L’Allemagne a été l’un des pires pays occidentaux quand il s’est agi de blanchir le génocide israélien en Palestine. Aujourd’hui, elle veut le faire grâce à l’IA.
Source: Jacobin, Daniel G. B. Weissmann
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
À la mi-février, la rapporteure spéciale des Nations unies, Francesca Albanese, devait donner une conférence avec le fondateur de Forensic Architecture, Eyal Weizman, à l’université libre de Berlin. Cependant, l’école a rapidement subi des pressions politiques de la part de l’ambassadeur israélien Ron Prosor et du maire conservateur de Berlin Kai Wegner, qui ont exigé que la direction de l’université « annule immédiatement l’événement et envoie un message clair contre l’antisémitisme ». L’université a alors annulé la conférence, invoquant vaguement des « problèmes de sécurité ». Le journal de gauche Junge Welt a finalement proposé ses locaux comme lieu alternatif pour l’évènement.
Celui-ci s’est déroulé en présence de nombreuses forces de police extrêmement intimidantes : deux cents policiers armés en tenue anti-émeute ont encerclé le bâtiment, tandis qu’une présence policière supplémentaire était exercée dans les bureaux du journal afin de s’assurer qu’aucun délit d’opinion n’était commis. Dans les jours qui ont précédé et suivi, les médias traditionnels allemands se sont bien gardés de souligner que l’intervention des autorités gouvernementales dans les affaires de l’université risquait de menacer la liberté académique. L’accent a été mis sur la nécessité de ne pas promouvoir l’antisémitisme, accusant implicitement Albanese et Weizman précisément de ce délit.
Ces attaques ouvertes contre la diaspora palestinienne, ses partisans, les représentants des Nations unies et les ONG ne sont pas propres à l’Allemagne. Les médias américains et britanniques citent souvent les affirmations d’organismes civiques tels que l’Anti-Defamation League, le Board of Deputies, le Community Security Trust et d’autres organisations de lutte contre l’antisémitisme. Le paysage médiatique allemand, en particulier les radiodiffuseurs publics, se réfère plus souvent à des « experts » de l’antisémitisme soient-ils universitaires ou membres de la Commission à l’antisémitisme nommés par le gouvernement. On les présente habituellement comme des témoins indépendants qui n’ont rien à voir avec le discours politique ou même le débat académique. Au contraire, leurs évaluations, ou plutôt leurs accusations en matière d’antisémitisme, sont présentées comme des faits scientifiques objectifs, qui ne peuvent être contestés.
Le journal berlinois Tagesspiegel en a donné un excellent exemple avec l’interview du linguiste et spécialiste de l’antisémitisme Matthias J. Becker, à la suite de l’annulation de la conférence de Francesca Albanese à l’université libre. Il y accuse Albanese de comparer la politique d’Israël en Palestine à celle du régime nazi et prétend qu’elle n’a pas condamné les attentats du 7 octobre.
Les médias traditionnels allemands se sont bien gardés de souligner que l’intervention des autorités gouvernementales dans les affaires d’une université pouvait menacer la liberté académique.
Si cette dernière accusation est tout simplement fausse (Albanese a bel et bien dénoncé les attaques contre les civils), la première est affirmée sans preuve. L’accusation la plus virulente, cependant, est que Albanese projette sur Israël la « diffamation du sang ». Il s’agit là d’une référence à un mythe médiéval antisémite qui accusait les Juifs du meurtre rituel d’enfants chrétiens. Bien que cette accusation soit utilisée contre quiconque signale les dizaines d’enfants tués par l’armée israélienne, elle est principalement utilisée par les lobbyistes et les porte-parole d’Israël, et rarement par des universitaires sérieux.
