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24.juillet.202524.7.2025 // Les Crises

Pourquoi « la science ne suffit pas » pour lutter contre le changement climatique – Aviva Chomsky

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Les questions de justice et de moralité doivent être au cœur de notre stratégie climatique, car la science ne peut pas résoudre le problème du climat, affirme Aviva Chomsky.

Source : Current Affairs, Aviva Chomsky
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Un entretien avec Aviva Chomsky datant de 2022, mais qui reste (bien malheureusement) totalement d’actualité.

Aviva Chomsky enseigne l’histoire et les études latino-américaines à la Salem State University. Elle est l’auteure et l’éditrice de nombreux ouvrages, dont Central America’s Forgotten History, A History of the Cuban Revolution (L’histoire oubliée de l’Amérique centrale, Une histoire de la révolution cubaine) et Undocumented : How Immigration Became Illegal (Sans papier : comment l’immigration est devenue illégale). Son tout dernier livre, Is Science Enough ? Forty Critical Questions About Climate Justice (La science suffit-elle ? Quarante questions critiques sur la justice climatique) tente de répondre, de manière claire et accessible, aux questions sur ce que nous devrions faire pour faire face à la catastrophe climatique. Is Science Enough ? est une introduction utile pour tous ceux qui veulent aller au-delà des faits présentés dans les rapports du GIEC et réfléchir sérieusement aux choix qui s’offrent à nous. Cet ouvrage répond à la volonté de donner aux gens les connaissances pratiques dont ils auront besoin pour agir. (Il répond également à la question de savoir si rouler en Prius fait du bien à quelqu’un). Elle a participé au podcast Current Affairs afin d’échanger avec le rédacteur en chef Nathan J. Robinson à propos du problème de la justice et des changements politiques et économiques qui seront nécessaires pour éviter les conséquences les plus graves dues au changement climatique. Cet entretien a été remanié et condensé pour des raisons de grammaire et de clarté.

Robinson : Pour commencer, parlons de la question posée par le titre de votre livre : la science suffit-elle ? Votre livre est une introduction aux politiques en matière de changement climatique et à certaines des questions morales et de justice liées au climat. La question de savoir si la science est « suffisante » est vraiment intéressante. Vous commencez par dire : « Prenons pour acquis que nous sommes tous d’accord sur les fondements de la science du climat. » Il existe d’autres livres qui exposent les faits relatifs au changement climatique. Les rapports du GIEC ont de quoi terroriser les gens. Mais ensuite, une fois que cette base scientifique est établie, d’autres questions se posent. Lorsque vous demandez « la science est-elle suffisante ? », quels sont les domaines que vous avez en tête ?

Chomsky : Je pense qu’une grande partie du débat a été dévoyée par l’aspect d’extrême droite du négationnisme scientifique. Les personnes qui se souciaient du changement climatique ont été contraintes de se joindre à ce débat. Ce que nous faisons, c’est essayer de défendre la science et de dire que, oui, le changement climatique est bel et bien en train de se produire. Et qu’il est réellement catastrophique. Et il est dû aux activités humaines.

Nous nous sommes tellement focalisés sur le débat tel qu’il est défini par la droite que nous avons perdu une partie du narratif. Il nous faut faire davantage que défendre la science. Celle-ci ne nous apportera pas forcément toutes les solutions au problème du changement climatique. L’importance excessive accordée à la science nous pousse à adopter une position quelque peu technocratique : les experts vont résoudre le problème à notre place. Or en réalité, les experts ne vont pas résoudre le problème à notre place.

Selon moi, les causes réelles du changement climatique ne sont pas seulement techniques. Et les solutions ne sont pas techniques non plus. Elles se trouvent plutôt dans notre système économique mondial. Bien sûr, la gauche veut remettre en question le système économique mondial, mais nous devons démontrer que la cause du changement climatique est le colonialisme, le racisme et le capitalisme. Oui, la cause du changement climatique, ce sont les émissions de CO2. Mais cela ne nous mène pas bien loin. Nous devons comprendre ce qui, dans nos systèmes politiques, sociaux et économiques, nous maintient sur cette voie. Nous avons actuellement un président, Joe Biden, qui reconnaît les mérites de la science, mais il ne fait rien pour nous sortir de la spirale de l’utilisation des combustibles fossiles. C’est ce que j’essaie d’aborder dans ce livre.

