguson.

Source : Jacobin, Nick French, Thomas Ferguson
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

L’émergence de la « red tech » est évidente au sein du parti républicain. Mais le phénomène a également des implications importantes pour les Démocrates. (Chip Somodevilla / Getty Images)
Depuis sa défaite dévastatrice face au GOP de Donald Trump en novembre dernier, le Parti démocrate peine à redresser la barre. La popularité de Trump est en baisse, mais la cote de popularité des Démocrates semble bien pire. Le parti est également en proie à de profonds conflits internes, bien illustrés par le cas du socialiste démocrate Zohran Mamdani, qui a remporté de manière décisive l’investiture démocrate pour la mairie de New York en juin avec un programme économique populiste, mais qui s’est heurté à l’indifférence ou à l’hostilité d’une grande partie de l’establishment du parti.

Comment expliquer la piètre image du Parti démocrate auprès du public et son incapacité à se ressaisir ? Pour Thomas Ferguson, directeur de recherche à l’Institute for New Economic Thinking (INET) et professeur émérite à l’université du Massachusetts à Boston, les réponses sont à chercher dans les échecs économiques de l’administration Biden et dans l’influence démesurée des grandes fortunes sur le parti. Ferguson est très connu en raison de son travail novateur sur la manière dont les intérêts capitalistes ont façonné le développement de la coalition du New Deal ; ces dernières années, lui et ses collègues de l’INET n’ont eu de cesse de démontrer que les dons importants déterminent les résultats électoraux et que le mécontentement vis-à-vis du statu quo néolibéral a préparé le terrain pour le trumpisme.

Ferguson soutient que le choc inflationniste sous Joe Biden a profondément aliéné les électeurs de la classe ouvrière des Démocrates et que le parti est déchiré par un conflit majeur entre les intérêts des travailleurs et ceux du capital – en particulier les capitalistes de la haute technologie qui ont investi dans l’intelligence artificielle et la crypto. Nick French, de Jacobin, s’est récemment entretenu avec Ferguson pour aborder la question du rôle de l’argent dans les élections, la manière dont les priorités fluctuantes de la Silicon Valley bouleversent le paysage politique, et ce qui, le cas échéant, pourrait sortir de l’impasse actuelle au sein de la coalition démocrate.

Nick French : Vous avez souvent parlé de la domination des grandes fortunes sur le système politique américain. Commençons par un bref exposé de votre « théorie de l’investissement concernant la concurrence entre les partis ».

Thomas Ferguson : Selon les modèles démocratiques habituels, les coûts liés aux campagnes politiques sont très modestes. En réalité, on peut tout simplement les ignorer. Or, la réalité est tout autre : les coûts sont énormes. Il ne s’agit pas seulement du coût de l’information, mais aussi de celui de l’action et du suivi dans le monde réel. La seule façon pour les citoyens ordinaires de contrôler l’État est donc de se regrouper et de partager ces coûts par l’intermédiaire des syndicats et des organisations communautaires – s’il s’agit d’organisations réellement communautaires, et non de pseudo organisations financées par les grandes fortunes, comme c’est souvent le cas, surtout depuis les années 1970.

En l’absence de moyens efficaces d’action politique pour les électeurs ordinaires, le pouvoir passe par défaut entre les mains de ceux qui peuvent payer ces coûts : les grands investisseurs et les entreprises, en particulier les grandes sociétés et les groupes qui y sont organisés. Voilà, en quelques mots, le fondement de la théorie de l’investissement des partis politiques.

Les tests empiriques de cette affirmation fondamentale sont en principe clairs, ils sont cependant difficiles à mettre en œuvre. Les données d’archives relatives au passé sont très révélatrices lorsque les documents ont été conservés, mais elles sont rarement disponibles dans le présent. Il existe certaines approches statistiques plus récentes, telles que l’analyse d’événements, que j’ai utilisée, par exemple pour étudier l’ascension au pouvoir d’Adolf Hitler et les opérations d’open market de la Réserve fédérale, mais la méthode la plus convaincante et la plus facile à comprendre consiste à analyser les schémas de financement politique.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce n’est pas facile, ni aux États-Unis ni ailleurs. Les rapports sont fragmentaires, désorganisés et parfois dissimulés. L’argent en politique prend également de nombreuses formes autres que les contributions aux campagnes électorales. En outre, pour révéler des informations intéressantes, il est nécessaire d’intégrer ces données à une multitude d’autres données économiques.

Je suis souvent frappé de voir que les médias consacrent d’importantes ressources à l’analyse des sondages, presque comme s’il s’agissait de statistiques de baseball, mais ne traitent que superficiellement la question des financements politiques. Ni les universitaires, ni les médias, ni les sites web consacrés à l’argent en politique ne parviennent à agréger les contributions des grands donateurs et des entreprises au fil du temps, ni à les classer en unités significatives.

Si vous souhaitez obtenir des données précises, rien ne remplace le fait de le faire soi-même. Les campagnes électorales ont recours à toutes sortes de stratagèmes, parfois délibérément trompeurs. J’ai moi-même vu un courriel que la campagne de Barack Obama a envoyé aux donateurs, les avertissant de ne pas faire leur don en une seule fois, mais de répartir l’argent en petites contributions. Même les médias ont fini par comprendre cette astuce, cependant personne n’a vraiment réussi à recouper les statistiques. Il est bien plus compliqué qu’on ne l’imagine de relier des individus à des entreprises et à des secteurs d’activité. Les mêmes personnes apparaissent souvent à plusieurs reprises sous des noms différents voire des adresses différentes.

Les partis politiques et les groupes d’intérêt font également circuler des affirmations trompeuses. Les deux grands partis présentent toutes sortes de groupes et d’organisations comme représentant les citoyens ordinaires. Mais pratiquement tous sont dominés par les grands donateurs, dont l’influence sur leurs dirigeants est prépondérante. Les petits dons sont en fait absorbés par les projets des grands groupes d’intérêt.

