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13.août.202513.8.2025 // Les Crises

L’héritage du référendum grec Oxi selon Yanis Varoufakis

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Il y a dix ans aujourd’hui, le peuple grec votait très clairement lors d’un référendum pour rejeter un programme d’austérité de l’UE. L’ancien ministre grec des Finances, Yanis Varoufakis, nous parle de ce qui s’est passé et de la trahison qui s’en est suivie.

Source : Jacobin, Daniel Finn, Yanis Varoufakis
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Yanis Varoufakis, ancien ministre grec des Finances, au Forum économique du Qatar (QEF) à Doha, au Qatar, le jeudi 22 mai 2025.
(Christopher Pike / Bloomberg via Getty Images)

Il y a dix ans aujourd’hui, le peuple grec rejetait par référendum le programme d’austérité que l’Union européenne voulait lui imposer. Pourtant, le Premier ministre grec, Alexis Tsipras, a rapidement accepté un accord qui était encore plus punitif. Yanis Varoufakis était alors le ministre des Finances du gouvernement Syriza jusqu’à ce qu’il démissionne pour protester contre l’accord que Tsipras était prêt à signer après le référendum. Il a parlé à Jacobin de la progression et de la dégringolade de la gauche anti-austérité en Grèce, des conséquences dévastatrices de cet échec pour la société grecque, et du malaise plus large de l’Union européenne après sa ruineuse gestion de la Grande récession.

Daniel Finn : Au début de l’année 2015, lorsque Syriza a été en mesure de former un gouvernement, quelle était la logique stratégique qui sous-tendait les efforts visant à réduire les programmes d’austérité que la troïka avait imposés à la Grèce au cours des nombreuses années précédentes ?

Yanis Varoufakis : Le jour où nous avons formé un gouvernement, nous venions de passer cinq ans à croupir au fond du tonneau de l’austérité, et là, une population était plongée dans une crise humanitaire. Nous avions des suicides, des gens qui mourraient de désespoir, d’autres qui n’étaient pas soignés faute d’argent pour pouvoir acheter des médicaments, des retraites et des salaires qui avaient baissé de 40 %. En raison de la défaillance du système de la zone euro, suite à la faillite des banques allemandes et françaises, la Grèce a été le pays dont l’État a fait faillite. Cela a commencé à Wall Street, puis cela s’est déplacé à Dubaï, et enfin cela s’est étendu aux banques françaises et allemandes

Elles ont cessé de refinancer la dette publique assez importante de l’État grec, laquelle avait atteint ce niveau parce que la dette privée était faible, de sorte que c’était exactement le contraire de l’Irlande, par exemple. La dette totale n’était pas très élevée en Grèce. C’est simplement le secteur public qui était hypertrophié en termes de dette. À ce moment-là, l’État grec a été officiellement considéré comme en faillite.

Au lieu d’accepter cette réalité, les pouvoirs en place – qui étaient absolument déterminés à faire en sorte que les citoyens européens renflouent les banques françaises, allemandes et italiennes, et dans une certaine mesure les banques grecques également – ont décidé de transférer les pertes du système bancaire sur les épaules des personnes les plus fragiles.

Concrètement, cela équivaudrait à ne pas pouvoir rembourser son prêt hypothécaire en raison de l’effondrement de ses revenus et à être contraint de prendre crédit sur crédit à des taux d’intérêt élevés pour faire semblant de continuer à le rembourser. Si un de vos amis faisait cela, vous lui diriez immédiatement : « Stop, arrête, c’est du suicide. »

Nous avons été élus pour mettre fin à cette dynamique suicidaire. J’ai accepté le défi de faire partie de ce gouvernement, d’occuper le siège éjectable du ministère des Finances de l’État européen le plus en faillite, pour une raison très simple : j’avais présenté à mes collègues, au Premier ministre Alexis Tsipras et à son équipe, un plan double.

La première partie du plan concernait ce qu’il fallait faire pour éviter le chantage qui allait certainement venir de la troïka et du secteur financier : « Soit vous signez un nouveau crédit, soit nous fermons vos banques. » La première partie du plan était le plan de dissuasion : comment dissuader ce type de terrorisme financier, comme je l’appelle.

La deuxième partie concernait ce qui se passerait si nous ne parvenions pas à les dissuader et qu’ils fermaient nos banques, comme ils l’ont fait en fin de compte. Comment émettre notre propre monnaie afin de nous libérer de ce carcan de dettes ?

C’est sur cette base que nous sommes entrés au gouvernement – du moins c’est ce que je croyais, jusqu’à ce que, au moment du référendum, je me rende compte que mes propres dirigeants ne souhaitaient nullement aller jusqu’au bout. Ils ont capitulé, j’ai démissionné, et le reste appartient à l’histoire, comme on dit.

Daniel Finn : Quelle a été votre expérience des négociations avec l’UE au cours du premier semestre 2015, compte tenu des différents acteurs impliqués – la Commission européenne, la Banque centrale européenne [BCE] et les différents gouvernements nationaux avec leurs diverses hiérarchies entre les petits et les grands États ou entre les États « centraux » et les États « périphériques » ? Vous êtes bien connu pour avoir comparé l’expérience d’essayer de présenter des arguments économiques concrets à certains de ces interlocuteurs à celle de se mettre à parler chinois et d’être accueilli par une incompréhension totale.