Becker a été consulté par le Tagesspiegel en raison de son affiliation au projet Decoding Antisemitism du Centre de recherche sur l’antisémitisme de l’Université technique de Berlin, qu’il a dirigé de 2019 à 2025. En se servant d’un modèle informatique de langage d’ampleur, le projet vise à créer « un algorithme [d’IA] qui reconnaîtra automatiquement les déclarations antisémites dans les commentaires sur le web […] afin que ces dernières puissent être supprimées de manière plus efficace et plus ciblée » par les plates-formes en ligne. Dans une conférence à l’Institute of the Study of Global Antisemitism and Policy, Becker expose l’orientation politique du projet :
Ce qui nous intéresse, ce n’est pas tant l’antisémitisme de l’alt-right [L’alt-right ou droite alternative américaine désigne une partie de l’extrême droite américaine qui rejette le conservatisme classique et milite pour le suprémacisme blanc, contre le féminisme et le multicultualisme et qui relève également du sexisme, de l’antisémitisme, du conspirationnisme, de l’opposition à l’immigration et à l’intégration des immigrés, NdT] ou des plateformes de la suprématie blanche que celui de la société dans son ensemble, parce que […] l’antisémitisme sur les campus, l’antisémitisme venant de la Gauche, au sein des artistes, c’est en fait le courant principal, le discours politique modéré qui est un défi en soi. […] Parce que dès que l’antisémitisme est exprimé […] de manière implicite, il y a très souvent une absence de sanction par rapport aux exemples de tropes antisémites prononcés par un néo-nazi.
Bien qu’il prétende officiellement se concentrer sur le « courant dominant », le projet se concentre principalement sur l’antisémitisme lié à Israël, ou « nouvel » antisémitisme. Sur les quelque 103 000 commentaires individuels recueillis en ligne pour entraîner l’algorithme et mis à disposition sous forme de métadonnées sur le site web du projet, les deux tiers concernent la Palestine et Israël, tandis qu’un tiers porte sur d’autres incidents antisémites couverts par les médias. Un sous-ensemble de 21 000 commentaires recueillis immédiatement après les attentats du 7 octobre a révélé environ 2 400 incidents antisémites, soit 11,7 %. Près de la moitié d’entre eux sont classés dans la catégorie « Attaques contre la légitimité d’Israël ».
L’ensemble des données est réparti entre les différentes formes d’antisémitisme supposé, telles que « analogies avec le nazisme », fascisme, apartheid ou colonialisme, ou encore le fait de qualifier Israël d’État raciste ou terroriste, de l’accuser de génocide, de faire référence au mouvement Boycott, désinvestissement, sanctions (BDS), de faire porter sur le seul Israël la responsabilité du sort des Palestiniens, d’appliquer deux poids deux mesures et de nier le droit d’Israël d’exister.
Bien qu’il utilise des données accessibles au public, le projet Decoding Antisemitism n’a pas lui même publié l’ensemble des données. Il est donc impossible de comprendre en détail quels commentaires ont été classés et archivés comme antisémites et pourquoi. En outre, cela exclut toute analyse holistique ou tout contrôle des données par des personnes extérieures (ce qui se fait généralement par le biais d’un examen par les pairs dans le monde universitaire). Toutefois, en novembre dernier, le projet a publié un « Guide à effet d’identification de l’antisémitisme en ligne », qui est un glossaire de cinq cents pages qui décrit chaque forme d’antisémitisme en détail. Il donne des exemples de commentaires antisémites explicites et implicites, suivis de commentaires non antisémites comme points de référence neutres.
Sous le libellé « Analogie nazie/analogie fasciste », on donne un exemple clair de déclaration antisémite : « Les Juifs sont en train de faire exactement ce qu’Hitler leur a fait. » Quant à l’antisémitisme implicite, il est illustré par la phrase suivante : « Vous êtes contre l’antisémitisme et l’holocauste, mais vous n’êtes pas contre les meurtres de Palestiniens innocents. Vous êtes une femme deux poids deux mesures et une véritable honte ! » [sic].
Selon le glossaire, il s’agit d’antisémitisme puisque « une équation implicite est établie » entre Israël et l’Allemagne nazie. Cet argument laisse perplexe si l’on considère l’exemple fourni par un commentaire non antisémite : « L’étude de l’Holocauste devrait être une mise en garde contre toutes les formes d’oppression et d’injustice, que ce soit au Moyen-Orient ou dans d’autres conflits. » On ne voit pas très bien où se situe la différence substantielle entre ces deux derniers exemples, en dehors de la politesse, de la civilité et d’une orientation présumée vers le sionisme. Tous deux exigent une cohérence quant aux leçons tirées du passé.
