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11.novembre.202511.11.2025 // Les Crises

Pour la première fois depuis des décennies, l’Irak connaît des élections dans un contexte pacifique. Mais pas de quoi s’emballer

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Dans un contexte de crise de l’eau de plus en plus grave, le prochain premier ministre du pays devra faire face à une présence persistante des troupes américaines et à un bras de fer permanent avec l’Iran.

Source : Responsible Statecraft, James Durso
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Les Irakiens se rendent aux urnes ce 11 novembre pour les élections législatives, mais les sondages prévoient un taux d’abstention record, ce qui pourrait compliquer la création d’un gouvernement.

Cette élection est différente des précédentes : Muqtada al-Sadr s’est retiré de la vie politique, l’Organisation Badr de Hadi al-Ameri se présente au scrutin de manière indépendante et le Hezbollah, allié de l’Iran au Liban, est affaibli. Bien que l’agitation régionale persiste, l’Irak est relativement stable.

Le mandat du Premier ministre Mohammed Shia’ al-Sudani a été plus paisible que celui de ses prédécesseurs (voir ici, ici, ici et ici), se terminant sans scandale ni déception, mais les pénuries d’électricité ont compliqué la tâche de son administration qui a annoncé d’ambitieux projets d’infrastructure. (L’Irak produit actuellement entre 24 000 et 28 000 mégawatts d’électricité, et le pays a récemment signé un contrat avec la société américaine General Electric pour ajouter 24 000 mégawatts supplémentaires d’ici 2028).

Récemment, les géants américains de l’énergie Chevron et ExxonMobil ont signé des accords d’exploration et de développement. Simon Watkins, de OilPrice.com, a qualifié le retour d’ExxonMobil en Irak de « changement géopolitique majeur, véritable signal d’un engagement occidental renouvelé ». Ces évolutions sont très probablement du goût du président américain Donald Trump, qui n’a pas encore rencontré officiellement Sudani à Bagdad ou à Washington.

Le prochain Premier ministre irakien, quel qu’il soit, devra relever trois défis majeurs : la crise de l’eau, les relations avec les États-Unis et l’imbroglio régional avec l’Iran.

Gérer la crise de l’eau

Le problème le plus immédiat de l’Irak est la pénurie d’eau. Le pays dépend de la Turquie et de l’Iran pour près de 75 % de son eau douce par l’intermédiaire du Tigre et de l’Euphrate, qui prennent leur source en amont. Torhan al-Mufti, conseiller de Sudani pour les questions relatives à l’eau, souligne que la vulnérabilité de l’Irak découle de ces flux transfrontaliers.

Il y a de bonnes nouvelles : selon Mufti, les apports d’eau en provenance de la Turquie via le Tigre ont doublé en deux ans. En octobre 2025, Bagdad et Ankara ont conclu un projet d’accord de partage de l’eau qui prévoit la réhabilitation des infrastructures, une mise en œuvre par des entreprises turques, et un groupe de consultation permanent chargé de coordonner les futures décisions en matière de partage de l’eau.

Néanmoins, 2025 a été l’année la plus sèche en Irak depuis 1933. Le manque de précipitations et les projets de barrages turcs et iraniens ont réduit le niveau des eaux du Tigre et de l’Euphrate, réduction pouvant aller jusqu’à 27 %. Les réservoirs contiennent aujourd’hui moins de 8 milliards de mètres cubes d’eau, leur volume le plus bas depuis plus de huit décennies.

En septembre, le gouvernement a suspendu les semis de blé en raison du manque d’eau. Le sud de l’Irak, en particulier Bassorah, où vivent 3,5 millions de personnes, est confronté à une crise humanitaire de plus en plus grave, les habitants dépendant de l’eau acheminée par camion. Les marais mésopotamiens, autrefois vastes et classés au patrimoine mondial de l’UNESCO, sont en recul, menaçant la biodiversité et provoquant le déplacement des populations.

L’augmentation de la salinité de l’eau nuit aux agriculteurs et au bétail. L’Organisation internationale pour les migrations signale que l’intrusion de l’eau salée détruit les terres agricoles, les palmeraies et les vergers d’agrumes. Ce déclin écologique risque d’entraîner une instabilité économique et une agitation sociale, en particulier dans les régions rurales.

Une solution pourrait consister à louer des terres agricoles à l’étranger, à l’instar de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, qui cultivent leurs céréales en Afrique pour préserver l’eau sur le plan national. Toutefois, c’est une stratégie qui pourrait aggraver les troubles internes en Irak, déplaçant des communautés agricoles déjà en difficulté.

Équilibrer les relations avec les États-Unis

Les troupes américaines se sont retirées d’Irak en 2011, mais sont revenues en 2014 pour combattre l’État islamique. Washington s’est engagé à parvenir à une « défaite durable » de l’EI, une mission qui justifie une présence à long terme.

En vertu d’un accord récent, les forces de combat américaines ont commencé à se retirer en septembre 2025, le retrait complet étant prévu pour septembre 2026. Toutefois, de petits contingents resteront au Kurdistan irakien et sur la base aérienne d’Ain al-Asad pour contribuer aux opérations de lutte contre le terrorisme.

