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10.septembre.202510.9.2025 // Les Crises

La nouvelle Guerre froide met à nu les failles de l’Union européenne

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Face au retour de la rivalité des grandes puissances que sont les États-Unis et la Chine et à sa propre stagnation économique, l’Union européenne semble plus divisée que jamais.

Source : Jacobin, Jan Boguslawski
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Le ministre hongrois des affaires étrangères et du commerce, Péter Szijjártó, s’exprime à Debrecen, en Hongrie, le 5 septembre 2022, à l’occasion de l’inauguration d’une usine du fabricant chinois de batteries CATL. (Attila Volgyi / Xinhua via Getty Images)

Quelque chose est en train de bouger sur le flanc oriental de l’Union européenne. La Hongrie se rapproche de plus en plus de la Chine et reçoit en retour des milliards d’investissements. La Slovaquie du Premier ministre Robert Fico continue de se démarquer de Bruxelles au sujet de l’Ukraine et se rapproche de Moscou. Même dans les pays encore alignés sur Bruxelles, comme la Pologne et la Roumanie, des candidats illibéraux aux programmes eurosceptiques sont à portée de main du pouvoir. Partout, en Europe centrale et orientale, il devient clair que Bruxelles n’est plus la seule option possible.

Derrière le tapage politique se cache un calcul rationnel. L’économie mondiale se fragmente en raison de chaînes d’approvisionnement de plus en plus instables, de nouvelles technologies perturbatrices et de rivalités géopolitiques croissantes. En réponse, Bruxelles s’oriente vers les capacités nationales et les secteurs stratégiques. Les États d’Europe centrale et orientale, plus petits, sont mal équipés pour s’adapter et tirer profit de cette évolution, car ils restent dépendants de la demande extérieure et des capitaux étrangers. Confrontés à un programme stratégique axé sur la souveraineté industrielle, l’investissement vert et une dépendance moindre vis-à-vis de la Chine, qu’ils sont mal placés pour rejoindre, certains de ces États se protègent en recherchant des capitaux extérieurs et des partenariats qui leur permettent de maintenir leur vieux modèle. On assiste en conséquence à une lente érosion de la cohérence interne de l’Europe.

L’Europe réagit à un monde en mutation

Ces dynamiques régionales s’inscrivent dans un contexte beaucoup plus large. La mondialisation des années 1990 semble désormais appartenir au passé. Qu’on l’appelle « dé-mondialisation », « fragmentation géoéconomique » ou autre, le protectionnisme et les interférences géopolitiques sont en hausse dans les échanges commerciaux mondiaux. L’ordre géopolitique mondial est de plus en plus fragmenté avec la montée en puissance de la Chine, tandis que la numérisation et la transition verte remettent en question les statu quo industriels préexistants. Les événements « perturbateurs » intensifient encore la pression : La surenchère des tarifs douaniers imposée par Donald Trump, la guerre en Ukraine et la pandémie de COVID-19 ont toutes mis à rude épreuve les flux de matières premières et de technologies stratégiques telles que les semi-conducteurs, les matières premières essentielles et les combustibles fossiles. Les conséquences de ces bouleversements se font fait sentir sur l’ensemble des chaînes d’approvisionnement mondiales.

Parmi les régions capitalistes avancées, l’Europe est sans doute celle qui a le plus à perdre dans ce nouveau paysage, et pas seulement parce qu’elle est prise en étau entre un Washington de plus en plus hostile et le renouveau impérial de Vladimir Poutine. La prospérité de Washington repose depuis longtemps sur des exportations de grande valeur et sur un système commercial ouvert et fondé sur des règles. Mais la fragmentation croissante, la politisation du commerce et la montée en puissance du Sud mondial remettent aujourd’hui en question les fondements mêmes de ce modèle.

L’ordre géopolitique mondial est de plus en plus fragmenté avec la montée en puissance de la Chine, tandis que la numérisation et la transition écologique remettent en question les statu quo industriels préexistants.

Il y a plusieurs années, le commerce Sud-Sud a dépassé, pour la première fois dans l’histoire, le volume des échanges entre les économies avancées du Nord, ce qui montre que les flux commerciaux sont en train de se redessiner d’une manière qui contourne de plus en plus l’Europe. Les retombées se font maintenant sentir sur les performances du modèle économique européen. L’Allemagne, qui est au cœur et constitue le moteur des exportations de l’UE, connaît un ralentissement industriel soutenu, soulignant la fragilité de l’architecture classique de la croissance de l’Union.

