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20.octobre.202320.10.2023 // Les Crises

Guerre de l’OTAN et crise climatique : les causes des inondations catastrophiques en Libye

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Richard Falk évoque la vulnérabilité de la Libye aux catastrophes dues à des éléments internes et externes.

Source : Truthout, Daniel Falcone
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

L’Autorité nationale turque de gestion des catastrophes et des urgences (AFAD), ainsi que des équipes de Russie, d’Espagne, d’Italie, de Tunisie, d’Algérie et des Émirats arabes unis mènent des opérations de recherche et de sauvetage après les graves inondations causées par la tempête Daniel à Derna, en Libye, le 19 septembre 2023. HALIL FIDAN / ANADOLU AGENCY VIA GETTY IMAGES

La tempête Daniel a été enregistrée comme l’un des cyclones méditerranéens les plus meurtriers de l’histoire du monde. Elle s’est d’abord formée sous la forme d’une dépression au début du mois de septembre 2023, provoquant d’importantes inondations en Grèce, en Bulgarie et en Turquie. Le système dépressionnaire s’est ensuite transformé en tempête tropicale et s’est dirigé vers la côte libyenne, où il a provoqué des inondations catastrophiques. Les fortes précipitations de Daniel ont provoqué des inondations qui ont causé plus de 2 milliards d’euros de dégâts. La Libye a été la plus touchée par les pluies qui ont provoqué la destruction de deux barrages distincts près de Derna, faisant des milliers de morts et de disparus.

Dans cet entretien exclusif avec Truthout, Richard Falk, spécialiste des relations internationales, parle des inondations et de la vulnérabilité de la Libye aux catastrophes dues à des éléments internes et externes. Il explique les vulnérabilités politiques et environnementales de la région et explique comment les précédents internationaux ont contribué au déclin des infrastructures essentielles.

Des inondations sans précédent se sont produites dans des régions très différentes du monde, renforçant l’idée largement répandue que le changement climatique est à l’origine de la quasi-simultanéité de ces phénomènes météorologiques extrêmes et des perspectives d’augmentation de leur fréquence et de leur gravité à l’avenir et au-delà. Les récentes inondations subites qui se sont abattues sur une communauté himalayenne dans le district de Mustang au Népal, par exemple, illustrent parfaitement cette tendance, affirme Falk.

La transcription suivante a été légèrement modifiée pour des raisons de longueur et de clarté.

Daniel Falcone : Pouvez-vous commenter les inondations en Libye et dans l’ensemble de la région, et expliquer en quoi d’autres endroits vulnérables dans le monde sont analogues à cette zone de vulnérabilité accrue à la fois sur le plan environnemental et géopolitique ?

Richard Falk : Les spécialistes de la météorologie s’accordent à dire que la tempête Daniel a été la pire tempête qui ait touché la Libye de mémoire d’homme, et même la pire qui ait balayé une grande partie de la Méditerranée. Elle possédait les qualités habituellement associées aux ouragans, ou à ce que l’on appelle dans la plupart des régions du Pacifique des typhons ou des cyclones. En Méditerranée, les tempêtes d’une telle intensité sont rares et, lorsqu’elles se produisent, les météorologues les appellent « medicanes. » [Contraction de mediterranean et hurricane, NdT] Un consensus fragile d’experts qui étudient les tempêtes estime qu’à l’avenir, elles seront encore moins fréquentes en raison du réchauffement climatique, mais que lorsqu’elles se produiront, elles seront plus intenses et auront des effets dévastateurs plus étendus.