Robinson : Ce qui est frappant dans la politique climatique aux États-Unis, c’est qu’il y a un parti qui nie catégoriquement les faits relatifs au changement climatique. Et puis, il y a un autre parti qui, au moins sur le plan rhétorique, affirme comprendre l’ampleur du problème et prétend s’engager très sérieusement à trouver des solutions. Mais prenez Barack Obama. Il a dit combien il prenait le changement climatique au sérieux, puis s’est glorifié que les États-Unis aient atteint un niveau de production de pétrole et de gaz plus élevé sous son mandat que sous n’importe quelle autre administration.

Chomsky : J’ai commencé mon livre sous l’administration Trump, mais je l’ai terminé sous l’administration Biden. Du temps de l’administration Obama, les émissions se sont stabilisées et ont commencé à diminuer pour la première fois depuis 2005, année où les émissions américaines ont atteint leur apogée. Mais ces améliorations étaient, d’une part, minuscules par rapport à ce que nous devrions faire. D’autre part, elles étaient imputables à deux facteurs : d’un côté, la récession, et de l’autre, le soutien d’Obama au gaz naturel et à la fracturation hydraulique. C’est la raison pour laquelle nous observons une légère baisse pour atteindre un nouveau niveau de référence. Mais c’est encore beaucoup, beaucoup trop élevé. Le passage du charbon au gaz naturel est très ponctuel ; la baisse ne va pas se poursuivre. Les progrès vraiment minimes sont trop souvent applaudis.

Joe Biden a tenu des propos plus importants lors de sa campagne, je vois ici une comparaison avec l’immigration, un autre sujet qui me préoccupe. On espérait beaucoup de ce que ferait une administration Biden. Mais maintenant qu’il est au pouvoir, il ne se soucie pas vraiment du climat, ni de l’immigration ; ces questions sont reléguées à l’arrière-plan. Et le virage se fait de plus en plus vers la droite, afin de ne pas prêter le flanc aux attaques des Républicains. C’est vraiment décourageant parce que c’est l’avenir même de la possibilité pour l’homme de vivre sur Terre qui est en jeu.

Robinson : J’ai également eu l’impression que certains des discours ou des promesses politiques spectaculaires de Biden quant au climat étaient, en grande partie, le fruit d’un activisme très assidu et très réussi de la part du Sunrise Movement et d’autres. Je pense qu’il en va de même pour l’immigration. Des progrès ont été réalisés parce que les politiciens ont été soumis à une pression énorme par ceux qui sont engagés et organisés. Ce qui ressort de votre livre, c’est que les solutions sont loin d’être seulement techniques. Elles requièrent également des êtres humains organisés et actifs qui font bouger les choses. Le système politique quant à lui sera très réticent à faire bouger les choses.

Chomsky : Oui, tout à fait. Il y a certainement eu beaucoup de pressions de la part de la base. Chaque fois que le GIEC se réunit, il y a des contre-mouvements qui manifestent contre ce qui se passe. On leur prête beaucoup moins d’attention. Le concept d’un New Deal vert est né de la convergence d’un grand nombre d’organisations de citoyens et d’un très petit nombre de voix extrêmement progressistes au Congrès. La proposition d’Ed Markey/AOC (Alexandra Occasio-Cortez) était très ambitieuse mais pas très étoffée. Il s’agissait d’un premier pas. Bernie Sanders a présenté une proposition beaucoup plus élaborée pour un New Deal vert. Mais les propositions de Sanders et du « Green New Deal » de l’Europe, qui sont très similaires, n’ont pas suscité d’intérêt ou de prise de conscience. Et voilà vraiment de quoi il s’agit. Ces propositions sont très concrètes et très bien pensées en ce qui concerne le type de changements politiques et socio-économiques qui vont nous permettre non seulement de nous débarrasser des combustibles fossiles, mais aussi d’aller de l’avant. Une partie du problème réside dans le fait que les combustibles fossiles sont l’un des plus grands responsables. Il existe cependant un discours sous-jacent affirmant que nous devons créer des formes d’énergies non fossiles et que nous pourrons ensuite continuer à consommer et à faire autant de profits que nous le souhaitons. Même les compagnies pétrolières et gazières disent : « Oui, il faut financer davantage les énergies alternatives ».

