En 2003, la police macédonienne a arrêté Khaled el-Masri, un citoyen allemand en vacances dans leur pays. Elle a remis le malheureux à la CIA, qui l’a envoyé dans l’un de ses « sites noirs ». Pour ceux qui sont trop jeunes pour s’en souvenir (ou qui ont choisi d’oublier, ce qui est tout à fait compréhensible), les « sites noirs » étaient le nom donné aux centres de détention clandestins de la CIA disséminés dans le monde entier, cette agence y détenait au secret et y torturait les hommes capturés dans le cadre de ce que l’on appelait alors la « guerre mondiale contre la terreur ». Dans ce cas précis, le site noir était le célèbre Salt Pit en Afghanistan. C’est là qu’el-Masri a été, entre autres, battu, violé par voie anale et menacé avec un pistolet pointé sur sa tête. Au bout de quatre mois, il a été abandonné sur une route de campagne en Albanie.
Source : TomDispatch, Rebecca Gordon
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Il semble que la CIA ait finalement réalisé que la personne arrêtée n’était pas la bonne. L’homme recherché était un autre Khalid el-Masri, considéré comme appartenant à Al-Qaïda, et non, comme l’a écrit Amy Davidson dans le New Yorker, ce « vendeur de voitures de Bavière ».
El-Masri n’a pas été la seule personne envoyée par erreur dans un autre pays pour y être torturée par des représentants de l’administration du président George W. Bush et du vice-président Dick Cheney. Dans un cas tristement célèbre d’arrestation par erreur, un citoyen canadien du nom de Maher Arar a été arrêté par le FBI à l’aéroport JFK de New York alors qu’il rentrait chez lui après des vacances en Tunisie. Il a été placé à l’isolement pendant deux semaines aux États-Unis, sans pouvoir communiquer avec un avocat, avant d’être finalement expédié en Syrie. Là, il a été torturé pendant près d’un an jusqu’à ce que le gouvernement canadien obtienne enfin sa libération.
Une « erreur administrative »
Ces cas de « transferts spéciaux » de l’ère Bush-Cheney me sont revenus en mémoire lorsque j’ai pris connaissance de l’expulsion par l’administration Trump, en mars 2025, de Kilmar Armando Abrego García vers une sinistre prison du Salvador. En raison des menaces proférées contre lui et sa famille par le Barrio 18, un redoutable gang du Salvador, Abrego García avait fui ce pays alors qu’il n’était qu’un jeune adolescent. Il est entré aux États-Unis sans papiers en 2011 pour rejoindre son frère aîné, déjà citoyen américain.
Alors qu’il cherchait un travail de journalier, il a été arrêté en 2019, devant un magasin Home Depot, et remis à l’U.S. Immigration and Customs Enforcement (ICE), qui l’a accusé d’être membre d’un autre gang salvadorien, le MS-13. Cette accusation s’est révélée fausse, comme l’a reconnu le juge de l’immigration qui a instruit son dossier. Bien qu’il n’ait pas accordé l’asile à Abrego García, le juge lui a attribué un statut – la « suspension d’éloignement » – qui lui a permis de rester en sécurité dans ce pays, car il risquait d’être torturé ou de subir d’autres violences dans son pays d’origine. Ce statut lui a permis de travailler légalement ici. Il a épousé une citoyenne américaine et ils ont trois enfants qui sont également citoyens américains.
Et puis, le 12 mars 2025, alors qu’il rentrait chez lui à la fin de son travail d’apprenti chaudronnier, tout à coup, il a été interpellé par des agents de l’ICE et arrêté. Ils lui ont dit que son statut avait été révoqué (ce qui n’était pas vrai) et l’ont immédiatement expédié vers divers centres de détention du pays. Finalement, il a été expulsé vers le Salvador sans avoir pu bénéficier d’une assistance juridique ou d’une audience devant un juge de l’immigration. Pour autant que l’on sache, il est actuellement incarcéré au CECOT, le centre de détention des terroristes, une prison salvadorienne tristement célèbre pour les mauvais traitements et la torture qu’elle inflige à ses détenus. Construite pour accueillir 40 000 prisonniers, elle en héberge aujourd’hui beaucoup plus dans des cellules éclairées sans arrêt, chacune d’entre elles étant bondée de plus de 100 prisonniers (ce qui laisse environ 0,5 mètre carré d’espace pour chaque homme). Elle est considérée comme « l’une des prisons les plus dangereuses de l’hémisphère occidental », caractérisée par « certaines des conditions les plus inhumaines et sordides connues dans n’importe quel système carcéral ». En outre, parmi les gangs qui auraient une présence importante au CECOT figure le Barrio 18, auquel Abrego García a échappé en fuyant le Salvador il y a de nombreuses années.