Sur des échelles géographiques plus larges, il est de plus en plus évident et admis que les catastrophes naturelles, en raison du réchauffement climatique, font payer un tribut plus lourd aux pays les plus pauvres et les moins développés, et ont des impacts différentiels similaires au sein de nombreux pays. Cela est dû en partie à des codes de construction moins stricts, ainsi qu’à des tendances réglementaires vers des normes de mise en œuvre plus souples dans les zones urbaines et rurales les plus pauvres. Les terribles dégâts causés par les récents tremblements de terre, incendies et inondations dans de nombreux pays le confirment, même si les tremblements de terre eux-mêmes ne peuvent être imputés au changement climatique. En Turquie, en Syrie et au Maroc, les tremblements de terre de 2023 ont entraîné un nombre élevé de morts et de dévastations qui auraient été amplifiées par de mauvaises pratiques de construction, la corruption au niveau national et local et l’incompétence des réponses aux catastrophes. Ces carences aggravent également l’impact des changements climatiques, notamment la désertification, les inondations, la sécheresse, l’augmentation des températures, les incendies de forêt et les phénomènes météorologiques extrêmes.

Il est à espérer que les conditions météorologiques de 2023, responsables de graves dommages dus à des causes humaines et naturelles, inciteront de nombreux gouvernements à investir davantage dans l’isolation des structures physiques, des infrastructures logistiques, des réseaux électriques, des barrages et des installations médicales contre les catastrophes naturelles et le changement climatique causé par l’homme. Le succès de ces mesures de précaution sera mis à l’épreuve par l’action et par le fait que le réchauffement climatique sera perçu dans les années à venir comme responsable de formes plus fréquentes et plus graves de conditions météorologiques extrêmes. Beaucoup dépendra également de la maîtrise des retombées néfastes et des tensions générées par des conflits majeurs tels que la guerre en Ukraine, qui continuent à accaparer la majeure partie de l’oxygène politique disponible.

Selon vous, dans quelle mesure le changement climatique a-t-il contribué à cette catastrophe naturelle ? Selon vous, la crise climatique constitue-t-elle une préoccupation majeure en matière de politique étrangère pour les pays du monde entier ?

Il semble évident que les catastrophes naturelles du type de celles qui ont provoqué l’effondrement des barrages libyens de Wadi Derna ont été aggravées par les pluies extraordinairement denses et abondantes qui ont accompagné la tempête, mais ce n’est pas tout. On savait depuis longtemps en Libye que les barrages avaient besoin de réparations importantes, et un montant approprié avait été budgétisé avant la guerre de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) de 2011, mais il a été reporté, et dans l’atmosphère de conflit et de chaos qui a suivi l’intervention, le projet de réparation n’a jamais été entrepris. Bien entendu, on peut se demander si, si les réparations avaient été effectuées avant la guerre, les barrages auraient tenu et les inondations torrentielles auraient été évitées.

Il est difficile d’être précis sur le degré de réactivité de la politique étrangère face aux défis posés par le changement climatique ou de fournir une base responsable pour des affirmations généralisées. Il semble évident qu’au niveau systémique, les gouvernements agissant collectivement et individuellement pour réduire les émissions de carbone et les rejets d’autres gaz à effet de serre dans l’atmosphère n’ont pas fait assez pour empêcher un réchauffement plus important. Bien qu’il y ait une reconnaissance rhétorique généralisée de l’urgence de s’attaquer au changement climatique de manière efficace et équitable, il y a peu de preuves au niveau de la politique et du comportement que la qualité et la quantité actuelles des réponses se révéleront capables de relever le défi, laissant ainsi les générations futures dans une situation de plus en plus précaire.

La recherche de ressources naturelles, l’influence sur les territoires et les impulsions hégémoniques occidentales ont-elles joué un rôle dans l’aggravation de la tragédie, selon vous ?

