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6.décembre.20256.12.2025 // Les Crises

L’impôt sur la fortune ne diminuera que très peu les inégalités. Alors pourquoi les ultra-riches sont-ils contre ?

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Selon l’économiste Nancy Folbre, un impôt sur la fortune de 2 % est comparable à la suppression d’une infime partie du clocher d’une grande cathédrale.

Source : C.J. Polychroniou, Truthout
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Des personnes s’affichent avec le hashtag #TaxTheRich à la bibliothèque publique de New York, en mars 2021. Erik McGregor / LightRocket via Getty Images

Pour la classe ouvrière, la victoire historique de Zohran Mamdani dans la capitale financière du monde reflète l’attrait croissant des programmes audacieux qui s’attaquent aux inégalités extrêmes et à l’oligarchie et qui s’orientent vers une société plus équitable et plus juste. Les inégalités sont pour sûr l’un des plus grands problèmes sociaux auxquels sont confrontés de nombreux pays dans le monde. Le fossé entre les nantis et les démunis s’est creusé à un point tel qu’il menace la stabilité sociale en sapant tout à la fois la gouvernance démocratique et la viabilité économique. Comment pourrait-il en être autrement lorsque les 1 % les plus riches possèdent plus de richesses que 95 % de l’humanité ? Aux États-Unis, pays où les disparités de richesse sont plus importantes que dans tous les autres grands pays développés, les 1 % les plus riches détiennent environ 31 % de la richesse totale du pays, tandis que les 50 % qui occupent le sommet de l’échelle possèdent 98 % de la part totale de la richesse américaine.

À la lumière de ces données profondément inquiétantes, il n’est guère surprenant que les voix se multiplient pour réclamer la mise en œuvre de mesures visant à réduire les inégalités économiques. En France, la proposition de taxe dite Zucman est devenue le sujet le plus brûlant du pays, et alors même que les législateurs de l’Assemblée nationale française viennent de rejeter de multiples propositions visant à taxer les ultra-riches, le combat n’est pas terminé. Aux États-Unis, un groupe de Démocrates du Congrès a récemment introduit une proposition de loi relative à la taxation des revenus des milliardaires, et des groupes de travailleurs et de professionnels de la santé en Californie ont proposé un impôt sur la fortune de 5 % pour les milliardaires de l’État afin de compenser les milliards de dollars de réduction du financement fédéral des soins de santé. Preuve supplémentaire de l’intérêt politique que suscite la demande de taxation des ultra-riches, les législateurs de l’Illinois ont proposé une taxe unique de 4,95 % pour les résidents qui détiennent des titres dont la valeur nette dépasse 1 milliard de dollars.

Quoi qu’il en soit, et en supposant que les propositions d’impôt sur la fortune soient politiquement viables et puissent résister aux contestations de la classe dirigeante et oligarchique et de ses divers alliés, sont-elles suffisantes pour réduire les niveaux stupéfiants d’inégalité dans le monde d’aujourd’hui, ou devons-nous abolir complètement l’extrême richesse ? En outre, que révèle la structure du système fiscal américain concernant la lutte des classes et nous apprend-elle quelque chose quant au dernier shutdown du gouvernement ? Nancy Folbre, économiste socialiste et féministe de renom, nous fait part de son point de vue sur ces questions et sur d’autres questions cruciales concernant les efforts politiques visant à taxer les plus riches et sur l’impact économique que cela aurait. Nancy Folbre est professeur émérite d’économie et directrice du Programme sur le genre et le care à l’Institut de recherche en économie politique (PERI) de l’université du Massachusetts Amherst.

C.J. Polychroniou : Partout dans le monde, les propositions visant à taxer les ultra-riches afin de s’attaquer à la montée des inégalités gagnent du terrain. En effet, de nombreuses options ont été mises sur la table, allant de nouvelles taxes sur les revenus du capital à un impôt mondial sur la fortune, en passant par des taux d’imposition sur le revenu plus élevés. Pourquoi l’imposition des ultra-riches est-elle considérée comme d’une importance aussi capitale, dans la mesure où les inégalités font partie des fondements des économies capitalistes ? Cela permettra-t-il réellement de réduire les écarts de richesse ?