Mes collègues et moi-même ne cessons de nous interroger sur ce sujet et d’autres questions connexes. Paul Jorgensen, Jie Chen et moi-même avons laborieusement fait le tri concernant ces dons répétés afin de révéler l’ampleur réelle des sommes colossales versées aux candidats à la présidence et aux leaders du Congrès en 2016. Les résultats ont été ahurissants : Pratiquement aucun grand donateur n’a soutenu Bernie Sanders, pas même les grands donateurs Démocrates habituels, souvent présentés dans la presse comme orientant le parti vers la gauche. L’argent de Sanders provient de petits donateurs.

Les deux grands partis présentent toutes sortes de groupes et d’organisations comme représentant les citoyens ordinaires, mais pratiquement tous sont dominés par de grands donateurs.

En revanche, Donald Trump présentait un profil particulier en forme d’ « haltère » : des montants faramineux aux deux extrémités de l’échelle des revenus, y compris de la part de quelques donateurs vraiment colossaux. Tous les autres, Démocrates et Républicains, dépendaient massivement des grandes fortunes. Avec Matthias Lalisse, nous travaillons actuellement sur 2024 et les crypto-monnaies. Je doute que les choses aient changé. Nous avons déjà démontré que l’une de nos conclusions les plus frappantes – à savoir que les résultats des élections législatives individuelles correspondent à la répartition bipartite des dépenses totales dans les différentes élections – s’est à nouveau vérifiée en 2024.

Cette approche de la rivalité entre les partis a une incidence cruciale qui échappe totalement aux récits centrés sur les électeurs : le principe de non-concurrence entre tous les investisseurs, comme je l’ai appelé dans mon livre Golden Rule. Pour être entendu, vous aurez besoin d’argent, et les personnes qui vous donneront cet argent devront au minimum avoir une certaine tolérance pour votre message. Cela signifie que si certains messages ne sont pas du goût des gros investisseurs, ils ne seront pas audibles. Ils seront complètement marginalisés, quel que soit le nombre de personnes susceptibles par ailleurs de s’y intéresser.

Cette incapacité à dépasser le critère du budget se retrouve dans la presse : les trous noirs sont également omniprésents dans les grands médias à but lucratif, pour les mêmes raisons qu’ils existent dans le système des partis. Les personnes riches ne veulent pas entendre certains messages. Aujourd’hui, je me sens très à l’aise avec cet argument. Les gens oublient que la célèbre « fenêtre d’Overton » fonctionne en réalité comme un distributeur automatique.

La conclusion qui s’impose est que le déclin des syndicats et la cooptation de ceux-ci et des organisations communautaires posent de sérieux problèmes à la démocratie. Les citoyens lambda n’ont pratiquement pas voix au chapitre, et la presse à but lucratif se contente, au mieux, d’évoquer de manière superficielle de nombreuses questions qui préoccupent véritablement les gens ordinaires.

Nick French : Les seules à s’exprimer sont les grandes entreprises.

Thomas Ferguson : Ce sont les seuls qu’on entend, de même que les responsables gouvernementaux qui s’alignent généralement avec certains d’entre eux. Cela donne une image vraiment désastreuse des médias.
Un exemple : Le débat actuel au sein du Parti démocrate. Le message dominant, souvent relayé dans la presse par d’anciens économistes de Joe Biden ou de [Barack] Obama, est que la stratégie économique de Biden a été celle qui a été la plus favorable aux travailleurs depuis des décennies, marquée par des améliorations majeures de la situation des travailleurs sur le marché du travail, en particulier concernant les moins bien rémunérés.
Servaas Storm et moi-même avons analysé ces affirmations dans une série d’articles. Le premier a été publié au début de l’année 2023. Les affirmations selon lesquelles les travailleurs auraient bénéficié d’augmentations salariales importantes et que le marché du travail se serait nettement amélioré étaient largement exagérées. Au début de la pandémie de COVID-19, les salaires les plus bas semblaient augmenter en raison d’un effet de répartition lié au fait que les entreprises licenciaient les travailleurs à bas salaire tout en conservant ceux mieux rémunérés. Par la suite, la croissance des salaires a été très faible.
En règle générale, les salaires horaires ont augmenté, alors que les heures de travail ont fortement diminué, ce qui a entraîné une baisse des revenus hebdomadaires réels et une hausse de l’inflation. L’effet réel s’est traduit par une baisse du revenu médian réel des ménages, mais ces chiffres n’ont été publiés que bien après coup.
Nous nous sommes également penchés scrupuleusement sur les salaires, les dépenses de consommation et la richesse détenue. La politique d’assouplissement quantitatif de la Réserve fédérale a fait grimper la valeur des actions et des résidences des riches. Lors du premier cycle d’assouplissement quantitatif, dans le sillage de la grande crise financière, ils avaient déjà été bénéficiaires. Mais lors du deuxième cycle, après 2020, l’ampleur de leurs gains a été démentielle – une augmentation de la richesse au sommet de la pyramide des revenus qui a véritablement fait date. Et les nantis ont dépensé sans compter, alors même que le reste de la population se trouvait dans une situation de plus en plus difficile. Ce gigantesque transfert de richesse a accentué les tendances existantes vers une économie à deux vitesses aux États-Unis, dont Peter Temin, Lance Taylor, Storm et d’autres économistes avaient déjà parlé.
Bien avant les élections de 2024, il était évident que les Démocrates allaient dégringoler. Au début de l’année, Storm et moi-même avons de nouveau exposé le problème dans « Trump versus Biden : The Macroeconomics of the Second Coming » (Trump contre Biden : la macroéconomie du second avènement). Le titre est éloquent. Nous avions prévenu que les salaires horaires, en particulier les salaires horaires en valeur nominale, ne reflétaient pas toute la réalité et que les pertes cumulées en termes de salaires réels pendant le mandat de Biden étaient conséquentes pour la plupart des travailleurs. Mais jusqu’au jour des élections, le discours officiel du parti était : « L’économie se porte très bien. Nous sommes le meilleur parti pour les travailleurs depuis Franklin D. Roosevelt. » La plupart des médias ont suivi le mouvement.
Mais les électeurs étaient loin d’être convaincus. Les sondages que Jie Chen et moi-même avons consultés indiquent que les électeurs ordinaires (non fortunés) qui sont restés fidèles aux Démocrates ont souvent exprimé leur déception. Les travailleurs s’éloignaient des Démocrates depuis longtemps, mais le revirement de novembre a déstabilisé tout le monde. Certaines analyses post électorales, comme celle de Jason Furman dans Foreign Affairs, ont carrément reconnu que les salaires réels avaient baissé sous Biden. Mais c’était après coup et ce n’est toujours pas représentatif.