Yanis Varoufakis : Permettez-moi de dire que je ne suis pas arrivé à Bruxelles, Berlin ou Francfort avec de grandes attentes pour un débat rationnel. Pourtant, même si je n’avais que très peu d’espoirs, je dois admettre que j’ai été interloqué par l’irrationalité orchestrée et les niveaux incroyables d’incompétence et de cynisme auxquels j’ai été confronté. Cette expérience a revêtu trois dimensions différentes. Tout d’abord, lors de réunions privées, ils m’ont surpris parce qu’ils ont d’abord incroyablement accepté mon narratif. Je l’ai dit à maintes reprises et personne ne l’a démenti.

Lorsque j’ai rencontré Christine Lagarde pour la première fois – elle était directrice générale du Fonds monétaire international (FMI) à l’époque, avant de passer à la présidence de la BCE – elle m’a sidéré, car elle a accepté avec une extrême sympathie mon analyse de ce qui avait mal tourné et des raisons pour lesquelles les programmes d’austérité ne pouvaient pas fonctionner.

Voilà ses propos : « Bien sûr, Yanis, cela ne peut pas fonctionner – tu as raison. » En réalité, elle a adopté une vision encore plus à gauche que celle de ma propre pensée en disant que j’étais trop timide, pas assez ambitieux dans les exigences que je portais au nom de mes concitoyens. J’ai pensé : « Voilà qui était facile : si nous pouvons procéder de cette manière, mon travail sera terminé avant même que je m’en aperçoive. »

Mais elle a immédiatement ajouté : « Mais Yanis, tu dois comprendre que nous avons investi beaucoup de capital politique dans ce programme et que ta carrière tout comme la mienne dépendent de sa mise en oeuvre. » Je lui ai répondu : « Mais Christine, tu sais que je me contrefous de ma carrière politique. J’ai reçu un mandat de la population grecque et c’est tout ce qui m’importe. Si je cesse d’être ministre des Finances, et alors ? Ce n’est pas un problème pour moi. »

Je suis immédiatement devenu persona non grata parce que je ne jouais pas le jeu. C’était la première dimension – je vous en avais promis trois. Sur le plan personnel, j’ai été surpris de constater par le fait qu’ils semblaient savoir exactement en quoi consistait le véritable défi à la logique auquel ils se livraient depuis des années, avant que je n’entre en scène.

Et puis, il y avait une seconde dimension : leur flagrante incompétence. Cela m’a encore plus étonné, car je m’attendais à rencontrer des technocrates ayant une certaine compétence – le genre de gens qu’on rencontre quand on parle à des types de chez Goldman Sachs. Ils représentent peut-être un danger manifeste et immédiat pour l’humanité, mais ils connaissent néanmoins leur métier. Ils connaissent les obligations, les produits dérivés et les mécanismes du système financier capitaliste.

Ce n’était pas le cas de la troïka. Je ne parle pas de Mario Draghi, mais plutôt des sous-fifres qu’ils nous envoyaient pour discuter de ceci et de cela – privatisations, taux de TVA, etc. S’ils avaient été mes étudiants, en tant que professeur, je les aurais tout simplement recalés au premier semestre de leur première année de licence. C’était incroyable. Cela a été un autre choc pour moi. On en vient à la troisième dimension, le cynisme absolu de ces gens-là. Lorsque je me suis rendu à ma première réunion des ministres des Finances de la zone euro, j’y suis allé avec l’intention d’entamer une discussion dans un cadre collégial. Je n’avais pas l’intention d’être conflictuel, bien au contraire.

J’ai même été beaucoup trop modeste, comme me l’a reproché Lagarde. J’ai dit quelque chose qui me paraissait tout à fait conforme à ce que j’imaginais être l’idéologie et les manières de ces gens :

« Mesdames et Messieurs, je sais que la plupart d’entre vous n’ont pas envie de me voir ici, parce que je représente la gauche radicale de la Grèce et que vous aimeriez mieux avoir à faire avec nos prédécesseurs. Mais c’est ce que les électeurs grecs ont décidé, alors maintenant soyons honnêtes entre nous.

Il existe un programme d’austérité et de sauvetage auquel les gouvernements précédents ont souscrit. Et parce qu’il y en a un, que cela me plaise ou non, il y a une continuité dans les obligations de l’État envers les autres États membres, ce n’est pas comme si, sous prétexte de nouveau gouvernement, toutes les obligations des gouvernements précédents pouvaient être balayées.

Je reconnais cette continuité du gouvernement, et même si nous avons un nouveau mandat, et que celui-ci consiste à renégocier et pour l’essentiel à invalider ces obligations. Alors, que se passe-t-il dans une démocratie libérale lorsque deux principes importants sont en contradiction ?

Quels sont ces principes importants ? Le premier est la continuité du gouvernement et de l’État. L’autre est le mandat démocratique reçu par un nouveau gouvernement. Lorsque deux principes différents et contradictoires s’affrontent dans une démocratie libérale, les démocrates s’assoient autour de la table et trouvent un compromis.