Le ministère de la Justice de Trump a admis avoir commis une « erreur administrative » en l’expulsant, mais a jusqu’à présent refusé de le ramener chez lui. En réponse à une décision de la Cour suprême exigeant que le gouvernement facilite son retour, le ministère de la Justice a finalement reconnu le 12 avril devant le tribunal de district de Washington qu’il « est actuellement détenu dans le Centre de confinement du terrorisme au Salvador ». La déclaration poursuit : « Il est en vie et en sécurité dans ce centre. Il est détenu en vertu de l’autorité nationale souveraine du Salvador. » Le 14 avril 2025, au mépris de la Cour suprême, le président Trump et son homologue salvadorien Nayib Bukele ont clairement indiqué aux journalistes qu’Abrego García ne rentrerait pas aux États-Unis.
Avant cela, le porte-parole du gouvernement, Michael G. Kozak, qui se présente dans le dossier comme « Senior Bureau Official » (Haut responsable du bureau) au Bureau des affaires de l’hémisphère occidental du département d’État, avait refusé de se conformer au reste de la décision de la juge Paula Xinis : indiquer les mesures que l’administration prenait (ou ne prenait pas) pour le faire libérer. La juge a exigé que le ministère lui communique des actualisations quotidiennes de ses efforts pour le ramener chez lui, ce qu’il n’a pas fait. Sa déclaration selon laquelle Abrego García « est détenu en vertu de l’autorité souveraine et nationale du Salvador » laisse penser que les fonctionnaires entendent faire valoir que – alors qu’ils ont payé au gouvernement salvadorien six millions de dollars pour ses services pénitentiaires – les États-Unis ne sont aucunement en mesure de peser sur les décisions salvadoriennes. Il ne nous reste plus qu’à espérer qu’il est vraiment encore en vie. En effet, en matière de vérité, le bilan de l’administration Trump n’est pas vraiment encourageant.
Transferts exceptionnels
Le terme technique pour ces transferts de détenus est « restitution extraordinaire ». La « restitution » consiste à envoyer un prisonnier vers un autre pays pour qu’il y soit interrogé, emprisonné, voire même éventuellement torturé. La restitution devient « extraordinaire » lorsqu’elle s’effectue en dehors des procédures légales normales, comme dans les cas d’el-Masri et d’Ahar il y a plusieurs décennies, et d’Abrego García aujourd’hui. Les restitutions extraordinaires violent la Convention des Nations unies contre la torture, qui interdit explicitement d’envoyer quelqu’un vers un autre pays pour y être maltraité ou torturé. Elle viole également les lois américaines contre la torture. Cependant, comme le montrent les innombrables actes illégaux de l’administration Trump, l’illégalité ne constitue plus une barrière à tout ce que ses fonctionnaires veulent faire.
Deux autres vols sont partis pour le Salvador le jour où Abrego García a été restitué. Ils transportaient quelque 200 personnes accusées d’appartenir à un gang vénézuélien, le Tren de Aragua, et ont été de même expulsées en vertu de la loi de 1798 sur les ennemis étrangers (Alien Enemies Act), sans aucune forme d’audience. S’agit-il réellement de membres de gangs ? Nul ne le sait, mais il est probable qu’au moins certains d’entre eux ne le soient pas. Jerce Reyes Barrios, par exemple, était un entraîneur de football vénézuélien qui a demandé l’asile aux États-Unis et dont le tatouage, à la gloire de la prestigieuse équipe de football espagnole Royal Madrid, a été considéré comme une preuve suffisante de son appartenance à un gang et comme motif de son expulsion.
Andry José Hernández Romero est un autre membre de gang improbable. C’est un maquilleur homosexuel qui est entré aux États-Unis en août dernier pour se rendre à un rendez-vous fixé à l’avance pour obtenir l’asile. Au lieu de cela, il a été arrêté et placé en détention jusqu’aux vols Tren de Aragua en mars. La preuve de son appartenance à un gang ? Ses tatouages « Tres Reyes » ou « Trois Rois » qui étaient monnaie courante dans sa ville natale au Venezuela.
En fait, ces quelques 200 expulsés ont été renvoyés illégalement au Salvador, au mépris flagrant de l’ordonnance d’un juge exigeant l’arrêt de ces vols ou le retour de ceux qui étaient déjà en vol. Aucun de ces hommes n’a bénéficié d’une quelconque procédure régulière avant d’être expédié dans l’enfer salvadorien. En réponse, le président salvadorien Nayib Bukele a tweeté « Oups… Trop tard » avec un emoji rigolard.