On trouve l’exemple le plus éloquent de cette approche dans le chapitre intitulé « Blood Libel/Child Murder » (Diffamation du sang et meurtre d’enfants). L’argument avancé est qu’accuser Israël de tuer des enfants palestiniens s’apparente au fantasme antisémite consistant à accuser les Juifs du meurtre rituel d’enfants chrétiens. On n’explique absolument pas en quoi ce trope ignoble est en quelque sorte équivalent aux accusations portées contre l’armée israélienne. Comme preuve de cette thèse grossière, le chapitre fournit un exemple d’antisémitisme explicite : « Ce que vous voulez dire, c’est qu’Israël bombarde [sic] des enfants. Ne chipotons pas », tandis qu’un exemple d’antisémitisme implicite serait : « Combien de roquettes Israël a-t-il tirées sur des enfants innocents ??? » Peut-être les commentateurs peuvent-ils croire à ce mythe de la diffamation par le sang. Mais il est clair qu’aucun de ces commentaires n’en est la preuve. Nulle part on exlique en quoi ces commentaires seraient fondamentalement différents, ni en quoi un fantasme antisémite médiéval est lié à un génocide actuel dans la vie réelle.
La possibilité que quelqu’un qui dit du mal d’Israël et de ses agissements puisse être antisémite est transformée en doit être antisémite, simplement parce que la critique du comportement d’Israël est perçue comme étant du registre de l’émotion, ou parce que l’indignation est d’ordre politique. Il n’est donc pas surprenant que l’exemple non antisémite fourni sur la manière de commenter le meurtre d’enfants palestiniens soit présenté à la forme passive : « Neuf enfants sont morts à Gaza le mois dernier à la suite de frappes aériennes. » Selon l’auteur, cet exemple n’est pas antisémite dans la mesure où « l’énoncé ne laisse pas entendre qu’il s’agit d’une action délibérée, et concentre son propos sur les morts tragiques » et que « le choix du verbe « mourir » au lieu de « ont été tués/assassinés » […] atténue en outre le niveau d’intensité émotionnelle. […] »
En ce qui concerne la Palestine et Israël, le glossaire semble opérer dans le cadre d’une logique qui considère que les réactions émotionnelles à un génocide retransmis en direct ne sont pas une réaction naturelle, mais un indicateur de convictions antisémites.
En ce qui concerne la Palestine et Israël, le glossaire semble opérer dans le cadre d’une logique qui considère que les réactions émotionnelles à un génocide retransmis en direct ne sont pas une réaction naturelle, mais un indicateur de convictions antisémites. Cet Autre, le Palestinien émotionnel, irrationnel et racialisé est une constante dans la criminalisation de la diaspora palestinienne et de la solidarité palestinienne en Allemagne et au-delà. Cette logique quant à la motivation possible de commentaires anodins ou acerbes reflète une vision du monde qui suspecte de l’antisémitisme partout, en particulier là où il n’existe pas.
Becker le dit très clairement dans un exposé de séminaire présentant le projet, où il utilise l’analogie de l’iceberg dont la partie visible est l’antisémitisme que nous pouvons comprendre et reconnaître aujourd’hui, mais la plus grande partie de l’antisémitisme est manifestement sous la surface et ne peut être décryptée qu’avec la bonne approche méthodologique qui doit encore être développée. La conviction selon laquelle la plus grande partie de l’antisémitisme se cache sous la surface, non décelée et non repérable, laisse transparaître une prédisposition paranoïaque : un phénomène bien trop courant dans la culture politique allemande, mais aussi, et c’est plus inquiétant, dans sa culture académique.
On peut soutenir que ce tournant apparemment paranoïaque trouve son origine dans les études allemandes d’après-guerre sur l’antisémitisme, ou plus précisément dans la déformation et la glorification non critique de certaines de ces études. Aujourd’hui, la thèse la plus influente, souvent utilisée pour justifier la criminalisation de la solidarité avec la Palestine et pour considérer l’opposition à Israël comme antisémite, s’intitule Umwegkommunikation (communication de détour). Dans une conférence présentée devant la Fondation Shoah de l’UCLA, Becker souligne que la communication de détour fait partie du cadre conceptuel du projet Decoding Antisemitism (Décoder l’antisémitisme).
La communication de détour a vu le jour en 1986 lorsque les sociologues Werner Bergmann et Rainer Erb se sont demandés, et à juste titre, où était passé l’antisémitisme qui avait été si répandu et institutionnalisé à l’époque nazie, une fois le Troisième Reich démantelé. L’antisémitisme avait été banni de la sphère publique pratiquement du jour au lendemain et ce qui faisait autrefois partie du discours politique quotidien est devenu non seulement un tabou, mais aussi une question de droit pénal.