Alors que je disais ces mots, je doutais de moi, me demandant pourquoi j’étais si sacrément modéré. Après tout, je venais d’être élu ministre des Finances d’un gouvernement de gauche radicale. Mais je me suis dit : « C’est une bonne façon d’entamer les négociations sur une note positive et collégiale. »

Mais voilà que feu Wolfgang Schäuble, qui était alors ministre allemand des Finances, a dans un mouvement de colère demandé la parole. Il était manifestement déconcerté par mes propos. Sans aucun mot d’introduction pour me souhaiter la bienvenue à l’Eurogroupe, comme cela aurait dû normalement se passer, il est allé droit au but : « On ne peut pas laisser les élections modifier la politique économique au sein de l’Eurogroupe. »

Je dois vous avouer que je ne m’attendais pas à un tel degré de cynisme. Bien sûr, cela m’a amené à dire – et je ne regrette pas mes mots – que cela devait être une excellente nouvelle pour le Parti communiste chinois, parce qu’ils pensent eux aussi que les élections ne doivent pas changer une politique économique.

Je n’ai pas mentionné le fait qu’en Chine, la politique économique est en fait changeante. Ils n’ont pas besoin d’élections, mais lorsque les circonstances changent, la politique économique change. C’est la différence avec l’Europe. Nous avons des élections et les gouvernements changent, mais la politique économique – en particulier celle qui a échoué – ne change pas.

Daniel Finn : Les gouvernements des pays considérés comme étant dans une situation similaire à celle de la Grèce vous ont-ils fait part de leurs réflexions à ce moment-là ? L’Irlande et le Portugal avaient également été contraints de se soumettre aux mesures de la troïka. Et puis il y avait le cas de l’Espagne, elle n’était pas officiellement sous la tutelle de la troïka, mais recevait des instructions explicites de la BCE et de la Commission quant aux coupes à effectuer. Et il y avait aussi l’Italie, qui avait un problème de dette très important.

Les gouvernements de ces pays étaient-ils plus compréhensifs à votre égard ou ont-ils rejoint le bloc unifié que vous aviez en face de vous, de l’autre côté de la table ?

Yanis Varoufakis : Il y avait trois groupes de pays. Tout d’abord, il y avait les représentants des pays qui se trouvaient dans « l’espace vital » – ne le traduisez pas en allemand, ce n’est pas une bonne idée – de la République fédérale d’Allemagne. Ce groupe comprenait des pays comme la Slovaquie et la Lettonie qui s’étaient auto-imposés l’austérité bien avant la crise de 2008.

Ils avaient ruiné leurs propres populations à coups d’austérité, et ils étaient plus royalistes que le roi, ou plus allemands que le ministre allemand des Finances. Ils étaient les plus agressifs, ceux qui dès le début ont parlé de « Grexit » – en d’autres termes, d’expulser la Grèce de l’euro si j’avais l’audace de continuer à remettre en question le protocole d’accord dont j’avais hérité.

C’étaient les bulldogs de Wolfgang Schäuble. Il n’avait pas besoin de parler, car ils parlaient en premier et étaient si agressifs et dans l’exagération que lorsque Schäuble parlait, il paraissait en être une version plus raisonnable. Permettez-moi une parenthèse : il s’agit plus ou moins de ce même groupe qui, aujourd’hui, est enthousiaste à l’idée de ne pas mettre fin à la guerre entre l’Ukraine et la Russie. Je ferme la parenthèse, mais je pense qu’il est important de faire le lien.

Il y avait ensuite un deuxième groupe de pays qui, comme la Grèce, étaient passés sous les fourches caudines des programmes d’austérité ou de renflouement. Je fais référence aux pays que vous avez déjà mentionnés : le Portugal et l’Irlande, bien sûr, mais aussi l’Espagne, parce que l’Espagne avait déjà subi son propre renflouement. Il s’agissait d’un plan à moitié ficelé, qui ne concernait que ses banques, mais il s’agissait tout de même concrètement d’un plan de sauvetage.

Ils étaient maintenant terrifiés à l’idée que notre gouvernement puisse obtenir de meilleures conditions pour le peuple grec, parce qu’ils avaient soumis leur propre peuple à tant de souffrances inutiles et cruelles via leurs programmes d’austérité. Il suffit de penser à ce qui se passait alors en Irlande, au Portugal, en Espagne. Si notre position de négociation ferme devait apporter ne serait-ce qu’un petit avantage pour la population grecque, ils étaient absolument terrifiés à l’idée que leurs propres concitoyens puissent se retourner contre eux et leur disent : « Pourquoi ne vous êtes-vous pas battus pour nous comme le gouvernement grec se bat pour la population grecque ? »

Ils étaient peut-être encore plus motivés que les bouledogues de Schäuble à nous voir échouer. Certes, ils avaient une certaine compassion pour nous parce qu’ils étaient dans la même situation que nous, mais les représentants politiques étaient absolument horrifiés à l’idée que nous puissions réussir à renégocier notre protocole d’accord.

Il y avait également un troisième groupe de pays comme l’Italie et la France – n’oubliez pas la France – qui craignaient d’avoir également besoin d’un renflouement. C’était ceux qui avaient le plus de compréhension pour nous et étaient encore plus horrifiés que les deux autres groupes à l’idée que Schäuble et Angela Merkel puissent se défouler sur eux de toute frustration qu’ils pourraient ressentir à notre égard et qu’ils les poussent à recourir à un plan de sauvetage.