Même les citoyens américains risquent une incarcération au CECOT. Après la rencontre entre le secrétaire d’État Marco Rubio et le président Bukele, le site Internet du département d’État a salué son « geste extraordinaire jamais accompli auparavant par un pays », une proposition « d’héberger dans ses prisons de dangereux criminels américains, y compris des citoyens des USA et des résidents en situation régulière ». Lors de sa conférence de presse avec Bukele, Trump a réitéré son intérêt pour l’envoi de « criminels nationaux » au Salvador. Comme l’a fait remarquer l’ancienne procureure fédérale Joyce Vance : « Si cela peut arriver à Abrego Garcia, cela peut arriver à n’importe lequel d’entre nous. »
Cela n’a pas commencé avec Trump
Il est tentant de considérer le second mandat de Donald Trump comme un règne sui generis d’anarchie. Malheureusement, la volonté du gouvernement fédéral de violer le droit fédéral et international en toute impunité n’a pas commencé avec Trump. Au contraire, l’actuel président en exercice ne fait que moissonner des pouvoirs autocratiques dont les graines ont été plantées par le président George W. Bush et le vice-président Dick Cheney au cours des années de guerre contre le terrorisme qui ont suivi les attentats du 11 septembre 2001. Dans la foulée, le Patriot Act, adopté à la hâte, a conféré au gouvernement fédéral de nouveaux et considérables pouvoirs de détention et de surveillance. La loi sur la sécurité intérieure de 2002 a créé un nouveau département ministériel, dont l’existence nous paraît aujourd’hui aller de soi.
Comme je l’ai écrit il y a plus de dix ans, après le 11 septembre, la torture est devenue « courante » aux États-Unis. L’administration Bush a exploité la peur bien compréhensible des Américains face au terrorisme pour légitimer l’abrogation de ce qui, jusqu’alors, avait été un consensus établi dans ce pays : la torture est à la fois condamnable et illégale. Face à un nouvel ennemi, Al-Qaïda, l’administration a fait valoir que les exigences relatives au traitement décent des détenus en temps de guerre, énoncées dans les conventions de Genève, étaient devenues « ringardes ». Apparemment, les droits qui ont été garantis, même aux prisonniers de guerre nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, étaient trop hasardeux pour pouvoir être étendus à ce nouvel ennemi.
À cette époque marquée par des « interrogatoires renforcés », j’affirmais déjà qu’accepter un tel comportement hors la loi pourrait bien devenir une habitude en Amérique. Selon moi, nous pourrions progressivement apprendre à nous accommoder de n’importe quelle mesure gouvernementale pour autant qu’elle nous garantisse théoriquement la sécurité. Et c’est bien là la promesse de l’administration Bush : laissez-nous faire tout ce que nous devons faire, là-bas, du « côté obscur », et en retour, nous vous promettons de toujours assurer votre sécurité. En gros, le message était : il n’y aura plus d’attaques terroristes si vous nous autorisez à torturer des gens.
Le fait même qu’ils étaient prêts à torturer des prisonniers était la preuve que ces gens là devaient bien le mériter – même si, comme nous le savons maintenant, beaucoup d’entre eux n’avaient absolument rien à voir avec Al-Qaïda ou les attentats du 11 septembre. (Et même s’ils avaient été impliqués, personne, pas même un terroriste, ne mérite d’être torturé).
Si vous êtes trop jeune pour vous en souvenir (ou si vous avez eu la chance d’oublier), vous pouvez cliquer ici, ou ici, ou encore ici pour connaître les détails macabres de ce que la guerre contre le terrorisme a fait à ses victimes.
Le grand frisson de ce que certains ont appelé le théâtre de la sécurité nous a préparés à affronter de nouveaux ennemis et a préparé le terrain pour la seconde vague Trump à laquelle nous assistons aujourd’hui. Nous sommes encore confrontés à ce théâtre de l’absurde chaque fois que nous faisons la queue dans un aéroport, que nous déballons nos ordinateurs, que nous enlevons nos chaussures, que nous rangeons nos liquides dans des sachets de 100ml – tout cela pour renforcer l’idée que nous courons un terrible danger et que le gouvernement va bel et bien nous protéger.
Malheureusement, trop d’entre nous se sont habitués à l’idée que des prisonniers pouvaient être envoyés offshore dans cette infâme prison parangon de l’injustice qu’est Guantánamo, à Cuba, pour n’être peut-être jamais libérés. (Et en fait, en janvier 2025, sur les centaines de personnes qui y ont été incarcérées au fil des ans, il restait encore 15 prisonniers de la guerre contre le terrorisme). Il n’est donc pas surprenant que, pour la deuxième fois, Donald Trump ait choisi Guantánamo comme lieu d’hébergement possible pour les immigrants qu’il cherchait à expulser de notre pays. Après tout, beaucoup d’entre nous étaient déjà habitués à considérer les personnes envoyées à Guantánamo comme les pires des pires, comme quelque chose d’autre qu’un être humain.