Les craintes d’un déclin mondial ont poussé l’UE à abandonner la posture de « business as usual » et à adopter un programme de politique industrielle plus concret. Dans son rapport très médiatisé de 2024, Draghi, ancien premier ministre italien et président de la Banque centrale européenne, a proposé des solutions à la crise de croissance que traverse le continent, et a mis en garde contre la « lente agonie » de l’UE si sa compétitivité ne s’améliore pas.

Même si elle poursuit des accords traditionnels d’accès au marché – tel l’accord de libre-échange Mercosur entre l’Union et l’Amérique latine, longtemps bloqué – l’UE se tourne de plus en plus vers un soutien ciblé à des secteurs stratégiques et géopolitiquement sensibles. Le « Règlement européen sur les semi-conducteurs » et le « Règlement pour une industrie zéro-net », initiatives phares de la Commission européenne dirigée par Ursula von der Leyen, sont les piliers de sa nouvelle stratégie industrielle, qui vise à garantir les technologies essentielles et à réduire la dépendance vis-à-vis des chaînes d’approvisionnement étrangères.

La fragilité d’une croissance fondée sur la dépendance

Mais alors que Bruxelles se tourne vers un avenir prometteur, marqué par des avancées dans le domaine de l’intelligence artificielle, de l’hydrogène vert et des semi-conducteurs produits localement, le reste de l’Europe n’est pas tout à fait en mesure de suivre le mouvement. Une bonne partie du pourtour oriental de l’UE fonctionne encore selon les logiques économiques traditionnelles : industrie manufacturière à forte teneur en carbone, chaînes de montage détenues par des étrangers et dépendance vis-à-vis d’industries tournées vers l’exportation. Les petites économies d’Europe centrale et orientale telles que la Slovaquie, la Hongrie ou la Slovénie comptent parmi les plus dépendantes au monde en matière de commerce. Contrairement à une grande partie du noyau de l’UE, elles ne disposent pas de grands marchés intérieurs ou de réserves de capitaux importantes et dépendent fortement des capitaux étrangers et de l’appétence des autres pour leurs exportations.

Cela reflète la manière dont l’Europe centrale et orientale a été intégrée dans l’économie européenne : libérale, orientée vers l’exportation et largement financée par des investissements de l’Europe occidentale. Depuis des années, la région s’est spécialisée dans la production industrielle à faible marge, en misant sur la compétitivité des coûts et en s’appuyant sur des transferts progressifs de technologies. Ce modèle a permis aux nouveaux États membres de l’UE ayant adhéré après 2004 de bénéficier d’une véritable convergence et d’une croissance soutenue.

Mais il était assorti de conditions. Aujourd’hui, une grande partie de la base industrielle de l’Europe centrale et orientale fournit des biens intermédiaires à des économies plus importantes, sans avoir vraiment son mot à dire sur la manière dont les chaînes de valeur sont structurées ou sur l’affectation des bénéfices. Et cette dépendance se heurte désormais à l’évolution de l’orientation stratégique de l’UE et aux turbulences du commerce mondial.

Tout d’abord, l’accent mis depuis longtemps sur les exportations et les investissements étrangers a poussé les gouvernements d’Europe centrale et orientale à donner la priorité à la compétitivité des coûts au détriment des salaires. Il en résulte une faible demande intérieure dans des économies qui sont déjà modestes et n’ont pas l’envergure de marchés intérieurs plus vastes, ce qui laisse peu de marge de manœuvre en cas de ralentissement du commerce mondial. Leur taille – et, dans de nombreux cas, leur appartenance à la zone euro – signifie également qu’elles disposent d’outils fiscaux et monétaires limités quand il s’agit de stimuler la croissance ou mener leurs propres politiques industrielles à grande échelle. Il leur est donc pratiquement impossible de reproduire le virage de l’Occident vers une politique industrielle et des investissements stratégiques à grande échelle.

Ensuite, l’orientation industrielle de l’Europe centrale et orientale la rend particulièrement exposée aux chocs mondiaux. Ses économies sont fortement investies dans des secteurs qu’elles ne contrôlent ni ne maîtrisent, comme l’électronique et l’automobile, qui reposent sur des chaînes d’approvisionnement longues et complexes et sur l’accès à l’énergie et aux matières premières essentielles – tous ces éléments étant de plus en plus politisés. Ces facteurs ont été mis en évidence par la pandémie et la guerre en Ukraine, qui ont particulièrement touché la région..