Robinson : BP est désormais « au-delà du pétrole ». La compagnie s’est parée d’une nouvelle image. [Note : BP a finalement abandonné son projet d’écoblanchiment « au-delà du pétrole ».

Chomsky : Mais ils ne tiennent pas compte des aspects politiques et économiques plus généraux de ce qui se passe. Le fait est qu’il n’existe aucune forme d’énergie alternative qui puisse nous permette, en particulier aux États-Unis, qui sont les plus gros consommateurs au monde et l’ont toujours été, de continuer à consommer l’énergie au niveau où nous le faisons. C’est bien beau de parler d’énergie alternative. Il nous faut des alternatives aux combustibles fossiles. Mais nous avons aussi désespérément besoin de voir comment nous pouvons drastiquement réduire notre consommation d’énergie si nous voulons que ces énergies alternatives soient réellement efficaces.

Robinson : L’un des aspects les plus intéressants de votre livre est qu’il aide les gens à surmonter leur découragement. Quand on voit les prévisions concernant les conséquences du changement climatique sur l’humanité, on peut se laisser aller au désespoir. Votre livre nous demande de réfléchir aux solutions réelles à ce problème. Supposons que nous nous soucions de l’avenir de l’humanité et que nous nous sommes convaincus que nous pouvons connaître un avenir durable et de qualité. Quelles sont alors les questions que nous devrions nous poser ? Vous mettez à mal un grand nombre de solutions faciles en matière de changement climatique. Et vous estimez que les termes « propre » ou « net zéro » sont des expressions à la mode qui impliquent que nous n’avons pas besoin de faire grand-chose pour résoudre le problème.

Chomsky : Il y a à peu près une dizaine d’années, un dirigeant syndical colombien a vraiment contribué à façonner ma pensée. En Colombie, dans la région d’extraction du charbon, j’ai beaucoup travaillé avec les communautés qui avaient été déplacées en raison de l’exploitation minière et avec les syndicats des mines de charbon. Dans l’une des délégations que nous avons emmenées en Colombie, une représentante du Sierra Club, qui venait d’être engagée pour mener leur campagne « Au delà du charbon », nous a rejoints et a interpellé le dirigeant syndical en lui disant : « Ne pensez-vous pas qu’il faille arrêter l’exploitation du charbon ? » Il l’a fixée du regard pendant un long moment. Et puis il lui a répondu : « Ce n’est pas pour nous que nous extrayons ce charbon. Vous vous trompez complètement en vous adressant à moi. C’est pour vous que nous exploitons ce charbon. Nous exportons 100 % de ce charbon. Ce n’est pas pour nous. » Il a ensuite ajouté : « Si vous pensez pouvoir continuer à consommer autant d’énergie en passant à ce que l’on appelle les « sources propres », sachez que vous ne pourrez pas y arriver parce que l’énergie propre n’existe pas. »

Toute forme d’énergie repose sur l’extraction de ressources de la terre. Elle repose sur la production industrielle et génère des déchets. Il faut donc le reconnaître. Au lieu de dire simplement : « Oui, nous allons passer à une autre forme d’énergie », vous devez comprendre que vous, les États-Unis, êtes les plus gros consommateurs d’énergie. Et il va vous falloir trouver un moyen pour vivre en respectant ce que certains universitaires appellent les limites planétaires. Il vous faut reconnaître qu’il existe des limites planétaires. Et que les gigantesques surconsommateurs doivent partager équitablement les ressources avec des gens comme les indigènes de cette région de Colombie qui n’ont absolument aucun accès à l’électricité.