Oui, certainement historiquement pendant les relations coloniales et impériales, et même récemment, étant donné que les pratiques néolibérales en matière de commerce et d’investissement ont été prédatrices. La récente série de coups d’État militaires postcoloniaux en Afrique de l’Ouest au cours des dernières années a mis en évidence l’exploitation extrême des relations fiscales et des ressources imposées par la France, qui ont sapé une grande partie des avantages matériels de l’indépendance politique formelle accordée au Burkina Faso, au Mali et au Niger en 1960. Ce modèle de « colonialisme après le colonialisme » a condamné de façon permanente les peuples de ces pays à une vie appauvrie et a rendu leurs États maladroitement dépendants de leurs anciens maîtres coloniaux. Le sort de ce groupe de pays, qui fait la une de l’actualité en raison des défis anticoloniaux qu’ils ont relevés ces dernières années, illustre des schémas plus larges de pratiques prédatrices et hégémoniques persistantes dans l’ensemble du Sud, y compris dans l’arrière-cour latino-américaine des États-Unis.

Face à ces réalités, l’incapacité à faire face au changement climatique reflète deux tendances qui se renforcent mutuellement : 1) le contrôle de l’économie de ces pays par des élites étrangères et des élites nationales collaboratrices ayant pour principal intérêt de conclure des accords commercialement rentables en matière d’exploitation des ressources et de commercialisation des importations-exportations ; et 2) l’absence de dirigeants nationaux habilités et motivés à agir de manière indépendante en ce qui concerne les intérêts, la santé publique et le bien-être, et au service des intérêts publics mondiaux.

Les révoltes contre le rôle de la France dans ses anciennes colonies africaines, y compris la demande de retrait de ses troupes, laissent espérer que ces relations économiques et politiques postcoloniales abusives sont enfin remises en question. Après tout, 63 ans se sont écoulés depuis que les colonies françaises d’Afrique de l’Ouest ont accédé au statut d’État national. L’émergence en Amérique latine de quelques gouvernements progressistes (Colombie, Chili, Brésil) dédiés au nationalisme économique est également porteuse d’espoir, car elle pourrait présager l’affaiblissement existentiel du contrôle hégémonique des États-Unis et des relations économiques d’exploitation dans l’ensemble de l’hémisphère.

Certains à gauche se sont empressés de blâmer le consensus bipartite concernant l’intervention en Libye, en particulier l’ancien président Barack Obama et l’OTAN. Dans quelle mesure cette critique est-elle valable et comment évaluez-vous la couverture médiatique du désastre ? Est-il raisonnable de dire que l’utilisation abusive des Nations unies pour soutenir l’intervention en Libye a affaibli le Conseil de sécurité des Nations unies ?

J’ai tendance à penser que l’intervention libyenne de 2011, menée par l’OTAN et soutenue par le président Obama, a joué un rôle important, bien qu’indéterminé, dans l’ampleur de la récente catastrophe naturelle. Comme nous l’avons déjà mentionné, le gouvernement de Mouammar Kadhafi était conscient de l’état périlleux des barrages de Wadi Derna et avait prévu un budget pour leur réparation. C’est alors qu’est intervenu le changement de régime en mars 2011, plongeant le pays dans un chaos politique dont la Libye n’est toujours pas sortie. Au cours d’une situation d’urgence nationale aussi prolongée, la préoccupation du conflit interne a prévalu et les réparations des barrages n’ont jamais été entreprises.

La guerre de l’OTAN, menée par Obama « à distance », a incarné l’échec régressif de la politique étrangère américaine après la guerre du Viêtnam. L’humanitarisme (ou la démocratisation) a été substitué à l’anticommunisme, et les combats terrestres du côté de l’OTAN ont été évités afin de réduire les pertes du côté de l’intervention à un niveau proche de zéro. Le Conseil de sécurité des Nations unies a été cyniquement incité à donner sa bénédiction en déguisant la mission de l’OTAN, comme le prévoit la résolution de sécurité 1973. Cette décision de l’ONU ne prétendait rien faire d’autre que d’établir une « zone d’exclusion aérienne », et ce pour la seule protection de la population civile de Benghazi, en vertu de l’autorisation de l’ONU d’utiliser la force.