En d’autres termes, ce que j’essaie de décrire, c’est un Eurogroupe avec lequel il était impossible de naviguer sur la base d’une pensée rationnelle et d’arguments économiques, parce que le seul déterminant du comportement de ces ministres des Finances était la peur. Ils étaient tous absolument attérés et terrifiés à l’idée que la Grèce devienne solvable suite à l’élection du gouvernement de gauche.

Si vous vouliez créer un organe de décision qui ne prêterait tout simplement aucune attention à la viabilité de la zone euro et de ses États membres et qui se soucierait uniquement de s’assurer qu’ils sont prêts à faire n’importe quoi pour que rien ne change, c’est exactement ce genre d’organe de décision que vous créeriez.

Daniel Finn : Il y a eu un moment dans la politique irlandaise, peu de temps après le dénouement de la crise en Grèce, où l’un des ministres du gouvernement du Parti travailliste a raillé les partis d’opposition en disant : « Qui parle de Syriza maintenant ? »

Yanis Varoufakis : Permettez-moi de dire que c’est la raison pour laquelle je ne pardonne pas leur capitulation à mes anciens camarades. Ce n’est pas seulement à cause de ce qu’ils ont fait aux Grecs, mais aussi parce qu’ils étaient, après Margaret Thatcher, peut-être les pires ennemis de la gauche en Europe, et sans doute même dans le monde entier.

Daniel Finn : Venons-en au moment de la décision à l’été 2015, après plusieurs cycles de négociations qui ne semblaient pas avancer, les principaux acteurs européens insistaient toujours sur la continuité des politiques économiques avec les mémorandums précédents. Au lieu de céder à la pression, Alexis Tsipras a annoncé qu’il allait organiser un référendum sur les termes de l’accord proposé.

Comment la décision d’organiser un référendum a-t-elle été prise ? Quelle a été la dynamique de la campagne et comment Alexis Tsipras a-t-il fini par accepter un programme d’austérité encore plus draconien peu de temps après, et ce en indépendamment du résultat du vote ?

Yanis Varoufakis : J’espère que vous me pardonnerez si je corrige un malentendu fondamental qui, de façon bien compréhensible, subsiste dans votre question. Ce n’est pas ainsi que j’ai vu ou vécu les choses. Je n’ai pas vu le référendum comme un moyen de continuer le combat.

Malheureusement, mon ancien camarade Alexis Tsipras a eu recours au référendum non pas pour le gagner mais pour le perdre. Il avait déjà capitulé, et j’étais déjà sur le départ tout en conservant mon poste au ministère des Finances.

Pour expliquer ce qu’il s’est passé en ce qui concerne le référendum et comment nous en sommes arrivés au troisième plan de renflouement, qui a ruiné la gauche, ruiné la population grecque et détruit l’économie sociale de la Grèce, je dois revenir au point de départ. Comme je l’ai dit précédemment, la Grèce était dans un carcan de dettes, sauf si notre dette était substantiellement annulée ou trafiquée de manière à être l’équivalent d’une annulation.

Il y a des moyens très originaux pour déguiser un abandon de créances – des échanges de dettes, etc. C’est ce que je leur proposais afin de sauver la face de la Troïka. Si on veut faire cela, on ne pourra le faire que si on est prêt à claquer la porte. On doit être prêt à s’imaginer sortir de la salle de négociation en disant : « Les gars, on est dans une impasse. Je vais faire cavalier seul. »

Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela signifie imprimer sa propre monnaie et faire défaut sur sa dette en euros, car si on n’a pas d’euros, on ne peut pas rembourser son énorme dette en euros, et on en subit les conséquences, mais on retrouve son autonomie et sa souveraineté monétaire, et on essaie de repartir sur de nouvelles bases. Si on n’est pas prêts à faire ça, il est inutile d’entrer dans la salle des négociations.

C’est ce que j’avais dit à mes collègues. Bien sûr, il ne s’agissait pas de simplement appuyer sur le bouton nucléaire et dire : « Je sors et je quitte la zone euro. » Il doit y avoir des degrés – on doit avoir des armes intermédiaires qu’il faut activer pour signaler l’intention de sortir si nécessaire. Si on ne le fait pas, alors autant ne pas être élu.

Quand on est syndicaliste, on n’entre jamais dans une négociation sans pouvoir imaginer claquer la porte. C’est le b.a.-ba de la négociation. La seule raison pour laquelle j’ai accepté le ministère des Finances est que j’avais présenté à Alexis Tsipras une proposition très précise de ce que nous devions faire.

Je lui ai dit : « Ecoute, dès que nous serons élus, ils t’appelleront de Francfort, de Bruxelles ou de Berlin et ils te diront : Félicitations, signez sur la ligne pointillée ou nous fermerons vos banques – tu dois avoir une réponse prête. Tu dois avoir un plan de dissuasion pour les empêcher de le faire. »

J’avais eu une idée. Je reste persuadé que si j’avais été autorisé à utiliser cette arme, ils n’auraient pas fermé nos banques. C’était un procédé technique, mais en réalité, il concernait le petit montant de dette que nous devions à la BCE. Si je devais restructurer cette dette, en annulant une partie ou même en retardant le remboursement, cela aurait eu un effet d’entraînement.