Robinson : La droite s’en sert souvent comme d’un point d’accroche. Je lis régulièrement les pages du Wall Street Journal pour me tenir au courant de ce que fait la classe capitaliste. Et l’une des choses qui revient dans les articles d’opinion sur le climat, c’est l’idée que les voitures électriques entraînent toute cette exploitation minière sale. « La solution verte que vous privilégiez a en fait des effets néfastes sur l’environnement de bien d’autres façons ». Je pense que la tentation est grande, évidemment, de s’accrocher à sa solution verte préférée et de dire : « Non, ce n’est pas vrai. » Mais si ces gens avancent cet argument, c’est pour ne rien faire, ou pour laisser entendre qu’il n’y a pas d’alternative à l’utilisation massive des combustibles fossiles. Selon vous, nous pouvons accepter le fait qu’il n’existe pas d’énergie parfaitement verte tout en continuant à penser qu’il est extrêmement important de nous sevrer des combustibles fossiles.

Chomsky : Tout à fait. Et ce que nous appelons énergie alternative ou propre, je dirais que c’est un terme relatif. Nous devons parler de sources d’énergie plus propres, et nous devons absolument passer à des formes d’énergie plus propres, mais pas à des voitures électriques individuelles. Je viens de lire des statistiques qui montrent que 80 % des nouveaux véhicules vendus aux États-Unis l’année dernière étaient des SUV et des utilitaires. On ne parle donc même pas de voitures. Il s’agit de camions et de SUV. Donc, oui, nous avons besoin de nouvelles technologies dans le secteur des transports. Mais nous avons également besoin de nouveaux systèmes de transport qui nous permettent de nous passer de nos voitures. Nous avons également besoin de moins de transports. Seuls 15 % des habitants de la planète ont déjà pris l’avion. Comme pour tout le reste, nous sommes les pires fautifs quand il s’agit du transport aérien. Et c’est là un des pires moyens de transport en termes d’émissions. La réflexion sur l’égalité économique mondiale est donc un aspect très important. Nous devons réfléchir à la manière de ne pas consommer plus que notre part, en admettant que la moindre forme de production d’énergie a un coût. L’humanité a besoin d’énergie, mais nous nous devons de donner la priorité aux besoins humains fondamentaux et non au luxe des riches quant à l’utilisation que nous allons faire de notre énergie. Toute forme d’énergie a un coût.

Robinson : La compagnie Ford Motor a récemment annoncé qu’elle allait lancer une version électrique de son célèbre F-150. Un camion colossal. Or ce que vous êtes en train de dire, c’est que les camions électriques F-150 ne sont pas, en fait, la voie vers le transport durable ?

Chomsky : Les Américains sont très attachés à leur voiture. Lorsque nous regardons à l’échelle mondiale, nous constatons qu’il existe d’autres pays industrialisés qui ont un niveau de vie très élevé, qui consomment bien moins d’énergie et qui produisent beaucoup moins d’émissions que nous. Et ces pays ont des systèmes de transport très différents. Dans des endroits comme le Japon, les gens ont aussi des besoins humains fondamentaux, toutes ces choses que nous voulons, comme une faible mortalité infantile, de bons niveaux d’éducation, tout en produisant beaucoup moins d’émissions. Aujourd’hui, le Japon émet encore beaucoup plus que sa juste part d’émissions. Et je suis vraiment sensible à ce concept de juste répartition. et donc, comment pouvons-nous nous réorganiser de sorte à ne pas consommer plus que notre juste part ? Je tiens à préciser que ceux qui ont effectué ces calculs affirment que nous avons déjà utilisé plus que notre juste part du budget carbone qui reste si nous voulons rester dans la limite de 1,5 degré centigrade de réchauffement planétaire recommandée par le GIEC. Pratiquement tous les scientifiques s’accordent à dire qu’au-delà de 1,5 degré Celsius, nous entrerons dans une ère de catastrophes. Le réchauffement nous affecte dans les régions riches du monde, mais pas aussi catastrophiquement qu’il ne le fait pour les habitants des régions plus pauvres.

