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13.octobre.202313.10.2023 // Les Crises

Conflit israélo-palestinien : la stabilité de la Jordanie menacée par les colonies israéliennes

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L’idée fantaisiste selon laquelle Amman devrait céder des terres pour une nouvelle Palestine n’est pas près de disparaître.

Source : Responsible Statecraft, Matthew Petti
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Les partisans israéliens de la ligne dure affirment souvent qu’au lieu d’un État indépendant, les Palestiniens devraient accepter la Jordanie comme leur patrie. (Après tout, la Jordanie régnait sur la Cisjordanie et de nombreux Jordaniens ont des racines palestiniennes.) La version la plus modérée de ce plan consiste à remettre sous autorité jordanienne les parties de la Cisjordanie dont Israël ne veut pas. La version la plus extrême consiste à expulser physiquement les Palestiniens vers la Jordanie.

Malgré l’absence de consentement jordanien ou palestinien, l’idée d’une Jordanie comme patrie palestinienne continue de circuler dans les cercles nationalistes israéliens. Elle gagne également du terrain dans des coins inattendus de Washington. Le mois dernier, la publication libérale Just Security a publié une « proposition créative et originale » de Jonathan Panikoff, directeur de l’Initiative Scowcroft pour la sécurité au Moyen-Orient au sein du Conseil centriste de l’Atlantique.

« Certaines colonies [israéliennes] [en Cisjordanie] et les terres sur lesquelles elles se trouvent seront inévitablement conservées par Israël dans le cadre de n’importe quel accord. Et le nombre de colonies qu’Israël insistera pour conserver augmente chaque année », écrit Panikoff. Sans ces terres, la Palestine ne peut être un État viable et indépendant. La solution de Panikoff consiste à remplacer les terres perdues au profit des colonies en donnant à la Palestine une partie du territoire jordanien.

En retour, la Jordanie obtiendrait une partie du territoire saoudien ainsi que des concessions économiques. Pour sceller l’accord, la monarchie jordanienne serait invitée à partager son héritage le plus précieux – la garde des lieux saints de Jérusalem – avec les membres de la famille royale saoudienne.

La proposition est pire que de demander à la Jordanie de vendre son droit d’aînesse pour une bouchée de pain. Elle demande aux Jordaniens de risquer l’effondrement violent de leur pays. La dernière tentative de construction d’un État palestinien en Jordanie, le soulèvement du Septembre noir en 1970, s’est soldée par une guerre civile acharnée (mais heureusement de courte durée). De plus, la terre à laquelle Panikoff pense, la vallée du Jourdain, est le grenier à blé du pays. La Jordanie est déjà un pays pauvre en eau. Sans le fleuve et les terres fertiles qui l’entourent, le pays serait confronté à une apocalypse environnementale. À quelques kilomètres à l’est, le paysage jordanien se transforme en un sombre désert inadapté à une population nombreuse.

A Washington, la proposition de Panikoff est le symptôme d’une myopie concernant le Moyen-Orient. Les responsables politiques américains considèrent souvent les intérêts israéliens comme des questions existentielles qui doivent être traitées avec le plus grand soin. En revanche, les États arabes, même ceux qui sont favorables aux États-Unis, sont rarement considérés sous le même angle. Leurs intérêts vitaux sont souvent traités comme des marchandises que l’on peut échanger. Aucun « think-tanker » ne demanderait à Israël de renoncer à Tel-Aviv pour le bien de la Jordanie, mais Panikoff peut en toute décontraction proposer le démantèlement de la Jordanie pour le bien d’Israël.

Washington a pris l’habitude de forcer le reste du Moyen-Orient à tenir compte des intérêts israéliens. Pour des raisons idéologiques, les politiciens américains pensent qu’ils ont la responsabilité de protéger Israël, qu’ils considèrent comme une nation minuscule et vulnérable entourée de puissants ennemis arabes. Cette image est dépassée depuis des décennies. De nombreux États de la région, et leurs citoyens, sont bien plus vulnérables aux attaques israéliennes que l’inverse.