C’est quelque chose que je pouvais faire très facilement via un décret du ministère des Finances – il était sur mon bureau, tout ce que j’avais à faire, c’ était le signer. Le président de la BCE, Mario Draghi, n’avait qu’une idée en tête : éviter à l’Italie de tomber dans le même trou noir en achetant de la dette publique italienne. Pour des raisons complexes, il n’aurait pas pu acheter de la dette publique italienne si j’avais été autorisé à apposer ma signature sur ce décret.

Tel était mon plan de dissuasion. J’ai dit à Draghi que s’il fermait mes banques, j’allais signer le document et qu’il lui serait impossible d’acheter de la dette italienne. Je pense que cela aurait pu suffire à empêcher cette manœuvre majeure, qui était en fait du terrorisme financier, visant à fermer nos banques afin de faire du chantage vis à vis de la population grecque pour que celle-ci accepte le troisième plan de renflouement.

Ce qui est tragique, c’est que j’ai réalisé très tôt que mon Premier ministre était très réticent à me laisser faire. Nous avions convenu que c’était une condition pour que j’accepte la nomination au ministère des Finances, mais il ne vouliat pas me laisser faire ça. Il repoussait toute action en disant : « Nous le ferons la semaine prochaine. »

À un moment donné, j’ai découvert que deux mois et demi après ma nomination au ministère des Finances, un message avait été envoyé depuis le bureau de Tsipras à destination de l’équipe de Draghi à la BCE : « Ne vous inquiétez pas au sujet de Varoufakis, nous ne le laisserons pas faire. » C’était un peu comme envoyer David contre Goliath sur le champ de bataille en lui ayant volé sa catapulte.

J’avais une catapulte – je pensais que c’était une arme nucléaire – peut-être était-ce une catapulte, peut-être était-ce une arme nucléaire. Mais on l’avait volée. J’ai su très tôt que ça ne sentait pas bon. Nous avons été élus en janvier. En juin, les négociations n’allaient nulle part, car pourquoi négocieraient-ils avec nous alors que notre camp envoyait des messages indiquant que nous n’étions pas prêts à claquer la porte et à utiliser nos armes ?

Si je n’ai pas démissionné, c’est parce que je pensais que tant qu’il y avait 5 % de chances que le Premier ministre reprenne ses esprits et se batte, je devais être là pour l’aider.

En outre, nos concitoyens n’avaient aucune idée de ce qui se passait en coulisses. Ils jubilaient à l’idée qu’il y avait enfin un gouvernement qui se battait pour eux. Si j’avais du jour au lendemain démissionné, leur moral en aurait pris un sacré coup.

Le 20 juin, il était clair que mon Premier ministre essayait de se rendre. Mais ils ne l’ont pas laissé faire, parce qu’ils voulaient le traîner dans la boue. Comme vous l’avez mentionné, le ministre du Parti travailliste a dit aux membres du Sinn Féin au parlement irlandais : « Voilà ce qui arrive quand on vote pour des partis comme Syriza. » Mariano Rajoy, le Premier ministre conservateur de l’Espagne, a dit aux Espagnols : « Voilà ce que vous obtiendrez si vous votez pour le Syriza espagnol », c’est-à-dire Podemos.

À ce moment-là, ils ne voulaient pas le laisser se rendre. Il m’avait mis sur la touche, même si j’étais encore ministre des Finances. Je me contentais de l’encourager en lui disant : « Allez, surmonte ton envie de te rendre. Continuons à nous battre. » Il a appelé à un référendum parce qu’il y voyait une porte de sortie.

Il était convaincu que nous allions le perdre, ce qui n’était pas si irrationnel de sa part quand on y pense. Lors des premières élections de 2012, notre parti est passé de 4 % à 17 % des voix. En 2015, nous avons formé un gouvernement avec 36 % des voix. Trente-six pour cent, ce n’est pas une majorité écrasante – la majorité des gens votait encore contre nous.

Même si nous avons bénéficié d’un immense soutien pendant ces cinq ou six mois de lutte contre la troïka, il ne faut pas oublier qu’elle a fermé les banques, de sorte que cinq jours ouvrables avant le référendum du dimanche, les gens ne pouvait plus accéder à leurs propres dépôts. Tsipras pensait qu’avec chaque jour de fermeture des banques, nous perdrions des soutiens, et tout ce qu’il faut pour perdre un référendum, c’est de ne pas obtenir 51 %.

De son point de vue, il pensait qu’il allait perdre. Cela n’aurait pas été une si grande perte pour lui, car s’il avait obtenu 40 ou 45 % en faveur du « non » à la troïka, il aurait fait passer notre pourcentage de 36 à 40 ou 45 %. Il aurait pu revendiquer cela comme une victoire personnelle, tout en ayant un mandat pour s’incliner devant la troïka, ce qui n’était pas le cas auparavant.

C’est pourquoi, dans la nuit du dimanche 5 juillet, il s’est effondré lorsque ce chiffre incroyable s’est affiché sur nos écrans, 61 % de « non » à la proposition de la troïka. Je me suis rendu dans son bureau et j’ai eu l’impression d’assister à une veillée funèbre. Il avait des cernes noirs. J’étais entré pour faire la fête et il était par terre.