Il y a un autre événement qui est survenu pendant que j’écrivais ce livre, c’est bien sûr la COVID, et je me suis penchée sur les ralentissements économiques. Bien sûr, pendant la crise de la COVID, le ralentissement économique s’est produit dans les pires circonstances possibles. Il n’y avait eu aucune préparation. Cela s’est produit du jour au lendemain. Mais il y a des leçons que nous pouvons tirer de cette expérience. C’est un peu ce que propose le « Green New Deal » de l’Union Européenne. Si nous devions préparer un plan pour faire face à un ralentissement économique et qui donnerait la priorité aux secteurs qui répondent aux besoins humains, et si nous étions capables de le faire de manière planifiée et gérée, de sorte à garder au centre de nos préoccupations les besoins humains fondamentaux, nous pourrions en fait vivre avec beaucoup moins d’énergie. Je voudrais également souligner le concept d’une vie de bonne qualité pour tous en respectant les limites de la planète. Une grande partie de la population mondiale n’a pas accès à cette qualité de vie, à l’énergie et à la consommation qui sont nécessaires pour assurer des choses comme la survie des nouveaux nés, l’accès à l’eau potable et l’accès à l’éducation. Mais ce ne sont pas les secteurs les plus gourmands en énergie. Nous pouvons développer les secteurs tels que la santé et l’éducation, la culture, l’art, ces secteurs qui peuvent améliorer la qualité de vie, tout en réduisant les secteurs qui consomment beaucoup d’énergie, tels que les SUV. Nous pouvons créer des alternatives à certaines de ces consommations à haute consommation énergétique afin de donner la priorité à la qualité de vie plutôt qu’aux profits et à une consommation excessive.

Robinson : Dans votre livre, vous parlez beaucoup du concept de la décroissance et du fait de savoir jusqu’à quel point le PIB permet ou pas de mesurer avec précision le bien-être. Si ce n’est pas le cas, quelles sont les autres indicateurs qu’on devrait utiliser ? Vous citez Jason Hickel, qui, dans nos pages, a écrit de nombreux articles sur ce sujet. Il fait partie des mouvements de décroissance ou du courant d’idées de la décroissance. L’idée que nous devons réduire notre activité économique parce qu’elle n’est actuellement pas soutenable a fait l’objet de nombreuses attaques parce que cela entraînerait l’austérité. En effet, le principe est de dire aux pays pauvres qu’ils ne peuvent pas se développer, qu’ils ne peuvent pas avoir le même niveau de vie que les autres, et que nous allons nous-mêmes avoir un niveau de vie considérablement réduit. Dans votre livre, vous précisez que ce dont nous parlons ici, c’est de l’amélioration du niveau de vie, mais aussi de la réduction des aspects de nos activités économiques qui détruisent la planète, en particulier dans des pays comme les États-Unis.

Chomsky : J’aime utiliser le terme de qualité de vie plutôt que celui de niveau de vie. J’ai l’impression que, dans l’esprit des gens, le niveau de vie est très étroitement associé à la consommation effrénée. Plus on achète de ce bric-à-brac dont on n’a pas besoin, plus le niveau de vie augmente Je pense donc que le fait de définir l’objectif comme étant la qualité de vie nous aide à nous éloigner de l’idée que nous devons continuer de produire et de consommer davantage si on veut que le PIB augmente. Il nous faut reconnaître qu’aux États Unis nous sommes des surconsommateurs. Nous produisons et consommons trop. Les choses qui répondent aux besoins humains fondamentaux, je parle ici aussi de choses comme l’enseignement supérieur, l’art et la culture, les forêts et les plages, et toutes sortes d’autres choses. Aux États-Unis, la plupart des gens se débattent avec des problèmes de dette, de logement et de soins de santé. Pourquoi devons-nous nous battre pour ces choses essentielles alors que nous avons de nouveaux iPhones chaque année ? C’est que nous avons mal défini nos priorités. Et la raison en est que notre système économique, le capitalisme, est basé sur des activités génératrices de profit. Certes il se peut que nous consommions trop, mais nous sommes aussi les victimes de cette course à l’échalote qui fait que nous consommons en réalité pour remplir les coffres des plus riches. Nous nous endettons pour remplir les coffres des très riches. Les ressources de la société doivent être redistribuées. Plus on est riche, plus il va nous falloir renoncer à certaines choses pour que les gens puissent avoir une alimentation saine, un logement décent, de l’eau salubre, des soins de santé et un enseignement secondaire gratuit.