Finalement, la croissance de la région a toujours été davantage alimentée par les transferts de technologie que par l’innovation locale. Les investissements dans la recherche et le développement sont restés faibles, tandis que la politique sociale s’est concentrée sur les transferts compensatoires typiques des économies à forte intensité manufacturière, au détriment du renforcement des compétences humaines. Cette situation n’a pas permis de jeter les bases d’une réorientation rapide vers des secteurs à plus forte valeur ajoutée, en particulier dans les services fondés sur la connaissance tels que les technologies de l’information et de la communication. Dans un contexte où l’autonomie stratégique, synonyme de stratégie industrielle et militaire européenne indépendante, dépend désormais de la capacité d’innovation nationale, l’Europe centrale et orientale se trouve de plus en plus désavantagée sur le plan structurel.

Depuis des années, l’Europe centrale et orientale est le berceau des politiques eurosceptiques et des gouvernements en désaccord avec le courant dominant de l’UE.

Cependant, la principale vulnérabilité d’une grande partie de l’Europe centrale et orientale réside dans sa dépendance unilatérale à l’égard du complexe manufacturier allemand. Alors que le commerce mondial connaît un ralentissement, l’économie allemande, tirée par les exportations, est en perte de vitesse. La Commission européenne s’attend à ce qu’elle soit la deuxième économie la plus lente de l’UE en 2025, après déjà deux années de récession. Lorsque l’Allemagne exporte moins, elle investit moins et achète moins d’intrants à ses voisins de l’Est.

Cette concentration industrielle n’est nulle part plus marquée que dans le secteur automobile. Depuis des décennies, la construction automobile occupe une place centrale dans l’industrie allemande, mais dans certains pays d’Europe centrale et orientale, notamment la Slovaquie, elle est encore plus structurellement dominante, puisque des chaînes d’approvisionnement entières gravitent autour de ce secteur. Aujourd’hui, la transition mondiale vers l’électromobilité ébranle les fondations de l’industrie. L’ascension rapide de la Chine en tant que superpuissance du secteur des véhicules électriques redessine les hiérarchies de production, les réseaux d’approvisionnement se réorganisant autour de nouveaux centres. Certaines usines européennes sont menacées de fermeture. Selon le Fonds monétaire international, la Tchécoslovaquie, la Hongrie et la Slovaquie sont parmi les plus exposées face à ces bouleversements.

En fin de compte, le modèle de stratégie orientée vers l’extérieur qui fonctionnait autrefois devient aujourd’hui un handicap structurel. Il reposait sur une mondialisation stable, une forte demande allemande et les fonds de cohésion de l’UE, des ressources financières destinées à réduire les disparités économiques au sein de l’Union. Mais ces fondements s’effritent à mesure que le commerce se fragmente et que les secteurs se réorganisent. Le décalage structurel entre le centre et la périphérie s’accentue et, avec lui, le risque que l’Europe centrale et orientale ne soit mise à l’écart du nouveau centre de gravité stratégique de l’Europe.

La réponse de Bruxelles favorise les plus forts

L’évolution de la réponse politique de l’UE n’a guère contribué à résoudre ce problème. Au contraire, elle l’a aggravé dans des domaines clés. Par exemple, le « paquet de mesures d’autonomie stratégique » de l’Union favorise les grandes économies qui ont l’envergure et la capacité fiscale et institutionnelle d’agir rapidement.

En « temps de paix », les fonds de cohésion de l’UE ont constitué le principal outil de convergence régionale. Mais ils mettaient l’accent principalement sur la création d’infrastructures lourdes, la modernisation technologique étant reléguée au second plan. Par conséquent, ils n’ont guère préparé la région au type d’autonomie stratégique dont Bruxelles se fait aujourd’hui le champion. Les fonds NextGenerationEU destinés à la relance post-COVID ont brièvement élargi ce champ d’action, mais leur caractère ponctuel, leur conception centrée sur le début de la période et leur utilisation limitée ont laissé le fossé structurel largement intact.

Pendant ce temps, de nombreux gouvernements d’Europe centrale et orientale ont été lents à adopter la transition verte. La région reste fortement dépendante des importations de combustibles fossiles, ce qui, depuis le début de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, s’est traduit par des coûts énergétiques élevés qui pèsent sur sa base industrielle. Les politiques climatiques de l’UE, telles que le Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières – une nouvelle taxe sur les matériaux importés tels que l’acier et le ciment, calculée en fonction de la quantité de carbone utilisée pour les produire, qui devrait entrer en vigueur en 2026 – devraient accentuer la pression sur de nombreuses industries régionales.