Nancy Folbre : Je ne suis pas sûre que de telles propositions gagnent du terrain, mais elles font certainement parler d’elles et, ce faisant, sensibilisent à la concentration de plus en plus extrême des revenus et des richesses à tous les niveaux. L’inégalité mondiale est particulièrement choquante, et l’économiste Gabriel Zucman a expliqué comment les nations pourraient collectivement s’orienter vers une taxe mondiale de 2 % sur la richesse des milliardaires. Le Brésil a été l’un des principaux promoteurs de cette idée, et il l’a présentée lors de réunions internationales. Etant donné la structure actuelle des institutions politiques mondiales, la faisabilité en semble assez éloignée.

Un tel impôt sur la fortune pourrait-il réellement réduire les inégalités de richesse ? Probablement pas, même s’il était mis en œuvre à un niveau national. Au mieux, il pourrait ralentir la tendance que Thomas Piketty, entre autres, a documentée : la concentration croissante qui résulte d’une augmentation de la richesse est plus rapide que celle de l’économie dans son ensemble, la richesse engendrant la richesse.

On ne peut que se demander où et quand cette tendance prendra fin. La vision marxiste d’un taux de profit en déclin conduisant à une crise capitaliste a été remplacée par une vision plus dystopique d’une accumulation incessante et sans fin d’argent et de pouvoir. L’anxiété que cette vision engendre, et la menace qu’elle fait peser sur la démocratie, expliquent pourquoi les mots « impôt sur la fortune » franchissent plus souvent que par le passé les lèvres des hommes politiques.

Cependant, l’inégalité en soi semble moins préoccupante sur le plan politique que ne l’est la difficulté de financer de financer « l’État providence ». Dans le contexte politique actuel, les déficits abyssaux et l’explosion de la dette publique ne peuvent pas aller très loin avant de se heurter à la nécessité d’augmenter les impôts ou de réduire les dépenses, et les électeurs de la classe ouvrière qui se sentent économiquement laissés pour compte sont furieux à l’idée qu’on leur demande de payer plus ou de se contenter de moins.

Que pensez-vous de la taxe dite Zucman qui fait grand bruit en France ? Il s’agit de prélever une taxe de 2 % sur les ménages dont les revenus dépassent 100 millions d’euros. Mais supposons que cette proposition soit également mise en œuvre aux États-Unis et dans le reste du monde. Une taxe de 2 % sur les ultra-riches suffirait-elle à réduire les inégalités ?

Le large soutien du public à un impôt de 2 % sur le patrimoine en France a été largement motivé par des préoccupations d’ordre pratique, à savoir l’utilisation des recettes qui en résulteraient pour éviter des réductions dans les dépenses sociales et les prestations de retraite. Un sondage réalisé en septembre a révélé que 86 % des personnes interrogées soutenaient cette proposition, en partie parce qu’elle ne concernait qu’environ 1 800 ménages. En d’autres termes, elle se concentre sur le groupe que vous avez décrit comme les « ultra-riches ».

Cela ne semble guère suffisant pour réduire de manière significative l’inégalité globale. On pourrait considérer qu’il ne s’agit que d’une réduction d’environ 2 % de la haute flèche d’une grande cathédrale de la richesse. Pourtant, la proposition a une grande valeur symbolique, parce qu’elle met en évidence les inégalités et soulève des questions fondamentales quant à l’équité, et c’est précisément la raison pour laquelle elle se heurte à une résistance farouche.

Pouvez-vous nous parler un peu de la nature de la structure générale de la fiscalité aux États-Unis et nous dire si, en particulier, elle reflète la victoire de la lutte entre le capital et la classe ouvrière ? Par ailleurs, cela permet-il d’expliquer le shutdown du gouvernement ?

Aux États-Unis, c’est l’impôt fédéral sur le revenu qui retient le plus l’attention, parce qu’il constitue une source majeure de revenus, mais aussi parce que les Républicains ont toujours cherché à réduire le taux d’imposition des hauts revenus. Les partisans conservateurs de l’économie de l’offre soutiennent mordicus que cela favoriserait la croissance économique et améliorerait le sort de tout le monde. Aucune preuve ne vient étayer cette affirmation.

Les politiques qui appliquent un taux d’imposition plus élevé aux particuliers disposant d’un revenu plus élevé sont qualifiées de « progressives », tandis que celles qui font le contraire sont dites « régressives ». Les deux partis politiques se sont entendus pour mettre en place des politiques qui ont réduit la progressivité de manière constante depuis les années 1960. Le taux marginal d’imposition le plus élevé (le taux sur le revenu imposable dans la tranche la plus élevée) est passé d’environ 91 % à environ 35 % au début des années 2000. Depuis les années 1960, l’impôt sur les sociétés a également diminué de moitié environ, alors même que les charges sociales augmentaient.