Ce sont les riches qui profitent largement de la croissance des salaires et des dépenses, et non les groupes à faibles revenus.

La vieille doctrine perdure sous une nouvelle forme alors que les gens tentent de comprendre l’économie trumpienne. Paul Krugman et beaucoup d’autres continuent de soutenir que Biden a laissé une économie florissante que Trump est en train de ruiner. Les tout derniers mois du mandat de Biden ont été un peu meilleurs, mais la tendance dominante est à l’aggravation de la dualité de l’économie que Storm et moi avons mise en lumière avec la flambée continue des marchés boursiers. La Réserve fédérale de Boston vient de publier une étude sur la richesse, les revenus et les dépenses de consommation. Elle conclut que ce sont les riches qui profitent largement de la croissance des salaires et des dépenses, et non les groupes à faibles revenus. D’autres études le confirment.
En effet, certains secteurs de la presse économique se réfèrent désormais régulièrement à « l’économie en forme de K », faisant allusion à la divergence entre le haut et le bas de l’échelle tant en ce qui concerne les revenus qu’en ce qui concerne les richesses. La plupart des articles réussissent à ne pas mentionner l’assouplissement quantitatif et le rôle de la Fed, mais ils décrivent très clairement la façon dont les ventes au détail et les autres dépenses se répartissent dans notre économie à deux vitesses. Cette tendance s’est renforcée pendant le mandat de Biden, en particulier lorsque les programmes d’aide ont été supprimés et que l’accès à l’assurance maladie s’est réduit. Même le Wall Street Journal a changé d’avis sur ce point.
Le processus est en cours depuis longtemps, mais les élites du Parti démocrate n’hésitent pas à en parler en termes d’effets de second ordre, avec des références au racisme et au genre. On a pu le constater très clairement en 2016, alors que pratiquement toutes les analyses électorales se sont concentrées sur la race et le genre. En revanche, dans l’analyse que Ben Page, mes collègues et moi-même avons réalisée, nous avons clairement indiqué que l’ascension de Trump était avant tout une affaire liée à l’économie. Il suffisait de l’écouter parler pour se rendre compte que la race et le sexe jouaient également un rôle important dans ses appels au vote. Mais l’importance de la pression économique sur de nombreux Américains est apparue clairement dès le premier jour, tout comme le désenchantement de nombreux électeurs démocrates à l’égard du parti.
La situation ne s’améliore pas. Peu de choses dans le « programme d’abondance » vanté aujourd’hui par de nombreux Démocrates s’attaquent aux vrais problèmes. Une étude récente et accablante d’économistes de la Fed de San Francisco montre que les contraintes d’approvisionnement n’expliquent pas pourquoi la construction et les prix des logements dans les villes américaines sont catastrophiques.

Il en va de même pour les preuves que Storm et moi-même avons présentées concernant les tarifs de l’électricité : ceux-ci ne s’expliquent pas par le NIMBY. [Not in my backyard, ou rejet d’un projet d’intérêt collectif par convenance personnelle, NdT] Les prix de l’électricité sont des cas classiques de distorsion de la réglementation par l’argent en politique.

Nick French : Pour résumer la situation actuelle des Démocrates : Ils continuent d’affirmer que Biden avait une économie formidable, qu’il a fait avancer les choses pour les travailleurs. Il n’a perdu que parce que les travailleurs ont été jetés dans la confusion par les médias sociaux ou parce qu’ils ne s’intéressent pas aux questions économiques.
Thomas Ferguson : Ou bien le parti n’a pas trouvé le bon message. Il s’agit là encore un autre blabla absurde. Les Démocrates n’ont pas su répondre aux attentes de la plupart des Américains qui n’étaient pas riches, un point c’est tout.
En réalité, le choc inflationniste a été relativement important. La légère amélioration des derniers mois Biden n’en a effacé ni les effets ni l’amertume. Entre le premier trimestre 2021 et le quatrième trimestre 2024, les salaires hebdomadaires moyens réels ont augmenté de 0,4 %. Cette comparaison de bout en bout ne tient pas compte du douloureux manque à gagner cumulé subi par les travailleurs sur l’ensemble de la période : ils avaient voté pour Biden en espérant quelque chose de bien meilleur.
Le choc n’a pas été aussi important que le choc titanesque de Volcker sous Jimmy Carter, un autre président démocrate. Mais je pense que cette expérience antérieure est riche d’enseignements pour nous aujourd’hui. Si l’on se penche sur les analyses politiques de la traversée du désert des Démocrates dans les années 80, le travail de Stanley Kelley sur les élections de 1980 est remarquable. Il a mis en évidence l’impact dévastateur pour les Démocrates du virage austéritaire de Carter. Les analyses ultérieures qui vantaient le fait que les Américains moyens s’en sortaient un peu mieux sous les Démocrates sur le long terme n’ont pas tenu compte de l’impact durable de Volcker sur la réputation du parti, ainsi que, bien sûr, de l’engagement des dirigeants du parti en faveur du libre-échange à tout prix, que Joel Rogers et moi-même avons mis en évidence dans Right Turn (Virage à droite).
Les analystes font preuve d’un optimisme excessif lorsqu’ils évaluent la situation actuelle des Démocrates. Si on regarde les sondages sur Biden et les Démocrates, on constate qu’ils se portaient bien jusqu’en janvier 2021. Avec l’accélération de l’inflation et la fin progressive des premiers programmes de Biden qui avaient pour but d’aider les gens à passer la crise de la COVID-19, ils ont cependant vu leur cote de popularité chuter. Les dommages causés à l’image de marque du parti sont plus graves que la plupart des gens ne le pensent. Ce n’est pas un problème de communication et une vague de jolies petites vidéos mignonnes ne suffira pas à y remédier.
Autre conséquence de l’approche fondée sur l’investissement en matière de rivalité entre les partis : compte tenu de la faiblesse des syndicats et des associations locales, il convient, pour comprendre la dynamique politique, de tenir compte de la logique des coalitions entre groupes d’entreprises. Et cela revêt aujourd’hui une importance cruciale. Je ne conteste pas le fait que, en quelque sorte, les influences oligarchiques au sein du Parti démocrate sont très fortes. Il est tout à fait évident que des groupes d’investisseurs extrêmement riches et des groupes d’entreprises tentent d’influencer les positions politiques des deux partis. Mais ce qui se passe actuellement est tout à fait exceptionnel. Cela ne correspond pas aux discours habituels sur la position des grandes fortunes au sein du parti. C’est quelque chose de tout à fait différent.
L’émergence de la « red tech » (technologie rouge, couleur du parti Républicain) est évidente au sein du Parti républicain. Mais le phénomène a également des implications importantes pour les Démocrates.
La technologie rouge illustre le rapprochement toujours plus étroit entre les entreprises et les investisseurs dans les domaines de la haute technologie, de la défense et de la finance, en particulier la crypto-monnaie. Le rôle de la haute technologie dans la défense est désormais considérable, et bénéficie d’un large soutien au sein des deux partis. Cette recrudescence date au moins de 2017, avec l’intérêt croissant du Pentagone et de son entourage pour contrer la Chine. Le Pentagone et les principaux acteurs de l’industrie technologique se sont de plus en plus intéressés à l’IA et en particulier aux possibilités d’application de l’apprentissage automatique et des grands modèles linguistiques (LLM) à la défense. Il est courant de citer ici Anduril, Peter Thiel et leurs homologues, dont l’influence dans la deuxième administration Trump est immense, mais la tendance est bien plus profonde.