Mais surtout, en réponse à la loi américaine sur la réduction de l’inflation et à la crise énergétique, l’UE a assoupli ses règles en matière d’aides d’État, tel le cadre spécial conçu pour empêcher les pays de subventionner librement leurs industries nationales et préserver ainsi la concurrence au sein du marché unique de l’UE. L’objectif était de stimuler la compétitivité de l’UE en permettant aux gouvernements de soutenir plus facilement les secteurs stratégiques. Auparavant, ce processus était plus lent et soumis à davantage de contraintes bureaucratiques.

Sans surprise, cette mesure a profité de manière disproportionnée à ceux qui étaient déjà les mieux équipés pour agir. Au cours de la première année qui a suivi l’assouplissement, l’Allemagne et la France ont bénéficié de près de 80 % de l’ensemble des aides d’État approuvées. Disposant de trésoreries plus importantes, d’administrations et d’infrastructures plus développées et d’entreprises plus puissantes, les grandes puissances économiques ont davantage de capacités pour octroyer rapidement des subventions conséquentes, tandis que les petits pays sont structurellement incapables de rivaliser.

Les efforts déployés par l’UE pour préparer l’avenir de son économie renforcent la concentration géographique des industries stratégiques et accentuent le déséquilibre structurel au sein de l’Union.

La loi sur les puces en est un autre exemple. Bien que présentée comme une initiative paneuropéenne en faveur de la souveraineté technologique, sa mise en œuvre s’est jusqu’à présent concentrée de manière écrasante en Europe occidentale. La plupart des annonces d’investissements majeurs et des attributions de subventions sont allées à l’Allemagne, à la France, à l’Italie, aux Pays-Bas ou à l’Espagne. Bien que la Pologne ait été sélectionnée pour être pilote dans le domaine des technologies avancées des semi-conducteurs et qu’Onsemi prévoie une installation en République tchèque, il s’agit là d’exceptions dans un schéma bien plus large.

En pratique, l’effort phare de l’UE pour préparer l’avenir de son économie renforce la concentration géographique des industries stratégiques et aggrave le déséquilibre structurel au sein de l’Union.

Les racines politiques de l’ambiguïté stratégique à l’Est

Et ce déséquilibre ne concerne pas uniquement l’économie. Il façonne également la politique intérieure de la région et renforce un sentiment croissant d’ambiguïté stratégique, et ce, pas seulement en raison de la guerre en Ukraine ou de la proximité de la Russie.

Depuis des années, l’Europe centrale et orientale est le berceau des politiques eurosceptiques et des gouvernements en désaccord avec le courant dominant de l’UE. Le régime hongrois du Fidesz reste le cas emblématique de « l’illibéralisme » sur le continent. La Slovaquie, à nouveau dirigée par Robert Fico, a rompu à plusieurs reprises les rangs sur des questions internationales essentielles, suscitant récemment l’indignation après la visite de celui-ci à Moscou à l’occasion des célébrations du Jour de la Victoire. La Commission européenne a passé des années en conflit avec l’ancien gouvernement polonais de Droit et Justice (PiS). D’autres tensions, moins flagrantes, se sont également fait jour : du recul politique en Bulgarie et en Croatie aux récentes élections présidentielles mouvementées en Roumanie.

Ces courants politiques trouvent principalement leur origine dans des dynamiques nationales et des luttes idéologiques. Les dirigeants locaux illibéraux ont exploité les griefs sociaux liés à la thérapie de choc des années 1990, puisé dans le conservatisme social bien ancré de la région et exploité les divisions de longue date entre les villes et les campagnes et entre le centre et la périphérie.

Mais de plus en plus, ce sont ces tendances nationales qui façonnent l’orientation géopolitique de la région, ajoutant une couche d’ambiguïté stratégique aux relations avec l’UE et exacerbant encore les tensions liées à une dépendance économique et à un déséquilibre structurel. Il en résulte un espace où l’appartenance à l’UE coexiste avec une autonomie politique limitée et une ouverture croissante aux capitaux alternatifs et aux alignements géopolitiques : autant de paramètres que la Chine, plus que tout autre acteur, s’emploie actuellement tout particulièrement à tester.

Quand l’illibéralisme rencontre l’initiative de la nouvelle Route de la soie

La Hongrie illustre parfaitement ce phénomène dans la pratique. Ses relations avec la Chine associent alignement diplomatique et afflux régulier de capitaux, notamment dans le secteur des véhicules électriques. En 2023, la Hongrie a attiré près de la moitié de tous les investissements directs étrangers chinois en Europe, grâce à la méga-usine de batteries de CATL prévue à Debrecen.