En 2006, Warren Buffet, illustre investisseur à succès, a déploré que le taux d’imposition de sa secrétaire sur ses revenus soit plus élevé que celui auquel il était soumis au titre de l’augmentation de sa fortune, qui comprenait des plus-values totalement exonérées d’impôt. Comme il l’a dit : « Il y a bien une guerre des classes, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui fait la guerre, et nous sommes en train de la gagner. »

Notez qu’il s’agit d’un type de lutte des classes très différent de la lutte pour les profits et les salaires sur le lieu de production. Il s’agit d’une lutte portant sur le « salaire social », c’est à dire les prestations de santé, de retraite et les avantages sociaux qui sont fournis plus efficacement par l’État que par le secteur privé, avantages qui ont été obtenus grâce à un processus de négociation politique démocratique.

Les employeurs ont des motivations économiques évidentes pour s’opposer aux augmentations du salaire social, s’ils sont contraints de les payer. Toutefois, les dépenses sociales publiques peuvent leur permettre de maintenir les salaires à un niveau plus bas en transférant une partie des coûts sociaux des salariés à l’ensemble de la population. C’est la raison pour laquelle la fiscalité revêt une importance capitale. Les augmentations du salaire social, telles que l’extension des prestations d’assurance maladie, ont partiellement compensé cinquante années de stagnation des revenus de la majorité des salariés américains, après correction de l’inflation. Ces dernières années cependant, même cette compensation partielle a diminué et fait actuellement l’objet d’attaques très directes.

L’administration Trump a fait tout ce qui était en son pouvoir pour réduire les impôts des riches et les prestations sociales des familles à revenus faibles et moyens (voir cette dissection de la Big Beautiful Bill adoptée l’été dernier). Le shutdown du gouvernement américain a été une épreuve de force, les Démocrates en étant réduits à des efforts plutôt désespérés pour simplement maintenir leur position en insistant sur la nécessité de préserver les subventions pour les soins de santé prévues par la loi sur les soins abordables (Affordable Care Act).

Les contribuables indignés qui estiment payer plus que leur juste part mettent en avant l’impôt fédéral sur le revenu, qui est relativement progressif, en partie parce que de nombreux Américains ne gagnent même pas suffisamment pour y être assujettis. Mais l’impôt fédéral sur le revenu ne représente qu’environ la moitié des recettes fiscales totales, et plus de la moitié de l’impôt sur le revenu des sociétés est tout simplement répercutée sur les consommateurs sous la forme d’une augmentation des prix. D’autres impôts, notamment les taxes locales et nationales sur les ventes et les biens immobiliers, sont régressifs.

Ces impôts régressifs compensent largement les impôts progressifs sur le revenu, ce qui n’a que peu d’impact sur la répartition des revenus. L’Institute on Taxation and Economic Policy indique qu’en 2024, les 1 % d’Américains les plus riches ont payé environ 23,9 % du total des impôts, mais que leur part du revenu imposable total était de 20,1 %. Cette estimation ne tient pas compte des « plus-values non réalisées » (augmentation de la valeur de leur patrimoine). On estime que les 20 % d’Américains les plus pauvres ne paient que 1,5 % de leurs revenus en impôts, alors que leur part du revenu total n’est que de 2,6 %. Nombre d’entre eux vivaient dans la pauvreté parce qu’ils élevaient des enfants ou s’occupaient de membres âgés de leur famille, ce qui devrait être comptabilisé comme des contributions à notre « protection sociale ».

C’est un peu compliqué, n’est-ce pas ? La difficulté de déterminer qui paie réellement quoi explique sans doute pourquoi il est devenu difficile de défendre, sans parler d’augmenter, le salaire social.

En Californie, l’Union internationale des employés de service (SEIU) a proposé une initiative électorale visant à imposer un impôt unique de 5 % aux milliardaires. Quels avantages le peuple californien pourrait-il tirer d’un impôt sur la fortune concernant les quelque 200 milliardaires de l’État ?

Cette initiative syndicale est un nouvel exemple de la lutte des classes à propos de la répartition des coûts de la protection sociale. La raison explicite de la proposition d’un impôt unique sur la fortune est de contrer les 30 milliards de dollars de réductions fédérales qui menacent le programme californien Medicaid d’assurance maladie pour les familles à faibles revenus, ainsi que de fournir un soutien accru à l’éducation publique dans l’État.