Nick French : Vous dites que le Pentagone s’inquiète de la menace de l’IA chinoise ?

Thomas Ferguson : Oui, c’est très clair. Les commissions tant de la Chambre des représentants mais surtout du Sénat, sous la direction de Marco Rubio et de Mark Warner, ont fourni une série de rapports et d’auditions, et cela a commencé bien avant l’arrivée de la COVID. Nombre de leurs recommandations, même si ce n’est pas toutes, étaient bipartisanes. Parallèlement, l’intérêt croissant pour les entrepreneurs du secteur de la tech s’est manifesté, affirmant que dans le domaine de la défense ils pouvaient être plus efficaces que les fabricants traditionnels, et ce, à moindre coût
À l’époque, la Silicon Valley était encore très écologiste. Mais la situation a rapidement changé après l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Le choc des prix de l’énergie a été terrible et s’est répercuté sur les denrées alimentaires et d’autres produits de base. Les acteurs du secteur du charbon, du pétrole et du gaz naturel liquide (GNL) tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des États-Unis ont rapidement commencé à vanter les mérites des combustibles fossiles en tant qu’atout de l’Amérique, alors que l’économie mondiale commençait à se fragmenter en blocs. Nombreux sont ceux qui, auparavant favorables à cette approche, dans le secteur financier et d’autres secteurs du monde des affaires, se sont ralliés à cette opinion et ont également commencé à changer de position.
Dans la Silicon Valley, la demande croissante en puissance de calculs pour faire tourner de gros modèles linguistiques a pris le relais des considérations de politique étrangère. Du coup, le taux de chlorophylle des techniciens a commencé à baisser rapidement. Ils n’étaient plus écolo ; ils voulaient juste de l’énergie pas chère, peu importe la manière. Beaucoup ont commencé à tenir des propos que je considère comme de purs vœux pieux, du genre : « Nous devons d’abord disposer de l’IA, puis nous l’utiliserons pour trouver comment inverser le réchauffement climatique. »
Le mouvement constant en faveur d’une action volontariste pour lutter contre le changement climatique s’est affaibli, non seulement aux États-Unis mais dans le monde entier, alors que les États du Golfe et d’autres producteurs se joignent à la fronde des Républicains américains et que la hausse des taux d’intérêt rendent les investissements dans le domaine du climat beaucoup plus hasardeux. Aux États-Unis, les assureurs prennent discrètement en charge une partie des coûts, le reste étant répercuté sur les Américains ordinaires.
C’est dans ce contexte que la haute technologie a été confrontée à Biden. Comme cela est devenu évident en 2024, beaucoup d’entre eux se sont tournés vers Trump. Les principaux médias ont répété à l’envi les griefs formulés par divers défenseurs éminents de la technologie : réglementation, restrictions à la liberté d’expression (c’est-à-dire remise en cause du droit des grandes plateformes de bloquer ou de diffuser pratiquement tout ce qu’elles veulent, auprès de n’importe quel public, y compris les enfants), voire diversité, équité et inclusion..
Mais tout cela est superficiel. Reid Hoffman, un éminent Démocrate de la Silicon Valley, a dit à Joe Lonsdale lors d’un podcast quelque chose de beaucoup plus intéressant. Non, la haute technologie n’aime pas la réglementation. Elle n’aime pas non plus les syndicats. Mais, comme l’a expliqué Hoffman, cette attitude est bien plus complexe que le simple fait que les entreprises américaines ne voient pas d’un bon œil la syndicalisation.

Au contraire, comme le relate Hoffman, la Silicon Valley estime que les progrès réalisés dans le domaine des modèles linguistiques à grande échelle (LLM) et d’autres techniques lui donnent désormais le pouvoir de révolutionner l’éducation. Mais lorsqu’ils tentent de le faire, les entrepreneurs high-tech se heurtent à l’opposition des syndicats d’enseignants. La Silicon Valley est également convaincue qu’elle peut transformer la construction et le bâtiment, mais elle se heurte là aussi à l’opposition des syndicats du bâtiment.

Hoffman a omis de le préciser, mais un grand nombre d’entreprises spécialisées dans l’IA tentent actuellement de réinventer la façon dont Hollywood produit ses films et, surprise, elles se heurtent à la Screen Actors Guild. Les soins de santé et la médecine sont également des domaines que les entreprises de haute technologie pensent pouvoir transformer, notamment avec l’aide du capital-investissement. On pourrait allonger cette liste, car partout, les entreprises brûlent d’envie de voir si elles peuvent tirer parti des gains de productivité offerts par l’IA, et des capitaux considérables issus du capital-investissement et d’autres sources sont mobilisés pour tenter d’y parvenir.