Il m’a dit : « Il est temps de se rendre. » Je lui ai répondu : « Non, c’est exactement le contraire – les gens là dehors sont en train de faire la fête – nous avons le devoir éthique et politique de continuer à nous battre. » C’est ainsi que les choses se sont passées.

Daniel Finn : Comment résumeriez-vous les conséquences de la crise de 2015 et ses résultats pour la société et la politique grecques au cours des dix dernières années ?

Yanis Varoufakis : Pour commencer, permettez-moi d’établir un parallèle entre une émeute dans une prison et ce qui s’est passé en 2015. Lorsque des prisonniers vivant dans des conditions terribles dans une prison paumée se révoltent et prennent le contrôle de la prison, ils brûlent des matelas, les caméras arrivent et c’est tout le monde qui en parle. C’est une question importante.

En revanche, l’escouade antiémeute ou l’armée arrivent et écrasent la rébellion, deux jours après, plus personne n’en parle. Cela ne signifie pas que les conditions de vie dans la prison se sont améliorées, peut-être même qu’elles ont empiré. Malheureusement, une telle métaphore ressemble trop à ce qui est arrivé à la Grèce pour qu’on la trouve réconfortante.

Les financiers du monde entier adorent la Grèce. C’est leur fantasme. Je ne crois pas qu’ils puissent avoir des taux de profit ou des rendements en prélèvements de loyers supérieurs où que ce soit dans le monde ailleurs qu’en Grèce – c’est pour cela qu’ils adorent ce pays. Lorsqu’ils parlent de la « success story grecque » et qu’ils applaudissent les ministres du gouvernement grec en visite à Davos, à la City de Londres ou à Wall Street, ils ont une très bonne raison pour cela.

Permettez-moi de vous donner un exemple. Nous sommes un pays de dix millions d’habitants. À l’heure où nous parlons, 1 100 000 logements sont saisis par les fonds vautours qui ont racheté les prêts douteux des familles et des petites entreprises qui possédaient jusqu’à présent ces biens immobiliers. Il s’agit de 1 100 000 appartements, maisons et petits commerces pour une population de dix millions d’habitants.

Un exemple particulier concerne une personne que je connais parce que j’ai travaillé sur son cas. Mon parti, MeRA25, a essayé d’apporter son aide dans des cas particuliers, et pas seulement dans le sien. Elle s’appelle Maria. En 2008, Maria a acheté un appartement d’une valeur de 250 000 euros. Elle a versé un acompte de 50 000 euros et emprunté les 200 000 euros restants. Elle a vendu un terrain et a réussi à rembourser une grande partie de son emprunt très rapidement.

Elle a remboursé la moitié de son prêt hypothécaire de 200 000 euros sur une durée de vingt-cinq ans, de sorte qu’elle ne devait plus que 100 000 euros. Elle s’en sortait très bien. Ses affaires marchaient bien.

Mais en 2011, tout s’est effondré à cause de la Grande Dépression qui a frappé la Grèce. Elle a perdu son magasin et ses revenus, et maintenant elle a une dette de 100 000 euros sur son prêt hypothécaire or elle ne peut plus rembourser. Avec les intérêts et les pénalités de retard, ces 100 000 euros sont devenus 200 000 euros .

Un fonds vautour basé en Irlande et disposant d’un compte bancaire aux îles Caïmans a racheté ce prêt de 200 000 euros à la banque grecque qui l’avait octroyé en premier lieu. Il l’a payé 10 000 euros, donc il a payé 10 000 euros pour pouvoir soutirer 200 000 euros à la pauvre Maria. Maintenant, ils l’expulsent – ils mettent l’appartement en vente pour quelque chose comme 150 000 euros.

Elle ne reçoit rien, même si elle a déjà remboursé 150 000 euros sur les 250 000 euros initiaux. Pendant ce temps, ils ont payé 10 000 euros, mais ils encaisseront 150 000 euros – calculez le taux de profit. Cet argent quittera le flux circulaire de revenus grec et ira aux îles Caïmans en toute légalité.

Pourquoi les fonds vautours encensent-ils la Grèce alors que les Grecs souffrent ? Ce n’est pas vraiment un paradoxe quand on y regarde de plus près. Pour donner une image macroéconomique plus complète, en termes de PIB, nous avons plus ou moins le même revenu national aujourd’hui qu’en 2009. Il a fortement chuté, mais il est reparti à la hausse.

Pendant cette période, comme tout le monde depuis 2022, nous avons connu une inflation énorme. Nous avons aujourd’hui le même nombre d’euros qu’en 2009, mais leur pouvoir d’achat est inférieur de 40 % à ce qu’il était. En outre, en raison des interventions de la troïka, la TVA a fortement augmenté, passant de 19 à 24 %, de même que les taxes sur le travail, le logement, etc. L’État prélève deux fois plus d’impôts qu’en 2009.