Cela résoudra-t-il les problèmes fiscaux de l’État ? De toute évidence, non. Mais c’est un pas dans la bonne direction, à l’instar de la politique mise en place par la ville de Los Angeles en 2023, qui impose un taux d’imposition foncière plus élevé sur les biens immobiliers de très grande valeur afin de contribuer au financement de logements abordables, une « taxe sur les hôtels particuliers ».

Qu’en est-il de l’argument qui voudrait que l’impôt sur la fortune fasse fuir les super-riches ?

Oui, c’est toujours la menace qui est brandie, et c’est sans doute ce que feront certains super-riches, en particulier ceux qui possèdent déjà de nombreux manoirs partout dans le monde. Mais de nombreux gens fortunés sont suffisamment soucieux de leur communauté locale pour ne pas s’en éloigner. Dans le Massachusetts, où je vis, nous avons adopté en 2022 un amendement à la constitution de l’État sur le partage équitable afin d’autoriser une surtaxe de 4 % sur les revenus supérieurs à un million de dollars. Nous n’avons pas constaté d’exode significatif et nous utilisons les recettes pour financer les collèges communautaires et réparer les nids-de-poule. Je suis fier de dire que mon syndicat, la Massachusetts Society of Professors, a joué un rôle crucial dans l’adoption de cet amendement.

*

C.J. Polychroniou est politologue/économiste politique, auteur et journaliste. Il a enseigné et travaillé dans de nombreuses universités et centres de recherche en Europe et aux États-Unis. Actuellement, ses recherches portent principalement sur la politique américaine et l’économie politique des États-Unis, l’intégration économique européenne, la mondialisation, le changement climatique et l’économie de l’environnement, ainsi que sur la déconstruction du projet politico-économique du néolibéralisme. Il est chroniqueur au Global Policy Journal et contribue régulièrement à Truthout. Il a publié de nombreux ouvrages, dont Marxist Perspectives on Imperialism : A Theoretical Analysis ; Perspectives and Issues in International Political Economy (ed.) ; et Socialism : Crisis and Renewal (éd.). Il a écrit plus de 1 000 articles parus dans nombre de revues, magazines, journaux et sites web d’information populaires. Plusieurs de ses publications ont été traduites dans une multitude de langues, dont l’allemand, l’arabe, le chinois, l’espagnol, le croate, le français, le grec, l’italien, le japonais, le néerlandais, le portugais, le russe et le turc. Ses derniers ouvrages sont Climate Crisis and the Global Green New Deal : The Political Economy of Saving the Planet (avec Noam Chomsky et Robert Pollin comme principaux auteurs, 2020) ; The Precipice : Neoliberalism, the Pandemic, and the Urgent Need for Radical Change (une anthologie d’entretiens avec Noam Chomsky, 2021) ; Economics and the Left : Interviews with Progressive Economists (2021) ; Illegitimate Authority : Facing the Challenges of Our Time (anthologie d’entretiens avec Noam Chomsky, 2023) ; et A Livable Future Is Possible : Confronting the Threats to Our Survival (une anthologie d’entretiens avec Noam Chomsky, 2024).

Source : C.J. Polychroniou, Truthout, 05-11-2025

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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3 réactions et commentaires

  • cardom325 // 06.12.2025 à 07h12

    il n’y a pas plus pingre qu’un ultra riche, près de ses sous au centime près; Pensez donc, si ces 2 % leur faisait perdre une place au classement Forbes

    • nunu // 06.12.2025 à 09h47

      mais cela ne résoudra aucun problèmes. Alors au lieu se focaliser la dessus, que les parlementaires essaient de régler le problème de fond, mais sans les leviers nécessaires (transférés à Bruxelles), il devient plus difficile de faire un budget à l’équilibre (même avec leurs taxes/ompots).

      Il faut arrêter d’essayer de régler les problèmes avec des impôts et les taxes supplémentaires + de la redistributions, mais de proposer des solutions pour ramener de l’emploi industrielle et des emplois permettant d’en vivre … de régler le problème du logement etc…

      Que les parlementaires de posent les bonnes questions sur l’origine d’un problème pour y apporter une solution adaptées (et éviter les usines à gaz…)

      • Morne Butor // 06.12.2025 à 10h39

        Les problèmes de fond sont connus : pollutions systémiques, guerres, inégalités croissantes… taxer les ultra-riches ferait au moins avancer ce dernier sujet… mais certains semblent préfèrent polluer plus, tuer plus et s’enrichir plus… c’est leur choix, pas le mien.

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