Robinson : Une autre critique souvent formulée à l’encontre du Green New Deal, je crois que c’est ce que Bill Gates a dit : c’est tout simplement marxiste. Il a ajouté : « Qu’est-ce que la garantie d’emploi fait dans un texte de loi sur le climat ? » Mais nous avons de très bons arguments pour expliquer pourquoi nous devons nous attaquer en même temps à d’autres problèmes qui ne semblent pas liés au climat. Tout cela fait partie de l’effort visant à produire une qualité de vie homogène et à réaffecter toutes les ressources sociales de manière à ce qu’elles soient bénéfiques et profitables, au lieu d’être gaspillées.

Chomsky : La décroissance économique parle non seulement d’une garantie d’emploi, mais aussi d’un allégement de la semaine de travail. Avoir un emploi fait partie de ce que signifie une vie de qualité pour tous. Pourquoi devrions-nous lutter pour obtenir un emploi ? Pourquoi y aurait-il des gens qui ne peuvent pas trouver d’emploi ? Cela fait partie de l’irrationalité du fonctionnement de notre système. En réduisant la production et la consommation inutiles et en éliminant le chômage, nous pouvons concrétiser ce concept de vie agréable. L’économie de la décroissance repose en grande partie sur l’idée qu’au lieu de faire du PIB la mesure de toutes choses, ce qui exige que nous augmentions la production et la consommation de manière irrationnelle, nous devrions faire que ce soit les besoins humains qui soient l’indicateur de toutes choses. Tout le monde mérite d’avoir un emploi et tout le monde mérite d’avoir des loisirs. Si nous n’étions pas prisonniers d’un système basé sur le profit et à la nécessité de maintenir la production à un niveau élevé pour survivre et avoir un emploi, nous pourrions réaffecter notre temps de travail de manière à ce que notre travail soit basé sur ce que nous, en tant que société, décidons réellement comme étant nos priorités, à savoir les besoins des gens plutôt que les besoins des entreprises de faire des profits.

Robinson : Ce changement est essentiel, afin de s’assurer que nous ne continuons pas à nous adonner à l’utilisation infinie et sans cesse croissante d’une énergie dont les rendements diminuent du point de vue de l’utilité pour la majorité des gens, pas vrai ? L’accumulation sans fin de richesses est extrêmement coûteuse pour la planète.

Chomsky : Et c’est extrêmement coûteux pour les pauvres.

Robinson : Si la science ne suffit pas, c’est notamment parce que les questions de justice et de répartition équitable sont cruciales. Un de vos article va être publié sur TomDispatch, il a pour titre « Les États-Unis sont exceptionnels ». Et il s’avère que les États-Unis sont exceptionnels d’une manière que nous ne souhaitons peut-être pas. Une des réalités du changement climatique est qu’il s’agit là d’un vol massif commis par le monde occidental à l’encontre des pays du Sud. Ceux d’entre nous qui sont les pires émetteurs de carbone au monde infligent des dommages aux pauvres du monde entier. Il s’agit en quelque sorte d’une redistribution des richesses vers le haut, dans la mesure où l’on nuit à un groupe de personnes pour en enrichir un autre. Réfléchir aux questions de justice et de redistribution n’est pas du domaine de la science, mais est indissociable de la manière dont on aborde ce problème.

Chomsky : Le concept de bien commun atmosphérique est également pertinent. Si l’atmosphère nous appartient de manière égale à tous, nous habitants de la planète Terre, y compris aux générations futures, tout le monde mérite d’y avoir un accès égal. Or nous sommes déjà coupables de vol vis à vis des pauvres d’aujourd’hui mais aussi de ceux des générations futures. Par conséquent, lorsque nous parlons de la dette carbone des États-Unis, il s’agit de ce que nous avons déjà volé, et nous l’avons volé aux personnes qui en ont le plus besoin et aux générations futures.

Robinson : Venons-en à la façon dont les individus devraient réfléchir à leur responsabilité personnelle. Il est évident que chacun ne peut faire que très peu, et nous ne voulons pas exonérer les gens de leur responsabilité, cependant nous voulons reconnaître les limites de ce qu’une personne devrait faire. Vous parlez de choix de consommation. Faut-il être végétarien ? Faut-il acheter une Prius ? Vous êtes tout à fait impartiale. Et pourtant vous répondez « Non ! » à la question de l’achat d’une Prius.

Chomsky : J’ai tellement d’amis qui ont acheté la Prius.

