Alors que des sanctions de rétorsion imminentes planent, les partisans de la ligne dure et les réformateurs s’alignent sur des positions opposées quant à la voie à suivre.
Source : Responsible Statecraft, Shahram Akbarzadeh
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Le 28 août, le groupe E3 (Royaume-Uni, France et Allemagne) a déclenché le mécanisme de rétablissement des sanctions et averti l’Iran qu’il devait montrer des progrès significatifs en matière de diplomatie nucléaire dans les 30 jours, sous peine de voir revenir les sanctions de l’ONU antérieures à 2015.
Intervenant après les attaques d’Israël et des États-Unis contre l’Iran, qui ont frappé des installations et des infrastructures nucléaires, et assassiné des officiers supérieurs du Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) et des scientifiques nucléaires, la décision de l’UE a considérablement accentué les enjeux.
Elle intervient également alors que le président Trump a déclaré que l’Iran ne devait pas se livrer à l’enrichissement d’uranium. Mais la question ne se limite pas aux centrifugeuses et aux protocoles d’inspection internationaux visant à contrôler le respect des engagements de l’Iran. Il s’agit de savoir si la République islamique peut concilier sa position idéologique avec la nécessité de survivre.
Le débat à Téhéran est aujourd’hui plus vif que jamais depuis l’effondrement du Plan d’action global conjoint (JCPOA) en 2018, lorsque le président américain Trump s’est retiré unilatéralement de l’accord qui limitait le programme nucléaire iranien en échange d’un assouplissement des sanctions. D’un côté, le président Masoud Pezeshkian prône un engagement pragmatique. De l’autre, le bloc radical associé au journal Keyhan réclame une escalade. Au-dessus d’eux, l’ayatollah Ali Khamenei fixe les limites, n’autorisant ni capitulation ni confrontation incontrôlée.
Pezeshkian est parfaitement conscient que la confrontation avec les États-Unis ne servira pas les intérêts de l’Iran. Il sait également qu’il signerait la fin de sa carrière politique s’il cédait à la pression américaine pour abandonner le programme nucléaire de Téhéran. Il s’agit là d’un exercice d’équilibre difficile. Après les frappes américaines et israéliennes contre l’Iran en juin, le gouvernement de Pezeshkian a suspendu sa coopération avec l’AIEA en interdisant les inspections internationales des installations nucléaires. Il s’agissait d’un acte de défi, destiné à montrer que l’Iran ne se laisserait pas intimider. Pourtant, le ton de Pezeshkian a été nettement différent à d’autres moments, révélant une évaluation réaliste de ses options. « Si nous reconstruisons les installations nucléaires, ils les attaqueront à nouveau », a-t-il déclaré le mois dernier avant de poser la question évidente aux partisans de la ligne dure qui rejettent la diplomatie : « Que pouvons-nous faire si nous n’entamons pas de négociations ? »
La base réformiste de Pezeshkian est allée encore plus loin. Dans une déclaration controversée, le Front réformiste a exhorté Téhéran à suspendre volontairement l’enrichissement d’uranium afin d’éviter le retour en arrière et l’effondrement économique qui s’ensuivrait probablement. Les médias iraniens ont relayé cet appel, qui a été immédiatement condamné comme une trahison par les partisans de la ligne dure.
Dans une déclaration publique rare, l’ancien président Hassan Rohani a exprimé l’espoir que l’Iran puisse encore convaincre les signataires européens du JCPOA de retirer le retour des sanctions à l’ordre du jour du Conseil de sécurité des Nations unies, sans toutefois préciser comment. Rohani a clairement indiqué que cela serait alors très coûteux pour l’Iran et a supplié les détracteurs du JCPOA de cesser de censurer l’accord.
Keyhan, porte-parole des partisans de la ligne dure, a insisté sur le fait que l’Iran ne devait pas reculer, mais plutôt s’appuyer sur des menaces pour forcer les autres à faire marche arrière. Ils ont appelé à la sortie de l’Iran du Traité de non-prolifération et ont même menacé le trafic maritime dans le détroit d’Ormuz. De telles mesures ne feraient bien sûr qu’aggraver délibérément la crise et renforcer les incitations à construire une bombe nucléaire. Pour cette faction, qui comprend le Corps des gardiens de la révolution islamique, le compromis est une pente glissante. Mieux vaut endurer les sanctions, et peut-être une nouvelle confrontation avec Israël et les États-Unis, que de renoncer à sa souveraineté.
Khamenei oscille avec inquiétude entre les deux camps, ce qui pourrait expliquer ses déclarations souvent contradictoires. Il a qualifié la question nucléaire avec les États-Unis « d’insoluble » et a rejeté le dialogue direct comme étant superficiel. Pourtant, la même semaine, il a défendu Pezeshkian contre les critiques, exhortant les Iraniens à soutenir « ceux qui servent la nation, en particulier le président, qui est travailleur et persévérant. » Cet équilibre est révélateur : il ne permettra pas la capitulation et considère les pragmatiques comme utiles pour sortir de cette impasse.