Le revenu disponible réel est aujourd’hui inférieur de 44 % à ce qu’il était en 2009. En outre, l’accord de sauvetage que je n’ai pas voulu signer engage la Grèce à dégager un excédent primaire gigantesque jusqu’en 2060. Environ 15 milliards d’euros sortent de l’économie et sont versés à la troïka chaque année. Si vous ajoutez à cela notre déficit courant de 25 milliards d’euros, nous empruntons en réalité 25 milliards d’euros pour joindre les deux bouts en tant que société.

Ce que je viens de vous décrire est, indépendamment de la politique menée, une économie sociale non viable. Vingt pour cent de la population s’en sortent mieux que jamais – ceux qui sont du bon côté de la troïka et dans les poches des oligarques. Mais ce n’est pas le cas de 80 % d’entre eux.

Ils ne sont pas tant en colère que déprimés. Ils restent chez eux et pansent leurs plaies. Ils gardent pour eux leurs cauchemars et les quelques espoirs qui leur restent. Lorsqu’ils entendent les gens qui,en dehors de la Grèce se félicitent de la « réussite grecque », j’y vois ma métaphore de l’émeute dans une prison qui a été écrasée. Les conditions de détention ont empiré, mais personne n’en parle.

Daniel Finn : Que pensez-vous de l’héritage ou des héritages à long terme de la gestion de la crise de la zone euro, et en particulier de la gestion de la Grèce en 2015, pour l’Union européenne ?

Yanis Varoufakis : Je ne doute pas que les historiens du futur regarderont la gestion inepte de l’inévitable crise de l’euro – inévitable en raison de l’architecture de l’euro – et la façon dont la Grèce a été utilisée comme cobaye pour la mise en place d’une austérité sévère pour le plus grand nombre et de la planche à billets pour les banquiers, et qu’ils y verront la raison pour laquelle l’Europe est sur le point d’entrer (ou est déjà entrée) dans un déclin qui pourrait durer tout un siècle.

Je me souviens avoir eu cette conversation avec Wolfgang Schäuble. Lorsque je parlais à ces gens, je n’étais pas simplement un défenseur des Grecs. C’est ce que je faisais, bien sûr – c’est pour cela que j’ai été élu, c’était mon mandat. Mais je parlais au nom de l’Europe dans son ensemble.

Je leur disais : « Regardez, nous avons créé l’euro d’une manière terrible. Son architecture était conçue comme si nous avions voulu qu’il échoue. C’était clair dès le début. Pensez-y. Nous avons créé une banque centrale pour vingt pays. Celle-ci n’avait pas de trésor public, et il y avait vingt trésors publics qui n’avaient pas de banque centrale. »

C’est comme si vous enleviez les amortisseurs de votre voiture et que vous la conduisiez dans le fossé. C’est ce que nous avons fait. La crise était l’occasion de reconfigurer et d’améliorer l’architecture de l’euro. Mais l’austérité a été un moyen d’éviter de le faire, en utilisant plutôt la capacité de la BCE à imprimer de l’argent pour maintenir les marchés financiers à flot. La BCE a imprimé 8 ou 9 000 milliards d’euros pour les marchés financiers tout en pratiquant l’austérité pour le plus grand nombre de gens.

Que se passe-t-il lorsque l’on écrase le pouvoir d’achat des citoyens et que l’on donne beaucoup d’argent aux grandes entreprises ? Les grandes entreprises rammassent cet argent – bien sûr, c’est de l’argent gratuit, pourquoi ne le prendraient-elles pas ? Mais elles regardent par la fenêtre de leur gratte-ciel à Paris ou à Francfort, et tout ce qu’elles voient, ce sont des masses impécunieuses.

Ils ne vont pas investir, parce que ces masses là dehors n’ont pas les moyens d’acheter des produits à forte valeur ajoutée. Mais ils ont cet argent qui a été imprimé et qui leur a été donné, alors que font-ils ? Ils vont à la bourse et rachètent leurs propres actions.

Le cours de leurs actions monte en flèche et les bonus sont liés au cours de leurs actions, de sorte qu’ils se marrent en allant à la banque. Ils s’achètent un nouvel appartement, un nouveau yacht, davantage de bitcoins, une œuvre d’art. Les prix des actifs augmentent, tandis que la masse des gens reste impécunieuse et qu’il n’y a pas d’investissement.

Après quinze ans comme ça, c’est la fin de l’Europe. C’est la raison pour laquelle l’Allemagne se désindustrialise aujourd’hui. Elle se désindustrialise parce qu’elle n’a rien investi au cours des quinze dernières années. Les directeurs généraux et les membres des conseils d’administration s’en sortaient très bien, mais ils n’investissaient pas.

Pendant ce temps, les Chinois investissaient à tour de bras et Elon Musk investissait dans Tesla, SpaceX, Starlink, etc. L’Europe n’a réalisé aucun investissement productif net pendant seize ou dix-sept ans. C’est grotesque. Le résultat, c’est qu’aujourd’hui, l’Europe est en train de mourir. Si les gens se demandent -–et ils devraient le faire – pourquoi le fascisme connaît un second ou un troisième souffle, c’est parce que c’est ce qui se passe lorsque vous avez quelque chose comme 1929 qui se produit.