Micah Zenko, qui écrit dans la revue Foreign Policy, soutient de manière convaincante que dès le premier jour de l’opération militaire, celle-ci a été conçue comme une intervention visant à changer le régime d’un gouvernement hostile dans un pays riche en ressources. En outre, les efforts de construction de l’État après l’intervention ont été aussi décevants pour les intervenants que pour la société ciblée, comme en Afghanistan, en Irak et ailleurs.

À mon avis, il n’est pas juste de reprocher à la gauche de rappeler de manière critique la guerre de l’OTAN et le rôle d’Obama. Il serait injuste de condamner l’intervention au motif qu’elle rendrait la Libye plus vulnérable à de futures catastrophes nationales. Il est juste, comme nous le soutenons ici, de conclure qu’un effet secondaire involontaire de l’intervention a été l’absence de suivi des projets de réparation des barrages responsables des inondations les plus graves et des pertes en vies humaines.

Ce que je trouve plutôt surprenant, et qui reflète un mauvais conseil en politique étrangère, c’est l’importance accordée à l’obtention de l’autorisation du Conseil de sécurité pour l’utilisation de la force en Libye, peut-être en essayant de surmonter le poids des précédents du Kosovo et de l’Irak dans lesquels les États-Unis ont contourné le Conseil de sécurité parce qu’ils n’avaient aucune chance d’éviter les vetos des opposants à ces interventions. Pourtant, le fait de tolérer les conséquences liées à l’obtention de cette autorisation pour la Libye a eu pour effet de saper la confiance de la Chine et de la Russie, qui avaient incité ces puissances à s’abstenir d’opposer leur veto à la résolution 1973, après que les pays de l’OTAN les eurent fermement rassurés sur la portée limitée et l’objectif humanitaire de l’intervention. Le fait d’avoir ainsi sacrifié la crédibilité de l’ONU a conduit, comme on pouvait s’y attendre, à une atmosphère de méfiance au sein du Conseil de sécurité, empêchant un véritable activisme humanitaire de l’ONU en Syrie et ailleurs, et marginalisant encore davantage l’organisation à un moment où elle est le plus nécessaire pour assurer la sécurité mondiale et humaine.

En ce qui concerne la Libye, quels sont les coûts physiques, sociaux et économiques du changement climatique et des inondations en général qui pourraient être utiles dans d’autres régions et parties du monde ?

Comme en Libye, sa gravité sans précédent a été un signal d’alarme pour le peuple népalais, en particulier pour les experts du changement climatique et les responsables de la gestion des risques de catastrophes. Anil Pokhrel, qui dirige l’équipe de gestion des risques du gouvernement népalais, a décrit en ces termes les récentes inondations dans les villages des montagnes de l’Himalaya : « Les événements extrêmes survenus à Mustang cette année nous ont surpris parce qu’ils étaient inhabituels et qu’ils dépassaient notre imagination. Nous essayons maintenant de comprendre ce qui s’est passé et ce que nous pouvons faire pour éviter de tels événements à l’avenir, mais nous sommes certains que le risque de catastrophes inattendues augmente. »

N’oublions pas non plus que les terribles inondations provoquées par la mousson ont causé d’importants dégâts au Pakistan, en Inde et au Bangladesh. Dans le cas du Pakistan, il s’agit des pires inondations de l’histoire du pays, dont les dégâts sont estimés à 14,9 milliards de dollars et la reconstruction, dans l’optique de la prévention de futures catastrophes, à 30 milliards de dollars. Dans ces différents cas, la gravité des inondations quasi apocalyptiques est attribuée au réchauffement planétaire de proportions historiques des eaux océaniques voisines, qui a entraîné une augmentation considérable des précipitations sur des périodes plus courtes.

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Daniel Falcone

Daniel Falcone est écrivain, militant et enseignant à New York. Il étudie dans le cadre du programme de doctorat en histoire mondiale à l’université St. John’s, dans le Queens, à New York. Suivez-le sur Twitter :@DanielFalcone7.

Source : Truthout, Daniel Falcone, 30-09-2023

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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