Les puissances extérieures compliquent l’équation. La Russie et la Chine se sont opposées à la décision du groupe E3, mais elles ne peuvent pas bloquer le retour des sanction. Elles peuvent simplement refuser d’appliquer les sanctions, atténuant ainsi l’impact économique sur l’Iran. Téhéran pourrait s’en trouver encouragé. Mais cela n’apporterait qu’un soulagement partiel. Bien que significatif, cela ne peut remplacer l’accès aux marchés mondiaux.
Les responsables russes ont ouvertement qualifié la décision de l’E3 « d’illégitime », le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov avertissant qu’elle porterait un coup supplémentaire à la confiance dans les mécanismes internationaux. De son côté, le ministère chinois des Affaires étrangères a qualifié cette décision « d’irresponsable » et a indiqué que Pékin ne coopérerait pas à son application. Les médias officiels iraniens, tels que Tasnim et Fars, ont amplifié ces déclarations, présentant Moscou et Pékin comme des remparts contre la pression occidentale. Pourtant, les économistes iraniens avertissent que le non-respect des sanctions par la Russie et la Chine ne peut compenser la perte des marchés européens ou l’accès au système bancaire mondial. Le FMI prévoit une croissance de seulement 0,6 % pour l’économie iranienne en 2025, la plus faible du Moyen-Orient à l’exception de la Syrie et du Liban, ravagés par la guerre.
Israël, quant à lui, n’a pas perdu de temps. Il fait pression sur Washington pour qu’il agisse à nouveau, exhortant les États-Unis à ne pas relâcher leur « pression maximale » sur Téhéran. Le ministre de la Défense, Israel Katz, a averti sans détour qu’Israël frapperait s’il était menacé. À l’approche de l’échéance de 30 jours, tout retard dans la réponse de Téhéran à l’E3 pour rétablir la confiance sera interprété à Tel-Aviv comme un feu vert pour de nouveaux bombardements. La leçon tirée en juin, à savoir que le programme nucléaire iranien peut être frappé et retardé du jour au lendemain, influence probablement les calculs israéliens.
Tout espoir semble reposer sur la capacité de Pezeshkian à naviguer dans ce labyrinthe et à obtenir d’une manière ou d’une autre l’approbation du Guide suprême pour trouver un compromis. Sa mission serait de concilier fierté nationale et pragmatisme : préserver le droit à l’enrichissement, mais plafonner les niveaux et accepter des inspections qui rassurent l’Europe et réduisent le risque de nouvelles frappes. Khamenei l’a déjà fait auparavant, présentant le compromis en termes révolutionnaires comme une « flexibilité héroïque. » Il pourrait le faire à nouveau pour éviter le danger plus grand d’un effondrement. Il se peut que les commentaires de Rouhani aient été destinés à l’oreille du Guide suprême afin qu’il freine les partisans de la ligne dure.
Les Iraniens ordinaires, quant à eux, montrent des signes de lassitude face à la guerre. Les manifestations locales sporadiques pour satisfaire les besoins fondamentaux sont devenues monnaie courante. Les sondages publiés le mois dernier par l’Agence iranienne de sondage des étudiants suggèrent que plus de 70 % des Iraniens privilégient la stabilité économique au progrès nucléaire, ce qui confirme le changement d’humeur de la population. Cela souligne le dilemme de Pezeshkian : sa volonté de négocier n’est pas seulement un calcul diplomatique, mais aussi une réponse à la lassitude croissante d’une société qui ne veut plus supporter le coût d’une confrontation perpétuelle.
Sans compromis dans les semaines à venir, les conséquences pourraient être dévastatrices. Le retour des sanctions risque d’anéantir ce qui reste de la résilience économique de l’Iran. Le Corps des gardiens de la révolution islamique est peut-être prêt à continuer le combat, mais les Iraniens ordinaires ont montré qu’ils ne souhaitaient pas être sacrifiés sur l’autel de l’idéologie. Sans une réponse rapide pour arrêter le compte à rebours, Israël considérera l’inaction de Téhéran comme une autorisation à frapper à nouveau. Le régime sera alors confronté à ce qu’il redoute le plus : une menace non pas pour ses centrifugeuses, mais pour sa survie même.
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Le professeur Shahram Akbarzadeh est directeur du Forum d’études sur le Moyen-Orient à l’université Deakin (Australie) et chercheur senior non résident au Conseil du Moyen-Orient sur les affaires mondiales (Doha).
Les opinions exprimées par les auteurs sur Responsible Statecraft ne reflètent pas nécessairement celles du Quincy Institute ou de ses associés.
Source : Responsible Statecraft, Shahram Akbarzadeh, 09-09-2025
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
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