Par exemple, les dirigeants israéliens disent souvent qu’ils ont besoin des colonies pour maintenir des « frontières défendables ». Dans le cas contraire, des villes israéliennes comme Tel-Aviv se trouveraient sous une épée de Damoclès, à moins de 30 km d’un territoire arabe. Mais la Jordanie est tout aussi vulnérable. L’armée israélienne est perchée à seulement 35 km d’Amman, la capitale jordanienne, et d’Irbid, la deuxième ville du pays. Le seul port du pays, Aqaba, est une bande côtière de 15 km coincée entre les frontières israélienne et saoudienne. À quelques kilomètres à l’est de la frontière, le territoire jordanien se transforme en un désert qui ne convient pas à une population nombreuse.

Ainsi, lorsque des hommes politiques israéliens évoquent la possibilité d’expulser massivement les Palestiniens vers la Jordanie, ou se tiennent devant une carte montrant la Jordanie comme faisant partie du « Grand Israël », les Jordaniens ont toutes les raisons de comprendre qu’il s’agit d’une menace susceptible d’avoir des conséquences mortelles. Après tout, la Cisjordanie faisait partie de la Jordanie lorsque les forces israéliennes l’ont envahie et conquise en 1967. Mais personne ne propose de découper le territoire israélien pour que les Jordaniens se sentent plus en sécurité.

La Jordanie n’est pas le seul voisin d’Israël à vivre sous ce type de menace. L’Égypte, la Syrie et le Liban ont tous vu leur territoire envahi et occupé par les forces israéliennes. Bien que les États-Unis aient tenté par le passé de contraindre les deux parties, leur politique actuelle est entièrement axée sur la domination d’Israël sur les États arabes. Alors que les responsables israéliens menacent de ramener le Liban « à l’âge de pierre » et que les avions militaires israéliens pénètrent bruyamment dans l’espace aérien libanais, Washington s’interroge sur la manière de désarmer la milice libanaise Hezbollah et d’encourager une armée libanaise qui ne menace pas Israël.

La Jordanie et l’Égypte sont uniques car les États-Unis les considèrent comme des « alliés majeurs non membres de l’OTAN ». Le gouvernement américain a fait l’éloge de la Jordanie pour son engagement à l’égard des « objectifs stratégiques communs » et considère en théorie la stabilité de la Jordanie comme un intérêt américain. D’ailleurs, la Jordanie a beaucoup fait pour rechercher la paix avec Israël dans les conditions préférées par Washington. Le gouvernement jordanien a signé un traité de paix avec Israël en 1994, a renoncé à ses revendications sur la Cisjordanie et a absorbé les réfugiés palestiniens dans la société jordanienne.Trente ans plus tard, les nationalistes israéliens et leurs soutiens américains semblent vouloir punir la Jordanie pour sa coopération.

Ironiquement, la Jordanie a accepté le traité de 1994 pour éviter de supporter les coûts de la question palestinienne. Comme l’a expliqué l’ancien ministre jordanien des Affaires étrangères, Marwan Muasher, dans une récente interview, le royaume a renoncé à ses revendications sur la Cisjordanie afin d’établir une frontière permanente et de mettre fin à l’idée que la Jordanie serait une « patrie [palestinienne] alternative ». Amman étant hors jeu, les Israéliens et les Palestiniens étaient censés résoudre leurs problèmes dans les limites d’Israël et de la Palestine.

Panikoff prévient que le maintien de la domination israélienne sur la Cisjordanie « risquerait de mettre fin à l’identité d’Israël en tant qu’État majoritairement juif ». Mais les colonies israéliennes ne sont pas l’objet inamovible que Panikoff dépeint. Bien sûr, laisser des milliers de citoyens israéliens sous autorité palestinienne – ou les évacuer avant de céder le territoire – serait politiquement douloureux pour Israël. Il s’agit là d’un problème israélien, et non jordanien.

Si Israël veut vraiment se désengager de la Cisjordanie et éviter de partager un État avec les Palestiniens, il trouvera un moyen de le faire. Il n’y a aucune raison morale ou pratique de faire supporter les coûts à la Jordanie. La proposition de Panikoff est en réalité idéologique, fondée sur la conviction américaine que l’inconfort israélien est plus important que la souffrance arabe.