Ces investissements sont le reflet de la politique d’« ouverture vers l’Est » menée de longue date par Viktor Orbán, qui vise à diversifier ses relations économiques et à se prémunir contre Bruxelles. Elle a permis à la Hongrie d’atténuer le choc du ralentissement de l’Allemagne et à soutenir la croissance et l’emploi à un moment où la demande européenne est en baisse.

La diplomatie a suivi l’argent. En 2021, la Hongrie a à plusieurs reprises protégé Pékin dans les forums de l’UE, en bloquant une déclaration relative à la répression des manifestations à Hong Kong par la Chine et en préconisant un adoucissement du langage utilisé dans le dossier de la mer de Chine méridionale. La visite de Xi Jinping à Budapest en 2024, clôturée par l’annonce d’un « partenariat à toute épreuve », a confirmé cette tendance et renforcé le sentiment de traitement préférentiel dont bénéficiait déjà la Hongrie, notamment grâce à un accès précoce aux vaccins chinois contre la COVID-19. Le message de Pékin est clair : l’alignement stratégique est récompensé par des capitaux, un accès privilégié et un statut particulier.

La même logique s’applique au voisin serbe, deuxième grand partenaire de la Chine. Ici, une « amitié indéfectible », proclamée lors de la visite de Xi à Belgrade en 2024, a consolidé le lien entre le renforcement des relations commerciales et les investissements chinois, particulièrement apparents dans le cadre d’un accord de libre-échange conclu en 2023, le premier du genre en Europe centrale et orientale.

Mais le symbole peut-être le plus clair de la présence régionale croissante de la Chine – et de son implication dans les gouvernances illibérales – est le chemin de fer Belgrade-Budapest, un projet phare de l’initiative nouvelle Route de la soie. En novembre 2024, l’effondrement d’une verrière récemment rénovée à la gare de Novi Sad – qui fait partie du segment serbe du chemin de fer – a tué seize personnes et déclenché des manifestations d’ampleur nationale contre le gouvernement serbe. Ces manifestations n’ont pas grand-chose à voir avec la politique étrangère du gouvernement serbe. Mais il est difficile de ne pas voir le symbole : un mégaprojet mené par la Chine, dans un système semi-autoritaire ouvert aux capitaux étrangers, qui se termine par une tragédie et suscite l’indignation politique.

Le paradoxe réside dans le fait qu’une plus grande autonomie pour la périphérie pourrait être le seul moyen sûr de préserver l’unité au cœur du système.

Les interdépendances entre l’économie, la géopolitique et la diplomatie ont également été pleinement mises en évidence en 2024, lors du vote de l’UE sur les droits de douane imposés à la Chine sur les véhicules électriques. En effet, le résultat a permis de voir quels pays avaient le plus intérêt à préserver de bonnes relations avec Pékin : outre l’Allemagne et Malte, seules les trois plus petites économies d’Europe centrale et orientale – la Hongrie, la Slovaquie et la Slovénie – ont voté contre les droits de douane. La Pologne, en revanche, a soutenu les droits de douane et, peu après, le constructeur automobile chinois Leapmotor a discrètement retiré un projet d’investissement conjoint avec Stellantis à Tychy, dans un geste largement perçu comme une subtile mesure de rétorsion.

L’autonomie stratégique a besoin d’une base commune

La Chine est peut-être l’épreuve de vérité la plus évidente, mais elle n’est pas la seule. D’autres acteurs – comme les États du Golfe, la Turquie ou la Russie – sont également susceptibles d’entrer en ligne de compte. Le fond du problème réside dans la modification des mesures incitatives. Pour les petites économies orientées vers l’exportation et souvent « illibérales », l’investissement étranger reste une planche de salut. Alors que la politique de l’UE se renforce toujours plus autour des intérêts stratégiques de son noyau dur grâce aux aides d’État et à la transition écologique, et que Washington redouble d’efforts à l’encontre de la Chine en matière de « réduction des risques », en insistant notamment pour que l’entreprise chinoise de téléphonie mobile Huawei soit exclue des réseaux 5G, on attend des petits États d’Europe centrale et orientale qu’ils se conforment à des règles qu’ils n’ont pas vraiment contribué à définir, souvent au prix d’un coût économique et politique important.