Notre 1929 s’est produit en 2008, et les gouvernements (comme celui dans lequel j’étais) de la gauche radicale ont capitulé. Des sociaux-démocrates ont imposé des politiques bien pires que celles de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne, au nom de la social-démocratie, dans des pays comme l’Allemagne, la France, la Grèce et l’Italie. Les seuls gens qui vont en tirer un bénéfice politique sont les néofascistes, la manosphère [Ce réseau informel de communautés prétend affronter les difficultés rencontrées par les hommes – qu’il s’agisse de relations amoureuses, de condition physique ou de paternité, mais il promeut fréquemment des conseils et des attitudes préjudiciables, voire pires, Ndt] et les racistes.

L’histoire de la Grèce n’est pas seulement celle de la Grèce. Pour une raison que j’ignore, mon petit pays a été au début de catastrophes majeures. Je ne sais pas ce qui caractérise cet endroit, mais si vous y réfléchissez bien, c’est ici que la Guerre froide a commencé. Elle n’a pas commencé à Berlin, mais dans les rues d’Athènes en décembre 1944. C’était le premier incident. La doctrine Truman, qui a marqué le début de l’OTAN et de la Guerre froide, a été rédigée par le président Harry Truman pour la Grèce.

En 2009-2010, nous avons également été au déclenchement de la crise de l’euro. C’est pourquoi je pense que le bilan de la gauche grecque – et j’inclus le parti dans lequel j’ai servi – est inexcusable. Nous avons entraîné la gauche européenne dans notre chute parce que nous avions la possibilité de changer les choses, étant le premier pays, le premier domino. Et nous avons tout gâché.

Daniel Finn : En Europe et en Amérique du Nord, le sentiment général est celui d’un rétrécissement des horizons et d’un pessimisme beaucoup plus grand au sujet de la gauche radicale. Au lieu de chercher à supplanter les partis de centre-gauche établis dans des pays comme l’Espagne et le Portugal, la principale aspiration de ces dernières années a été de pousser le centre-gauche à en faire un peu plus en termes de dépenses sociales que ce qu’il aurait fait autrement.

Bien que certaines des politiques mises en œuvre dans ces pays puissent être bien accueillies par les citoyens et améliorer quelque peu leur vie, on est clairement loin des aspirations mises en avant au milieu de la dernière décennie. Dans d’autres pays, il ne s’agit même pas d’aller aussi loin, mais de tenir bon face à la montée de l’extrême droite, qui a clairement le vent en poupe. Selon vous, comment la Gauche pourrait-elle commencer à modifier l’équilibre des forces et à ouvrir de nouveaux horizons ?

Yanis Varoufakis : Dans un souci de transparence, je préciserai que je ne suis pas un commentateur, je suis un participant. Je dirige MeRA25, notre parti de gauche radicale en Grèce actuellement, et je fais partie de DiEM25.

Il est important de le noter, car la raison pour laquelle je fais partie de ce mouvement est que nous rejetons le gradualisme. Nous rejetons la logique du moindre mal, du choix entre le centre gauche et le centre droit. Nous rejetons les deux. Nous considérons que le centre gauche a été bien plus responsable de la montée de la droite et de l’appauvrissement du tissu social de l’Europe.

C’est le centre gauche, je vous le rappelle, qui a inventé l’austérité dans l’intérêt de la logique du moindre mal. Ce n’est pas Schäuble ou les Chrétiens-Démocrates en Allemagne, c’est Peer Steinbrück des Sociaux-Démocrates qui a imposé l’austérité lorsqu’il était ministre des Finances. Avant cela, c’est Gerhard Schröder qui a introduit les réformes Hartz IV qui ont paralysé la classe ouvrière en Allemagne.

En Grèce, c’est le PASOK qui a introduit le premier plan de renflouement. On ne peut pas pousser le centre gauche à faire quelque chose que les pouvoirs en place – les financiers, la troïka, la BCE – ne l’autoriseront pas à faire. En fin de compte, ils ne veulent même pas le faire eux-mêmes. Ils veulent simplement donner l’impression qu’ils le font.

Lorsqu’on est confronté à une crise systémique comme nous le sommes depuis 2008, et que le gradualisme du centre radical – qui implique à la fois le centre droit et le centre gauche – est la véritable source d’énergie et de dynamisme à destination des fascistes, la seule chose à faire est de s’élever contre les deux, puisqu’ils sont bonnet blanc et blanc bonnet. Au sein de l’UE aujourd’hui, on a Ursula von der Leyen, qui est une présidente de la Commission européenne belliciste, à moitié folle et qui soutient un génocide, avec le soutien du Parti populaire européen de droite et des Socialistes et Démocrates de centre-gauche.

Ce n’est pas le moment de dire, aux États-Unis par exemple, que Joe Biden est un peu mieux que Donald Trump : « Peut-être devriez-vous voter pour le mec qui a armé la main de Netanyahou pour perpétrer le génocide. » Non, nous ne le ferons pas. Nous devons les combattre tous les deux.

*

Yanis Varoufakis a été ministre grec des Finances pendant les premiers mois du gouvernement dirigé par Syriza en 2015. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Le minotaure planétaire et Conversations entre adultes.

Daniel Finn est rédacteur en chef de Jacobin. Il est l’auteur de Par la poudre et par la plume : Histoire politique de l’IRA.

Source : Jacobin, Daniel Finn, Yanis Varoufakis, 05-07-2025

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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