Robinson : Lorsqu’une personne se sent dépassée par la crise climatique, par ce qu’elle doit faire, par ce qu’elle peut faire, comment aborder le problème ?

Chomsky : Ma conviction est que le comportement individuel est important à plusieurs égards. Il est utile de comprendre comment le comportement individuel s’inscrit dans un contexte plus large. C’est surtout important parce que cela peut nous aider non seulement à penser notre consommation individuelle, mais aussi à conceptualiser le problème en termes plus larges, et à commencer à prendre des mesures dans ce sens. Toute personne qui commence à prendre conscience de sa surconsommation a probablement ses propres limites. Mes propres limites ont changé. Avant la COVID, je passais beaucoup de temps dans les avions pour me rendre à différentes conférences et manifestations, et je me rassurais toujours en me disant que je répandais la bonne parole et que j’éduquais les gens. Et je me suis rendue compte que c’était vraiment stupide. Je n’ai vraiment pas besoin de faire ça. Il est important de reconnaître ce qui ne va pas dans nos schémas individuels, et pas seulement de changer nos schémas individuels, mais aussi de changer les structures qui nous ont amenés à ces schémas.

Il est vraiment difficile de vivre dans ce pays sans voiture, en particulier dans certaines régions, parce qu’elles ont été conçues en fonction des voitures. Il nous faut donc envisager de transformer les systèmes de transport. Nous consacrons beaucoup de temps aux questions de production d’énergie, les centrales électriques et l’électricité. Bien que cela soit important, moins de 50 % des émissions viennent du secteur de l’énergie. Les émissions viennent du secteur des transports, du secteur agricole, du secteur industriel et du secteur de la construction. Il nous faut alors adopter une approche globale et modifier tous ces systèmes. Concernant les énergies alternatives, il y a un autre problème. Elles reposent notamment sur ce que l’on appelle les biocarburants, que certains militants appellent les agrocarburants, qui de fait favorisent les plantations et la déforestation dans le tiers-monde. Et ensuite, nous venons accuser les pays du tiers monde d’être responsables des émissions même qui alimentent notre consommation.

Robinson : Lorsque l’on réalise à quel point tout est interconnecté et à quel point les choses doivent changer, il est facile de se laisser submerger. L’une des choses que nous devons éviter, je pense, est de conclure que parce qu’il s’agit d’une crise du capitalisme, à moins de renverser le capitalisme, nous ne pouvons pas faire face à la crise. Quelles sont, à court terme, les principales interventions politiques que nous devrions encourager et espérer ? Dans les cinq à dix prochaines années, que souhaitez-vous voir se produire aux États-Unis en particulier ?

Chomsky : Je suis d’accord avec vous. Nous n’allons pas renverser le capitalisme dans les cinq ou dix prochaines années. Mais je pense que les propositions du Green New Deal, en particulier la proposition de Bernie Sanders et la proposition du Green New Deal de l’Europe, esquissent quelques mesures concrètes qui pourraient être prises très rapidement pour commencer à éloigner nos économies des productions inutiles, gourmandes en émissions et en énergie fossile, et à donner la priorité à certains secteurs qui répondent à des besoins humains fondamentaux. Cela ne se fera pas du jour au lendemain. Mais cela pourrait se faire très rapidement s’il y avait une volonté politique. D’une certaine manière, je considère que la COVID apporte un peu d’optimisme. Si les gens pensent vraiment qu’il y a urgence et si les gouvernements sont vraiment convaincus qu’il s’agit d’une urgence, ils pourront commencer à prendre les mesures qui peuvent permettre de faire une grande différence. Il nous faut gérer une réduction économique d’une manière qui demande aux riches de contribuer à hauteur de leur juste part au lieu de faire peser le fardeau sur les pauvres. Le capitalisme, ce n’est pas tout ou rien. Il existe de nombreux capitalismes différents. Et nous nous trouvons actuellement dans une phase de capitalisme sauvage et néolibéral. Ainsi, certains des premiers efforts consisteraient à revenir à une sorte de capitalisme de protection sociale, qui réglemente et taxe davantage les riches et l’industrie et consacre une plus grande partie des ressources de notre société à des institutions et des politiques de protection sociale. Nous nous en sommes éloignés, et nous continuons à prendre la mauvaise direction. Mais nous pourrions changer cela dans les cinq ou dix prochaines années.