Le constat général est le suivant : Red Tech et ses alliés (de plus en plus nombreux) dans la finance et les secteurs connexes estiment que l’IA confère le pouvoir d’opérer des changements radicaux dans de vastes domaines de la vie américaine et de générer d’énormes profits dans le processus. Mais pratiquement partout, souvent même au sein de leurs propres entreprises, ils se heurtent à l’opposition de ceux qu’ils accusent de faire obstacle au progrès — et, pourrait-on dire, à l’abondance — pour tous.
Une approche financière des changements politiques passés, comme le New Deal, met l’accent sur le rôle central des nouveaux secteurs de l’économie et leur capacité à trouver ou non des compromis avec les mouvements populaires. Le véritable problème du Parti démocrate est que sa structure organisationnelle traditionnelle — les syndicats et les groupes communautaires, ainsi que les citoyens ordinaires sympathisants — est en conflit avec le secteur économique dominant. Hoffman lui-même a déclaré qu’il n’était pas opposé aux syndicats par principe, mais simplement que ceux-ci étaient actuellement dans l’erreur dans de nombreux domaines critiques. Quelques grandes entreprises de plateformes discutent avec les syndicats d’enseignants de la manière dont leurs membres peuvent apprendre à utiliser leurs produits. Mais la tension grandissante demeure évidente.
Il faut faire des concessions.
Cette affirmation s’accompagne toutefois de quelques réserves importantes. Je pense que l’IA est surestimée. Cette technologie est moins prête à être commercialisée que ne le proclament la plupart de ses partisans, comme mes collègues et moi-même l’avons constaté lorsque nous avons essayé une démarche reposant sur une approche de machine learning pour analyser Trump et la base Républicaine. Toutefois, lorsque l’on dispose d’une grande quantité de données permettant de former des modèles linguistiques à grande échelle ou des « réseaux neuronaux en pointe » plus petits afin de se concentrer sur une tâche particulière, il est possible d’obtenir d’excellentes performances dans des domaines spécifiques. Je ne doute pas que les applications de l’IA dans le domaine médical, par exemple, seront extrêmement précieuses. Je pense d’ailleurs qu’elles le sont déjà, même si dans certains secteurs, les applications de l’IA restent très dangereuses. Ce n’est qu’avec le temps et à travers l’expérimentation que nous découvrirons ce qui fonctionne ou pas.
En attendant, le secteur se fait de la publicité, ce qui est utile pour beaucoup de gens en dehors du secteur. Toutes ces chants de sirènes et ces canons à eau dissuadent les employés de demander des augmentations de salaire ou des avantages sociaux, voire de chercher un autre emploi. Ils ont peur. Cela ressemble beaucoup à ce qui s’est passé aux États-Unis à la fin des années 1990, lorsque, comme l’a déclaré Alan Greenspan à l’ensemble du Comité fédéral de l’open market, la mobilité des capitaux et les progrès technologiques ont considérablement muselé les travailleurs américains.

Nick French : Ainsi, même si nous ne constatons pas encore de pertes d’emploi importantes, cela a tout de même un effet dissuasif ou répressif sur les travailleurs.

Thomas Ferguson : Oui. J’ajouterai que, selon moi, Brad DeLong a raison de dire que le chômage actuel n’est pas essentiellement dû à l’IA, même si à mon avis l’incertitude politique n’est pas un facteur tout à fait aussi déterminant. L’ajustement à la hausse des taux d’intérêt prend du temps, mais ses effets sont considérables. Cela a par exemple, incité les grandes entreprises à accumuler de la main-d’œuvre qualifiée comme tactique anticoncurrentielle afin de pouvoir licencier beaucoup de personnes.

Cela dit, les effets de l’IA sur l’emploi se font déjà sentir dans quelques secteurs. Le cas que tout le monde cite est celui du développement de logiciels. Un graphique sur le site des données économiques de la Réserve fédérale montre que la demande a pratiquement chuté à zéro au cours des dernières années. Certaines études récentes indiquent également qu’il existe des conséquences plus étendues s’agissant de travailleurs débutants dans les secteurs de l’économie les plus exposés à l’IA.

L’IA freine manifestement l’emploi dans le journalisme. Mais il y a une explication à cela. Au cours des huit ou dix dernières années, tout le secteur avait déjà été vidé de sa substance. Les entreprises avaient opté pour un modèle économique consistant à embaucher des jeunes, à les exploiter et à leur demander d’écrire trois, quatre, voire plus d’articles par jour. D’une certaine manière, les médias de grande diffusion étaient prêts pour ChatGPT bien avant que celui-ci n’existe ; ils avaient déjà tout simplifié à l’extrême.

La prochaine étape consiste à faire en sorte que les spécialistes en haute technologie collectent toutes les données disponibles, puis à entraîner ChatGPT et ses dérivés à partir de ces données déjà déracinées. Rapidement, nous nous retrouverons avec une absurdité endogène tant au niveau des données d’entrée que des données de sortie. On peut espérer une amélioration, mais je pense sincèrement que cela constitue actuellement un problème.

Le fait que l’essor de l’IA soit clairement comparable à celui du chemin de fer n’aide pas. Comme pour le chemin de fer, des changements sociaux massifs sont en cours, qui devraient à long terme améliorer considérablement la société, mais beaucoup d’entreprises, probablement la plupart, ne survivront pas. Beaucoup d’argent sera gaspillé.

Les gens de la tech considèrent les syndicats comme leurs ennemis et vice versa, et ce pour de très bonnes raisons de part et d’autre.

Si, comme je le prévois (et comme le prévoient clairement certains services publics), la demande en électricité s’avère exagérée, les conséquences seront assez brutales. Devinez qui paiera les coûts non couverts de l’électricité produite pour alimenter tous les centres de données qui ne parviennent pas à être rentables ? Même si ces derniers finissent par voir le jour, un peu comme tous les câbles de télécommunication posés dans les années 90.