La déshumanisation des cibles des mauvais traitements et de la torture institutionnalisés s’est avérée être à la fois le prétexte et le produit du processus. Chaque régime de torture développe un langage déshumanisant pour ceux qu’il identifie comme des cibles légitimes. Par exemple, les tortionnaires recrutés par les partisans d’Augusto Pinochet, qui a mené le coup d’État militaire de 1973 au Chili, appelaient généralement leurs cibles des « humanoïdes » (pour les différencier des véritables êtres humains).
Pour cette même raison, les Forces de défense israéliennes qualifient désormais de « terroristes » à peu près tous ceux qu’elles tuent à Gaza ou en Cisjordanie. L’amalgame réussi entre « Palestinien » et « terroriste» a suffi pour que certains Américains approuvent la proposition de Donald Trump consistant à vider Gaza de sa population et à en faire la « Riviera du Moyen-Orient » réservée aux Israéliens, aux Américains et aux touristes étrangers.
Les représentants de Trump ont utilisé le même type de langage pour décrire les gens qu’ils envoient dans cette prison au Salvador. Son attachée de presse, Karoline Leavitt, les a qualifiés de « monstres atroces », ce qui correspond tout à fait à la description que Trump fait lui-même de ses opposants politiques, qu’il qualifie de « vermine » inhumaine. Lors d’un rassemblement dans le New Hampshire en 2023, Trump a déclaré à la foule : « Nous vous promettons d’extirper les communistes, les Marxistes, les fascistes et les voyous de la gauche radicale qui vivent comme de la vermine au sein de notre pays. » Il ne parlait pas seulement d’immigrés, mais aussi de citoyens américains.
Après des années de théâtre sécuritaire, trop d’Américains semblent prêts à accepter la promesse de Trump d’éradiquer la vermine.
Cela peut vous arriver
L’une des différences entre les années Bush-Cheney et celles de Trump est que les attaques du 11 septembre 2001 représentaient une véritable et terrible urgence. La version de Trump d’une telle urgence, en revanche, est entièrement un trumpisme. Son postulat est rien de moins que l’immigration est une « invasion » – en fait, nous vivrions un 11 septembre permanent – et cela « a provoqué un chaos et une souffrance généralisés dans notre pays au cours des quatre dernières années ». C’est du moins ce qu’affirme son décret « Déclarant un état d’urgence nationale à la frontière sud des États-Unis ». Pour justifier l’expulsion illégale de membres présumés du Tren de Aragua et, à l’avenir (s’il y parvient), de beaucoup d’autres, il a inventé une guerre totalement imaginaire de sorte à pouvoir invoquer l’Alien Enemies Act de 1798, qui a été utilisé pour la dernière fois pendant la Seconde Guerre mondiale pour justifier l’internement, par ailleurs injustifiable, d’un autre groupe de personnes déshumanisées dans ce pays : les Nippo-Américains : les Américains d’origine japonaise.
Donald Trump a désormais son propre « site noir ». N’oublions pas que le Salvadorien Nayib Bukele est tout à fait disposé à accueillir dans son pays des prisonniers qui seraient des citoyens américains. La juge de la Cour suprême Sonia Sotomayor, rejointe par les juges Elena Kagan et Ketanji Jackson, a souligné ce point dans une déclaration qui accompagnait la récente ordonnance de la Cour exigeant que l’administration Trump facilite le retour de Kilmar Abrego García aux États-Unis. Ils ont écrit : « L’argument du gouvernement, en outre, implique qu’il pourrait expulser et incarcérer n’importe qui, y compris des citoyens américains, sans conséquence juridique, tant qu’il le fait avant qu’un tribunal puisse intervenir ».
Comme nous le rappellent les juges, cela peut arriver ici. Cela peut vous arriver à vous.
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Rebecca Gordon, contributrice régulière de TomDispatch, a enseigné pendant de nombreuses années au département de philosophie de l’Université de San Francisco. Aujourd’hui, semi-retraitée de l’enseignement, elle continue de militer au sein du syndicat de son université. Elle est l’auteur de Mainstreaming Torture et American Nuremberg : The U.S. Officials Who Should Stand Trial for Post-9/11 War Crimes (Les responsables américains qui devraient être jugés pour les crimes de guerre commis après le 11 septembre).
Source : TomDispatch, Rebecca Gordon, 20-04-2025
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
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