Au moins, menacer les adversaires syriens et libanais d’Israël répond à une certaine logique stratégique, puisqu’il s’agit également d’adversaires des États-Unis. Jouer avec la stabilité de la Jordanie, un État ami, n’a aucun sens. Le faire au nom des colonies israéliennes relève du fanatisme aveugle.

Matthew Petti

Matthew Petti est un journaliste indépendant et un chercheur non résident à l’Institut kurde pour la paix. Il a travaillé pour divers organes de presse jordaniens en tant que boursier Fulbright en 2022-2023. Auparavant, il a travaillé comme journaliste à Responsible Statecraft et comme journaliste spécialisé dans la sécurité nationale à The National Interest. Son travail a été publié dans The Intercept, The Daily Beast et Reason Magazine.

Source : Responsible Statecraft, Matthew Petti, 18-09-2023

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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Commentaire recommandé

jammrek // 13.10.2023 à 08h45

Cet état qui occupe et colonise les territoires de son voisin au nom du besoin d’un espace vital me rappelle un précédent historique …

11 réactions et commentaires

  • jammrek // 13.10.2023 à 08h45

    Cet état qui occupe et colonise les territoires de son voisin au nom du besoin d’un espace vital me rappelle un précédent historique …

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  • Lt Briggs // 13.10.2023 à 09h48

    « La solution de Panikoff consiste à remplacer les terres perdues au profit des colonies en donnant à la Palestine une partie du territoire jordanien. En retour, la Jordanie obtiendrait une partie du territoire saoudien ainsi que des concessions économiques »

    Bien sûr. Et l’Arabie saoudite récupèrera le Koweït à titre de réparation, qui lui s’installera en Irak. Bagdad sera dédommagé par une portion de l’Iran, qui à son tour… C’est une « solution » de boutiquiers.

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  • florian le baroudeur // 13.10.2023 à 09h57

    Il faut comprendre que les ultras orthodoxes ne comptent pas s’arrêter aux territoires palestiniens. Ils ont pour ambition de s’emparer à terme des territoires voisins pour créer le grand Israël. Leur forte natalité a pour horizon de peupler l’arc mésopotamien et d’éjecter les peuples qui s’y trouvent. Celà a commencé avec l’exode des Syriens et des Libanais, ça va continuer avec les Arméniens et …les Ukrainiens. l’Ukraine étant considéré comme une seconde Judée avec la conversion ancienne des kazars et l’alignement longitudinal avec la terre promise.

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  • douarn // 13.10.2023 à 13h07

    N’y aurait il pas des aspects géostratégiques sous-jacents à tout ça? Je pense au GNL et à la géopolitique mondiale.

    Cet article de 2018, avec sa carte des principales découvertes de gaz naturel en Méditerranée orientale (©European Parliament): https://www.connaissancedesenergies.org/du-gaz-dans-leau-en-mediterranee-orientale-220218
    On peut y lire que « La Méditerranée orientale est parfois présentée comme le nouvel « eldorado gazier » » et que « Israël a « raté le train du GNL » ». Tout le monde sait que le GNL est devenu une question géostratégique centrale en 2023.

    Celui-ci de 2017, où il est dit que  » Depuis longtemps, le Qatar (1er exportateur mondial de GNL) a de bonnes relations avec l’Iran, finance le Hezbollah ou les Frères musulmans ». Ainsi que « Bloquer totalement les livraisons de GNL demanderait une intervention militaire contre l’Iran ». Mieux, la crise diplomatique issue de l’accusation des USA contre le Qatar de soutenir le terrorisme faisait craindre « le rapprochement du Qatar, de l’Iran, de la Russie (le gazier Rosneft ayant ouvert une partie de son capital au fond souverain qatari) et de la Chine, au nom des intérêts économiques liés au gaz.
    https://www.latribune.fr/opinions/editos/il-y-a-du-gaz-dans-la-crise-du-golfe-732418.html

    Cet article enfin, des crises sur la propagande de guerre et en particulier sur l’occultation de l’histoire et des intérêts géostratégique : https://www.les-crises.fr/comment-vendre-une-sale-guerre-tuto-propagande-lex-imperii/

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    • La Mola // 13.10.2023 à 16h41

      bien vu !

      j’ajouterai le site de l’ONU sur la Palestine qui relate la véritable histoire, et les alarmes sur les conséquences de la montée des exactions de l’occupant en 2023

      ONU Info
      L’actualité mondiale Un regard humain
      https://news.un.org/fr/tags/palestine?page=1

      >70 % des états membres de l’ONU reconnaissent l’état de Palestine
      le Hamas désigné comme « militants armés »
      tout un chapitre sur l’Assemblée Générale de l’ONU bien intéressant… mais à quoi peut-elle bien servir face au « camp du Bien » des fous de la guerre éternelle – chez les autres ?