Tout cela explique pourquoi la crise actuelle que traverse le parti démocrate est si grave. J’ai rédigé un document de référence sur le New Deal qui disait : Les industries à forte intensité en capital étaient prêtes à cohabiter avec les syndicats même si elles ne les aimaient pas, car elles voulaient le libre-échange. Cela a défini une stratégie politique très efficace pendant toute une génération. La situation actuelle n’est pas comparable.

Les gens de la tech considèrent les syndicats comme leurs ennemis et vice versa, et ce pour de très bonnes raisons de part et d’autre. L’idée que les grandes entreprises du secteur de la tech vont concevoir une myriade de moyens pour rendre la technologie utile et peu coûteuse pour le commun des mortels… Je ne vois pas les choses comme cela. La réaction à la réglementation qui a poussé tant de titans de la technologie vers Trump a déjà tué la règle « click-to-cancel » (cliquez pour annuler) que la Federal Trade Commission avait mise en place et a, je pense, affecté le cours des procès antitrust à l’encontre de Google.

Ni les Démocrates ni les Républicains n’ont fait d’efforts sérieux pour protéger la vie privée. Les logiciels permettant aux propriétaires de passer des accords pour fixer les prix des appartements sont une réalité ; et indépendamment de quelques gestes, les locataires n’ont rien de similaire. Comme l’IA permet aux entreprises de modifier les prix à un coût pratiquement nul et d’intégrer des informations sur des consommateurs spécifiques dans les prix affichés, la « tarification dynamique » va rapporter beaucoup d’argent aux entreprises. Storm et moi-même l’avons souligné lors de l’inflation à l’époque de Biden, mais la plupart des autres gens l’ont ignoré. Le problème très clair qui se pose est de savoir comment protéger les travailleurs de ce qui est essentiellement du taylorisme plaqué or, ou, si vous travaillez à domicile, une version high-tech de l’ancien système de mise à l’écart. L’urgence de cette question va croître de manière exponentielle au cours des prochaines années.

Nous savons déjà que les compagnies d’assurance médicale utilisent l’IA pour décourager les consommateurs désespérés qui cherchent à faire appel suite à un refus de couverture. Et elles ne font que s’échauffer : il y a peu, le directeur d’une entreprise spécialisée dans l’IA m’a raconté qu’il recevait fréquemment des demandes pour de nouveaux logiciels de ce type. Ce problème nécessite de toute urgence une réponse politique, mais je n’entends rien de la part des Démocrates tenant de l’abondance.

Les Démocrates doivent cesser de se vanter de l’Obamacare. Il n’a jamais été si génial que cela et, de toute façon, ça c’était à l’époque, mais aujourd’hui c’est aujourd’hui. Mon collègue Phillip Alvelda a raison de souligner que les énormes frais généraux qui s’accumulent concernant les soins de santé impliquent qu’il se pourrait que les États bleus commencent à expérimenter des idées beaucoup plus audacieuses pour les restructurer. Soit dit en passant, au moins certaines de ces initiatives pourraient tirer parti de la logique du profit : l’approche innovante de Mark Cuban en matière de distribution de produits pharmaceutiques mérite d’être examinée ici [En mai 2020, il fonde l’entreprise pharmaceutique à but lucratif CostPlus, qui se donne pour mission de vendre des médicaments génériques à prix cassés, car selon Mark Cuban, « tout le monde devrait avoir accès à des médicaments sûrs, bon marché et ayant des prix transparents », NdT].

Il est grand temps d’utiliser de manière beaucoup plus pointue les données relatives à l’espérance de vie. Steven Woolf et d’autres chercheurs ont publié des études très détaillées sur l’espérance de vie au fil du temps. Nous savons non seulement que les États-Unis sont depuis longtemps à la traîne des autres pays en ce qui concerne l’augmentation de l’espérance de vie, mais aussi que lorsque l’on segmente par État et par comté, les juridictions républicaines s’en sortent beaucoup moins bien.

Il en ressort que pour les États bleus, rompre avec les Centres de contrôle et de prévention des maladies (CDC) sur les vaccins est un début nécessaire mais il est loin d’être suffisant. S’attaquer aux questions de soins de santé et d’assurance est également une solution gagnante sur le plan électoral. Avec la sécurité sociale, ces questions ont un énorme attrait pour le grand public.

Nick French : Je voulais revenir sur l’idée qu’il existe une impasse fondamentale au sein du parti. Si je comprends bien, au sein de la coalition démocrate, cette impasse oppose le capital, en particulier le capital technologique, et le travail.

Thomas Ferguson : Oui. Randi Weingarten, directrice de la Fédération américaine des enseignants (AFT), vient de démissionner du Comité national démocrate (DNC), tout comme Lee Saunders, directeur de la Fédération américaine des employés de l’État, des comtés et des municipalités (AFSCME). Le DNC est désormais presque entièrement composé de lobbyistes d’entreprises ou d’anciens titulaires de postes et d’apparatchiks. Un sondage publié récemment suggère que les électeurs pensent que les Démocrates sont plus corrompus que les Républicains.

Mais un élément particulièrement important à surveiller est ce qui se passe au niveau des crypto-monnaies. Pour les entreprises de haute technologie, la crypto fait partie de leur ADN. Bon nombre des premiers innovateurs les plus performants ont travaillé sur les systèmes de paiement et les problèmes connexes, et ils sont rancuniers à l’égard de la finance conventionnelle et de la Réserve fédérale. Bien que cela paraisse farfelu, il me semble évident qu’il y en a plus d’un qui pense que les crypto pourraient un jour remplacer non seulement les banques, mais même le dollar, peut-être grâce au bitcoin ou un autre artifice.

Ce sujet est vaste et complexe, et nous ne pouvons qu’en effleurer la surface. Tout d’abord, une grande partie de ce secteur est au mieux une forme de pari dans lequel la société concernée est destinée à être la grande gagnante (voir la monnaie mème) ou quelque chose de bien pire : par exemple, faciliter les ransomwares, la traite des êtres humains, et tout autre abus.

En ce moment, la dernière chose dont on ait besoin est d’un assouplissement de la réglementation financière.