Malgré cela, la plupart des travaux universitaires en Allemagne et à l’Ouest se sont concentrés sur l’émergence historique d’un antisémitisme destructeur au sein de l’Europe du début du vingtième siècle, qui a trouvé sa conclusion catastrophique dans l’Holocauste. Ces débats ont été principalement menés par Theodor W. Adorno et Max Horkheimer et, jusqu’à Bergmann et Erb, peu d’études se sont intéressées à l’antisémitisme d’après-guerre. Les enquêtes au sujet de la société ouest-allemande d’après-guerre ont montré que les attitudes antisémites n’avaient pas beaucoup changé, mais qu’elles n’étaient tout simplement plus exprimées publiquement. Bergman et Erb ont donc observé que l’antisémitisme était passé d’un phénomène institutionnalisé à un phénomène latent, caché, qui ne réapparaissait que dans des circonstances et des conditions spécifiques.
Le projet « Décoder l’antisémitisme » est la dernière initiative autoritaire emblématique d’un domaine universitaire souvent guidé par une hystérie provinciale et une paranoïa étroitement liées à la politique étrangère allemande.
Ils ont théorisé le fait que l’antisémitisme n’est pas seulement un phénomène psychosocial et culturel, mais aussi un phénomène relatif à la communication. Parce qu’il était devenu tabou dans le discours public, il fallait trouver d’autres façons d’exprimer des convictions antisémites sans subir les conséquences sociales de cette transgression. L’un des moyens serait de s’assurer que l’environnement social de l’orateur est informé de ses sentiments antisémites et les accepte, de sorte qu’il n’y ait pas de tabou à briser, c’est-à-dire, principalement, dans un cadre privé.
Dans les lieux publics, l’orateur est obligé d’utiliser un langage codé, qui garantit que l’intention antisémite de son discours n’est pas identifiée en tant que telle, car il n’est pas certain que la transgression du tabou sera tolérée plutôt que sanctionnée immédiatement. En ce sens, le concept de langage codé n’est pas différent de celui des sous-entendus racistes. Cependant, dans le contexte de l’antisémitisme, Bergmann et Erb suggèrent que l’un de ces codes pourrait consister à parler d’Israël lorsque l’on ne peut pas mentionner ouvertement les Juifs. Dans ce contexte, parler négativement d’Israël est alors une communication stratégique de détour qui remplace le fait de cibler ouvertement les Juifs.
Ce qui a été présenté par Bergmann et Erb comme des réflexions théoriques sur l’antisémitisme d’après-guerre qui devaient être rigoureusement vérifiées a été progressivement repris sans esprit critique par d’autres chercheurs allemands sur l’antisémitisme et, au cours des trois dernières décennies ou presque, est passé d’un concept théorique à un charabia ou à un fait scientifique non démontré de la part des nombreux chercheurs allemands sur l’antisémitisme, des tsars de l’antisémitisme désignés, des lobbyistes israéliens et d’autres soi-disant experts, en dépit de preuves empiriques insatisfaisantes. C’est devenu l’argument de référence pour expliquer que l’antisionisme est en fait de l’antisémitisme et que les critiques radicales à l’encontre d’Israël sont un code qui cache des convictions antisémites.
Depuis 2019, sur le site web de l’Agence fédérale pour l’éducation civique et ses homologues régionaux, une institution d’éducation civique financée par l’État qui fournit du matériel éducatif aux organisations civiques et aux écoles, l’Umwegkommunikation figure dans l’entrée sur l’antisémitisme lié à Israël. Celle-ci, rédigée par le professeur Lars Rensmann, définit l’Umwegkommunikation comme une version déformée de la version originale et ajoute : « [L]a communication verbale antisémite de détour convient également pour légitimer et déclencher la violence directe contre les Juifs », ce que Bergmann et Erb n’ont ni prétendu ni analysé.