En octobre, le secrétaire d’État américain Marco Rubio a exhorté Sudani à « désarmer » les Forces de mobilisation populaire (FMP), une force de 240 000 personnes formée pour lutter contre l’EI et dotée d’un budget annuel d’environ 3,5 milliards de dollars. Les États-Unis ont fait pression sur les législateurs irakiens pour qu’ils retirent le projet de loi qui aurait placé les FMP sous le contrôle total du gouvernement, même si des désaccords internes ont également contribué à faire échouer le projet de loi. Sudani a récemment déclaré que les groupes armés avaient deux options : rejoindre les institutions de sécurité officielles ou se reconvertir dans le travail politique [non armé].

Le coût de la guerre et de l’occupation de l’Irak s’élève à plus de 4 400 morts et plus de 3 000 milliards de dollars pour les États-Unis. Les États-Unis sont désormais confrontés au « piège de l’ingérence », un cercle vicieux par lequel l’intervention crée de nouveaux problèmes que les décideurs politiques se sentent obligés de gérer indéfiniment. L’Irak reste pris dans cette dynamique : Washington souhaite se retirer, mais ne peut en assumer les risques.

Maintenir l’Irak en dehors du conflit entre les États-Unis et l’Iran

Le troisième défi auquel devra faire face le prochain gouvernement irakien consistera à éviter de se laisser entraîner dans la rivalité de longue date entre les États-Unis et l’Iran. Depuis la révolution islamique de 1979, Washington cherche à corriger ce qu’il considère comme une humiliation nationale : le renversement de son allié, le shah d’Iran, et la crise des otages qui a suivi, laquelle a duré 444 jours et pourrait avoir influencé l’élection présidentielle de 1980.

Au fil des décennies, les deux parties se sont livrées à une guerre de l’ombre, allant des sanctions et des cyberattaques aux assassinats et aux sanctions économiques. Les programmes iraniens de missiles balistiques, de drones et d’armes nucléaires justifient aujourd’hui la poursuite de l’endiguement par les Américains.

En juin 2025, des frappes aériennes américaines ont visé trois installations nucléaires iraniennes. Le président Trump a affirmé que l’opération avait « anéanti » le programme nucléaire iranien, bien que les services de renseignement militaire américains n’en soient pas si sûrs. Pendant ce temps, Israël, le plus proche allié de l’Amérique dans la région, aurait poursuivi les assassinats et les opérations secrètes contre les scientifiques et les installations iraniennes.

L’Irak risque de devenir un champ de bataille par procuration. En mai 2025, les représentants américains Joe Wilson (Républicain – Caroline du Sud) et Greg Steube (Républicain – Floride) ont préconisé de sanctionner l’Irak dans le cadre de la campagne de « pression maximale » sur l’Iran. Tous deux ont préconisé d’infliger des mesures punitives radicales contre les Forces de la mobilisation populaire (FMP), une grande partie des secteurs bancaire et pétrolier irakiens, le ministre des Finances, les « facilitateurs de l’Iran en Irak », le président de la Cour suprême fédérale irakienne et les anciens Premiers ministres, une attaque visant à décapiter l’économie et la souveraineté irakiennes.

Le slogan du projet politique de Sudani est « L’Irak d’abord », mais pour Washington, l’Irak est un outil de pression sur l’Iran, tout l’argent et les soldats morts justifient le droit du seigneur américain [en français dans le texte, NdT] ; mais cette dynamique menace la stabilité nationale de l’Irak. Le prochain premier ministre devra naviguer entre les États-Unis et l’Iran voisin pour préserver la fragile indépendance de l’Irak. Le statut des PMF sera la question la plus conflictuelle entre les États-Unis et l’Irak, dans la mesure où les Américains semblent bien avoir oublié ce qui se passe lorsqu’on démobilise subitement un grand nombre d’hommes bien armés.

En dépit d’un calme relatif et de nouveaux investissements étrangers importants pendant le mandat de Sudani, l’Irak est toujours confronté à des pénuries d’eau, à des réformes de sécurité inachevées et au risque constant d’être entraîné dans des conflits étrangers, principalement hérités de la répression de Saddam Hussein, des sanctions occidentales et des attaques militaires.

L’équilibre entre les besoins nationaux et les pressions étrangères, en particulier celles des États-Unis et de l’Iran, définira l’avenir de l’Irak bien plus que le résultat immédiat de l’élection lui même.

*

James Durso a été officier de la marine américaine pendant 20 ans et s’est spécialisé dans l’assistance logistique et sécuritaire aux États-Unis, au Koweït et en Arabie Saoudite, ainsi qu’en Irak en tant que conseiller civil en matière de transport auprès de l’Autorité provisoire de la coalition. Il a été membre du personnel professionnel de la Commission de fermeture et de réalignement des bases de défense de 2005 et de la Commission sur les contrats en temps de guerre en Irak et en Afghanistan.

Les opinions exprimées par les auteurs sur Responsible Statecraft ne reflètent pas nécessairement celles du Quincy Institute ou de ses associés.

Source : Responsible Statecraft, James Durso, 29-10-2025

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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