Les stablecoins présentent un ensemble différent de défis. Je n’y suis pas totalement opposé, mais il faut se demander dans quelles conditions il est possible d’avoir une activité de stablecoins non prédatrice. Il est intéressant de noter que l’autorité monétaire de Hong Kong a récemment mis en place des règles pour les stablecoins avec des impératifs forts d’une « connaissance de son client ». Immédiatement, les défenseurs des stablecoins et autres crypto-monnaies ont commencé à affirmer que ces règles entraveraient l’adoption des stablecoins. De nombreux partisans des crypto-monnaies ne souhaitent pas en savoir trop sur leurs clients. Une grande partie de l’attrait des crypto-monnaies vient du fait qu’elles rendent service aux fraudeurs et autres rançongiciels.

Dès qu’on commence à créer de nouvelles composantes de masse monétaire, le risque est grand de voir surgir de graves problèmes. Et ces évolutions s’inscrivent dans un contexte marqué par d’importantes mesures de libéralisation de la réglementation bancaire et des technologies financières, ainsi que par une « course vers le bas » au niveau international en matière de normes réglementaires. Aux États-Unis, les mesures visant à affaiblir la réglementation s’accompagnent également de nouvelles mesures visant à accroître le soutien monétaire de l’État en cas d’urgence, ce qui revient en fait à mettre en place un système d’assurance à payeur unique pour le secteur financier.

L’administration Trump n’a pas été performante en matière de cybersécurité. Elle a radicalement remanié et réduit le rôle de l’Agence pour la cybersécurité et la sécurité des infrastructures (CISA). Dans un monde où la plupart des rançons de ransomware sont payées en bitcoins, cela devrait être un signal d’alarme, à tout le moins.

L’attrait des crypto-monnaies aux États-Unis s’explique en partie par l’importance des envois de fonds à l’étranger concernant des communautés dont de nombreux travailleurs immigrés soutiennent les membres de leur famille dans d’autres pays. Les frais bancaires américains pour les transferts sont plutôt élevés. Les autres canaux ne sont pas non plus toujours très attrayants. Cela a rendu l’idée des crypto-monnaies plus attirante qu’elle ne le serait si les efforts visant à inciter les banques à accorder plus d’attention aux personnes non bancarisées avaient été couronnés de succès.

Le manque d’intérêt de la plupart des banques pour les clients les plus pauvres a contribué à cette situation. La concurrence a échoué dans ce domaine, comme dans celui des cartes de crédit. Les frais liés à celles-ci sont trop élevés. La plupart des cartes sont utilisées par des personnes plus aisées, mais tout le monde paie les mêmes frais. Cela a tendance à faire augmenter les frais pour les pauvres aussi. Nous n’avons pas fait assez pour les services bancaires aux personnes à faibles revenus ; seuls quelques Démocrates se sont vraiment penchés sur la question.

Les stablecoins étant désormais considérés comme un moyen pour s’attaquer à ce problème, on se retrouve avec des crypto-Démocrates qui prônent cette approche, tout en recevant des sommes considérables de ce secteur. Les contributions des crypto-monnaies à Chuck Schumer, Hakeem Jeffries, au Comité de campagne du Congrès démocrate et aux partis d’État sont désormais très importantes. Mes collègues et moi-même aurons davantage à dire à ce sujet lorsque nous aurons terminé nos travaux en cours.

Nous expliquerons comment tout cela fonctionne, en particulier lorsque l’informatique quantique et ses menaces pour la sécurité se développent. À l’heure actuelle, la dernière chose dont nous ayons besoin, c’est d’un assouplissement de la réglementation financière.

Nick French : La question des crypto-monnaies est intéressante, dans la mesure où Donald Trump est pour beaucoup de gens un « crypto-président ». Il a évidemment beaucoup déréglementé, mais vous êtes en train de nous dire que les crypto-monnaies ont également une forte emprise sur le parti démocrate.

Thomas Ferguson : Oui, c’est quelque chose que tout le monde peut constater. Notez que le GENIUS Act, qui vient d’être adopté et qui a permis la création des stablecoins, a recueilli 102 voix démocrates à la Chambre des représentants. L’année dernière, un projet de loi quelque peu comparable en avait obtenu 42. Un projet de loi connexe visant à définir les tâches des régulateurs, le Clarity Act, a obtenu 78 voix des démocrates. Le Sénat doit encore se prononcer sur ce texte, et il est clair que de nombreux démocrates ont bien l’intention de le soutenir.

Nick French : Sur la question du pouvoir des entreprises sur les partis, vous avez récemment écrit qu’un nouveau parti n’est pas une solution miracle. La question plus fondamentale est d’obtenir que les gens s’organisent de sorte à faire contrepoids au capital. D’après vous, quelles sont les chances pour que ce type de mouvement militant modifie en profondeur les logiques au sein du parti démocrate ou du système politique en général ?

Thomas Ferguson : Pour répondre à votre question, je commencerai par jeter un coup d’œil à l’étranger. Dans le monde atlantique de l’après-guerre – et maintenant au Japon aussi -, alors que les partis centristes échouent à répondre aux attentes des citoyens, la politique se tourne vers les extrêmes. C’est vrai en France, où la Cinquième République vient de se transformer en quelque chose qui ressemble fort à la Quatrième République. Mais il est également évident que le parti travailliste de Sir Keir Starmer au Royaume-Uni a suivi le chemin de la démocratie jusqu’à son terme. C’est désormais un parti de gros sous. En Autriche, une coalition modérée mais étroite est au pouvoir, alors que le plus grand parti du pays est d’extrême droite.

Au cours des prochaines années, le néolibéralisme – qui est ce que l’économie d’abondance est, c’est à dire une variante du vieux scénario qui veut une déréglementation pure et simple – échouera.

Après les élections de 2014, Walter Dean Burnham et moi-même nous sommes exprimés sur le gigantesque déclin de la participation par rapport à la course présidentielle précédente. Il s’agissait de l’un des plus importants jamais enregistrés dans l’histoire des États-Unis. Nous avons dit que c’était la fin du système des partis tel que nous le connaissons, et que 2016 verrait de véritables défis pour les élites des deux partis. C’est ce qui s’est passé.