La Hongrie est bien la preuve que certains se tournent déjà vers des capitaux alternatifs pour soutenir leurs secteurs clés. Plutôt que l’autonomie stratégique, certains États d’Europe centrale et orientale commencent à considérer l’ambiguïté stratégique comme une réponse de plus en plus rationnelle à un monde divisé par des lignes de fracture politiques complexes.

Pour l’instant, la périphérie orientale de l’UE n’est pas sur le point de faire sécession. Il s’agit davantage d’une dérive que d’une défection : une lente érosion de la cohérence à mesure que l’ancien accord de croissance perd de sa force et que de nouvelles perspectives apparaissent. Une intégration fondée sur la dépendance n’offre plus les mêmes avantages, et Bruxelles propose peu d’outils à ceux qui ne sont pas en mesure de se réorienter par eux-mêmes.

Même en Europe centrale et orientale, la situation est inégale. Au nord, la Pologne et les pays baltes restent à l’abri de toute ambiguïté stratégique. Ils ne dépendent pas autant du pôle industriel allemand et sont solidement ancrés dans l’architecture de sécurité occidentale en raison de leur position intransigeante vis-à-vis de la Russie. Un éloignement géopolitique de Bruxelles — ou surtout de Washington — n’est pas à l’ordre du jour.

Sans une réflexion sérieuse sur les asymétries en matière d’innovation, de capacité industrielle et de pouvoir de marché, le fossé ne fera que se creuser.

Ce sont les petits pays qui constituent les véritables « swing states » (états clés) : Slovaquie, Slovénie, Croatie, Roumanie et Bulgarie – au-delà de la position déjà bien assise de la Hongrie. En Tchécoslovaquie et en Slovénie, les précédents virages illibéraux n’ont pas déclenché de changements géopolitique durable. Mais aujourd’hui, alors que des élections se profilent et que les incertitudes économiques s’aggravent, la possibilité d’un tel réajustement se fait de plus en plus présente..

Bruxelles a passé la majeure partie de la dernière décennie à s’attaquer à l’illibéralisme de l’Est par le biais de la conditionnalité de l’État de droit et des procédures d’infraction, tandis que son offre économique s’articulait autour des fonds de cohésion et d’instruments ponctuels. Mais ces outils n’ont pas été conçus pour les conditions actuelles, et ils ne résolvent guère le problème de fond : un modèle de croissance centre-périphérie qui ne tient plus la route.

Une véritable autonomie stratégique à l’échelle de l’UE ne peut reposer sur un système à deux vitesses, où certains États façonnent la politique industrielle et les chaînes de valeur mondiales, tandis que d’autres demeurent des plateformes de sous-traitance dépendantes d’un capital et d’une demande qu’ils ne contrôlent pas. Sans une prise en compte sérieuse des asymétries en matière d’innovation, de capacité industrielle et de pouvoir de marché, le fossé ne fera que se creuser.

Certes, un développement hétérogène n’est pas une nouveauté pour l’UE : une grande partie de l’Europe du sud a passé la dernière décennie à osciller entre stagnation et austérité. Mais le défi auquel est confrontée l’Europe centrale et orientale tient davantage à leur vulnérabilité structurelle et à leur manque d’autonomie. Ces pays, bien qu’ils soient encore techniquement en phase de « convergence, » ne disposent que de peu d’outils pour tracer leur propre voie. Et c’est cela qui menace aujourd’hui la cohésion. Lorsque le modèle ne fonctionne plus et qu’il existe des alternatives, même l’alignement passif devient plus difficile à maintenir.

Le paradoxe réside dans le fait qu’une plus grande autonomie pour la périphérie pourrait être le seul moyen sûr de préserver l’unité au cœur du système. Cela signifie qu’il faut intégrer ces États à la logique de la stratégie de l’UE, et pas seulement à ses résultats. Tant qu’ils resteront des bénéficiaires passifs de capital plutôt que des acteurs à même de le façonner, le désalignement structurel risque de se transformer en divergence politique. Et l’UE ne peut pas construire son autonomie stratégique sur des fondations qui privent systématiquement certaines parties du bloc d’une véritable capacité d’action. Si le centre continue à promouvoir un système qui ignore la position de la périphérie, il pourrait finir par perdre celle-ci au profit de ceux qui sont prêts à lui faire une meilleure offre.

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Jan Boguslawski est chercheur doctorant à Sciences Po Paris et travaille sur l’économie politique et les transformations de l’État-providence en Europe centrale et orientale.

Source : Jacobin, Jan Boguslawski, 25-07-2025

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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