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    • Hiro Masamune // 13.10.2023 à 20h20

      Très bien vu même, le Quatar vient d’annoncer que si les conneries continuaitent , ils coupaient le GNL…
      Bah voyons , je vous rapelle que selon notre chère (très cher , elle nous coutent ses naiseries) Ursulla Von Der Leyen (paye ton nom impossible à écrire sans l’écorcher au passage), « il ne faut pas mettre la sécurité énergétique de l’UE entre les mains d’un dictateur ».. Mouais …La même aberation de la démocratie Européenne a fièrement signé des contrats gaziers avec l’Azerbaijan qui nous refile du gaz Russe tout en pratiquant le nettoyage ethnique des Arméniens et l’Emirat du Quatar , Monarchie Absolue de droit Divin … pour la démocratie c’est où ? DTC ?

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  • utopiste rationnel // 13.10.2023 à 16h46

    Question que personne ne semble poser : Le Hamas n’ayant aucune chance de gagner ce conflit, qui les a incité à le déclencher et pourquoi ?

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    • Lt Briggs // 13.10.2023 à 17h26

      « Le Hamas n’ayant aucune chance de gagner ce conflit »
      L’objectif du Hamas n’est évidemment pas de vaincre militairement l’armée israélienne. Les massacres qu’il a commis ont pour but de rendre l’occupation insupportable pour Israël sur tous les plans : économique, politique, diplomatique et humanitaire. Un peu comme le FLN en Algérie ou les Vietcongs au Vietnam avec l’offensive du Têt. Le mouvement dirigé par Ghandi en Inde était lui basé sur la non-violence, mais la logique était la même : casser un système d’occupation bien rôdé qui semblait immuable en obligeant l’occupant à user toujours plus de la force pour souder la résistance et gagner le soutien de l’étranger.

      « qui les a incité à le déclencher ? »
      Je penche pour une décision strictement palestinienne bien que la direction politique du Hamas soit basée au Qatar. L’Iran a certainement appuyé l’opération financièrement et par des fournitures militaires, mais pas directement. Les preuves d’une implication directe iranienne rendrait probable une guerre israélo-iranienne avec participation des Etats-Unis. L’Iran n’y a évidemment pas intérêt et les Etats-Unis probablement pas non plus.

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  • Koui // 13.10.2023 à 21h45

    Il suffit de donner la nationalité américaine a tous les palestiniens. Et ceux qui acceptent d’émigrer aux USA auront un état pour eux, par exemple la Floride. Beaucoup préférerons émigrer a Disneyland et cela fera disparaître bien des problèmes en Israël. L’arrivée du Hamas débarrassera la Floride de ses trafiquants de drogue et de ses vieux. C’est gagnant gagnant

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  • calal // 14.10.2023 à 07h46

    « Jouer avec la stabilité de la Jordanie, un État ami, n’a aucun sens. »
    Parce que l’hypothese de depart est mauvaise. Les Dominants americians et israeliens n’ont aucun amis,uniquement des domines,des vassaux qui doivent obeir au moindre caprice de ces despotes.

    « ordo ab chaos » : se maintenir en haut de l’echelle en semant le chaos et la division parmi la concurrence potentielle…

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  • JLR72 // 15.10.2023 à 12h55

    Dans l’article est évoqué la frange extrémiste de l’Etat israélien.

    D’après l’auteur, eux souhaiteraient récupérer des terres jordaniennes. Son pendant palestinien, lui, est le Hamas, qui veut la destruction pure et simple de l’Etat israélien et des juifs.

    Ce sont les deux faces d’une même pièce et ce n’est pas avec ces parties que la paix sera atteinte (si elle l’est un jour).

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