J’ai le sentiment qu’au cours des prochaines années, le néolibéralisme – qui est ce que l’économie d’abondance est, c’est à dire une variante du vieux scénario qui veut une déréglementation pure et simple et le problème sera réglé – échouera.

Nick French : De nombreux sondages récents montrent que la popularité de Trump est faible.

Thomas Ferguson : Elle n’a jamais été élevée en ce qui concerne l’ensemble de la population. En 2016, 2020 et 2024, les opinions négatives à l’encontre de Trump et des candidats démocrates atteignaient un très haut niveau. Les adeptes du MAGA ne sont pas si nombreux. De nombreux électeurs qui ont voté pour Trump l’ont fait en pensant qu’il était le moindre de deux maux.

À l’avenir, l’évolution des salaires réels et de l’inflation sera déterminante. La nature d’économie à deux vitesses, en forme de K, de l’économie américaine, que Storm et moi-même avons soulignée, est évidente. Le ralentissement de la croissance l’est tout autant. C’est pourquoi l’actuelle administration Trump pousse fortement à la baisse des taux de la Fed et tente d’évincer Lisa Cook et Jerome Powell. Bientôt, elle présentera d’autres mesures visant à lui confier un contrôle plus large de la Fed.

Ils ont toutefois un problème : ils peuvent faire baisser les taux à court terme, mais pas ceux à long terme. Souvenez-vous du voyage imaginaire d’Elon Musk à Fort Knox pour vérifier les réserves d’or ? Cela ne s’est pas produit, mais je pense tout de même qu’on va avoir droit à d’autres propositions bizarres visant à attirer les acheteurs vers les obligations à plus long terme. Pendant ce temps, l’administration tente d’aborder les questions de criminalité et autres à la manière de [Richard] Nixon.

Je pense sincèrement que les lois électorales rendent les candidatures de tiers extrêmement difficiles, alors qu’il est assez facile de mener de vraies campagnes au sein du parti démocrate. Mais ce serait une bonne idée que les gens examinent plus en détail la structure nationale du parti démocrate, en particulier le poids important du lobbying des entreprises et de l’argent. Il n’y a pas beaucoup de gens qui représentent les gens ordinaires – pas seulement les syndicats, parce qu’à ce stade, le pourcentage de syndicats est de toute façon très faible et que les dirigeants syndicaux sont très hétérogènes. Mais il est incroyable de constater à quel point le Comité du parti démocrate et les échelons supérieurs du parti sont dominés par les entreprises et orientés vers l’argent.

Nick French : Comment cela pourrait-il changer ?

Thomas Ferguson : Il nous faut des candidats qui soient attirants parce qu’ils parlent des vraies questions qui préoccupent la plupart des gens. Zohran Mamdani en est un. Bernie Sanders s’est présenté deux fois à l’élection présidentielle et a recueilli un énorme soutien. [Alexandria Ocasio-Cortez] a du potentiel.

Ma critique des progressistes du Congrès est qu’ils devraient accorder plus d’attention aux questions concernant la santé, l’espérance de vie et les questions connexes, surtout le coût des soins médicaux, et Sanders a ouvert la voie. Les États bleus pourraient expérimenter des initiatives en matière de soins de santé, comme le font timidement quelques-uns d’entre eux. Ils pourraient également adopter leurs propres règles de « cliquez pour annuler » [La Federal Trade Commission (FTC) des États-Unis a adopté une règle « click-to-cancel ». Elle oblige les entreprises à rendre le processus de résiliation des abonnements aussi simple pour les consommateurs que le processus d’inscription, NdT], comme l’ont fait quelques États.

Les candidats à l’échelon national devront aborder la question du lien crucial entre la politique étrangère et les finances. Les taux d’intérêt sont beaucoup trop élevés. On ne va pas passer à un financement direct du gouvernement, et je doute même que cela soit quelque chose de judicieux à faire, compte tenu de la configuration actuelle du pouvoir.

Le Congrès doit donc limiter les dépenses. On est face à deux choix. On peut tailler dans les dépenses sociales ou réorienter la politique étrangère et la défense ; ces domaines ont été à peine touchés par le DOGE (Department of Government Efficiency). Dans la plupart des secteurs, le discours de la haute technologie est le suivant : « Nous pouvons vous aider à réduire vos coûts et à devenir plus productifs. » Regardez attentivement ce que fait la technologie dans le domaine de la défense. Ces gens là ne disent pas : « Nous pouvons vous aider à être plus productifs ; nous pouvons faire plus avec le budget existant. » Tout au contraire, ils se prononcent en faveur de fortes augmentations du budget de la défense. C’est exactement ce que Trump est en train de faire.

Le point fondamental est parfaitement mis en évidence dans le récent sondage Gallup. Le système ne fonctionne tout simplement pas pour un énorme pourcentage de la population, et ils le savent. Le néolibéralisme rebute de plus en plus de gens. La politique doit se concentrer sur les vrais problèmes des gens : les salaires, la sécurité sociale, les soins médicaux, l’éducation, le logement et l’emploi. Elle doit trouver les moyens de faire en sorte que l’IA profite à l’ensemble de la société et ne se contente pas d’alimenter les revenus d’une petite élite. Et elle doit mettre fin à la « règle d’or » (Golden Rule) : le règne de l’argent en politique, dans les médias et dans la société en général. [Selon Ferguson, dans son ouvrage Golden Rule, si les intérêts financiers veulent la constance, c’est ce qu’ils obtiennent, jusqu’à ce qu’ils veuillent le changement, qu’ils obtiennent également. Ferguson affirme que personne ne peut se présenter comme candidat sans le soutien total des barons du pouvoir disposant d’un droit de veto, de sorte que les électeurs n’ont jamais de véritable choix, NdT]

Les opinions exprimées dans cet entretien sont celles de Ferguson et ne sont pas présentées au nom de quelque institution que ce soit à laquelle il est affilié.

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Thomas Ferguson est directeur de recherche à l’Institute for New Economic Thinking et professeur émérite à l’université du Massachusetts à Boston.

Nick French est rédacteur associé à Jacobin.

Source : Jacobin, Nick French, Thomas Ferguson, 17-09-2025

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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