Alors que les études sur l’antisémitisme d’après-guerre devraient être prises au sérieux, les réflexions de Bergmann et Erb concernant l’Umwegkommunikation sont éclipsées par leur instrumentalisation dans le cadre de tentatives visant à affirmer que leurs travaux démontrent que toute personne critiquant Israël ou s’opposant à ses politiques le fait pour des motifs antisémites. En outre, ce concept vieux de près de quarante ans est devenu en grande partie obsolète dans la lutte contre l’antisémitisme à une époque où le soutien public à Israël est devenu la marque de fabrique de l’extrême droite et de dirigeants d’entreprises, politiques et évangéliques de premier plan qui diffusent des théories du complot antisémites, soutiennent financièrement et encouragent l’extrême droite tout en posant pour des séances de photos à Auschwitz et en Israël, le tout au nom du « Plus jamais ça. »
Le projet « Décoder l’antisémitisme » est, à ce jour, la plus autoritaire des tentatives destinées à utiliser la recherche sur l’antisémitisme pour effacer du domaine public non seulement une opposition à Israël qui dérange, mais aussi des millions de voix palestiniennes.
Pourtant, cette évidence est largement ignorée afin de ne pas nuire à l’utilité politique que revêt ce concept pour les experts, les universitaires et les forces de l’ordre allemands nommés par l’État, qui le considèrent comme un fait scientifique et l’utilisent pour exiger des sanctions et des réglementations toujours plus draconiennes à l’encontre des détracteurs d’Israël. Depuis que l’extrême droite a pris Israël comme modèle pour ses propres fantasmes ethno-suprémacistes, l’utilisation du concept d’Umwegkommunikation pour donner un sens à l’antisémitisme a transformé celui-ci non plus en un outil permettant de conceptualiser et d’enquêter sur l’antisémitisme, mais en un outil permettant de lutter contre la gauche tout en ignorant ou en protégeant carrément l’extrême droite.
Le projet « Décoder l’antisémitisme » est le meilleur exemple de ce à quoi mène cette logique. Il s’agit, à ce jour, de la plus autoritaire des tentatives destinées à utiliser la recherche sur l’antisémitisme pour effacer du domaine public non seulement une opposition à Israël qui dérange, mais aussi des millions de voix palestiniennes. Pour l’instant, on ne sait pas très bien à quoi va mener le projet Decoding Antisemitism ni qui va utiliser les données collectées et le vaste modèle linguistique qu’il a développé. Pour ma part, je me suis vu refuser l’accès à l’ensemble des données brutes parce que « la valeur financière de l’ensemble des données annotées est devenue un facteur » de non publication, alors même que la publication soit une excellente pratique scientifique.
Dans une interview accordée au média israélien Mako, Becker laisse entendre que les médias sociaux ouvrent leurs portes et prennent en compte des préoccupations telles que les siennes. Ce qui laisse présager des espoirs de commercialisation et de mise en œuvre de ces résultats par le biais de plateformes en ligne. Cinq ans après sa création, il semble que son cadre conceptuel et son glossaire aient été dépassés par la réalité. Nous assistons aujourd’hui, en temps réel, à ce que Masha Gessen a appelé la liquidation d’un ghetto et le meurtre délibéré d’enfants palestiniens par l’armée israélienne, transformant Gaza en un « Cimetière pour enfants ». Si cette réalité peut ébranler la crédibilité scientifique de Decoding Antisemitism et de son cadre conceptuel, le projet peut néanmoins constituer une arme redoutable pour ceux qui veulent effacer les voix des Palestiniens et de leurs partisans en ligne et engager des poursuites judiciaires à leur encontre hors ligne.
En fin de compte, le projet « Décoder l’antisémitisme » n’est pas une aberration. Il s’agit de la plus récente et plus autoritaire des initiatives emblématiques d’un domaine académique souvent guidé par une hystérie et une paranoïa de type provincial, étroitement alignées sur les objectifs de la politique étrangère allemande et plus soucieuses de protéger la réputation d’Israël que de lutter contre l’antisémitisme proprement dit. Mais surtout, cette discipline a, au cours des quatre dernières décennies, facilité comme aucune autre la déshumanisation des Palestiniens. Elle a déclaré que leurs vies, leurs souffrances et leur assujettissement étaient nécessaires à ce que l’on appelle la lutte contre l’antisémitisme. Ce faisant, cette recherche est devenue partie intégrante d’une culture politique complice d’un génocide.
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Daniel G. B. Weissmann est titulaire d’un doctorat en communication politique. Ses recherches portent notamment sur l’utilisation des études sur l’antisémitisme comme instrument de contre-insurrection visant les mouvements de solidarité avec la Palestine.
Source: Jacobin, Daniel G. B. Weissmann, 29-05-2025
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