Robinson : Les gens devraient lire votre livre s’ils se sentent un peu désorientés par le changement climatique, en particulier s’ils comprennent les faits scientifiques de base du changement climatique mais veulent passer à la phase suivante, c’est-à-dire se pencher sur les questions politiques de fond relatives à la justice et à la moralité. Vers la fin de votre livre, vous consacrez une section aux « raisons d’être optimiste ». En dépit de toutes les démonstrations de pseudo-solutions et de techno-optimisme, de la façon dont la rhétorique et les grands gestes remplacent l’action, et de la corruption du système politique, vous restez optimiste et pensez que la crise climatique peut être résolue.

Chomsky : Absolument. C’est exact. Il est inutile d’attendre que les scientifiques et les ingénieurs développent de nouvelles technologies et fassent de nouvelles découvertes. Nous disposons déjà de tous les outils nécessaires. Il ne nous reste plus qu’à les utiliser.

Source : Current Affairs, Aviva Chomsky, 26-06-2022

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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nulnestpropheteensonpays // 24.07.2025 à 10h56

En ce moment et tout doucement des articles , des reportages , insistent sur le fait que nous consommons trop .La politique de Macron , en nous appauvrissant nous mène doucement sur la voie de la décroissance .C’est la raison pour laquelle il compense les pertes de ses amis les milliardaires dans sa politique , sinon is ne le laisseraient pas faire . Nous allons vers la décroissance , nous et simplement nous .Les milliardaires eux de décroitront pas . Ça snif le complotisme , pourtant , c’est ce qu’il se passe réellement . Et oui il faut décroitre en le planifiant , mais tout le monde doit décroitre , bolloré aussi ! Lors des rachats de dette par la banque centrale européenne , Ça a mené à une dévaluation de la monnaie , les seuls qui n’ont pas eu de perte financière , sont les milliardaires à qui la banque centrale faisait des crédits gratuits et même a taux négatif …..etc etc

5 réactions et commentaires

  • Gabrielo // 24.07.2025 à 07h13

    Mauvais titre calqué sur celui du livre
     » Is Science Enough ? Forty Critical Questions About Climate Justice « 

    La question est une pure réthorique sans interet : si la question est celle de la justice, alors la science n’est la le sujet et elle n’a aucun pouvoir. En revanche il est pernicieux de vouloir entretenir le flou en melangant les deux afin d’assoir la justice sur un semblant de science.

    Le terme us pour cela est « midwi »t.

  • Jean // 24.07.2025 à 08h09

    “L’écologie sans lutte des classes, c’est du jardinage” Chico Mendes

    • Gabrielo // 25.07.2025 à 07h13

      Pardon pour la provoque apparente de la réponse, mais c’est bien ce qu’est l’écologie : un rapport personnel concret et bienveillant a la terre, à sa tranformation, pour en tirer substance. C’est l’art de l’arranger pour l’utile et le beau. C’est plus qu’un passe-temps, c’est un certain amour de ce qui est, de ce qui nous environne.

      Pour comprendre ce rapport intime à la terre, il suffit de lire ceux qui en font réelement comme Asafumi Yamashita. La lutte des classe dans l’ecologie est aussi pertinent qu’un pumpjack dans un potager. La lutte des classes est a l’ecologie ce qu’un Panzer est à la maternité.

      • Jean // 25.07.2025 à 08h38

        @Gabrielo,

        On ne peut pas être sélectivement bienveillant sans être hypocrite et l’écologie véritable exige justement que nous mettions fin aux mensonges confortables dans lesquels nous nous complaisons, tout en sachant qu’ils ne sont pas collectivement supportables. Combien sinon devront se sacrifier pour qu’une minorité puisse continuer à vivre comme si rien n’arrivait ? Si le mondialisme fait florès nous aurons la réponse à cette question.

  • nulnestpropheteensonpays // 24.07.2025 à 10h56

    En ce moment et tout doucement des articles , des reportages , insistent sur le fait que nous consommons trop .La politique de Macron , en nous appauvrissant nous mène doucement sur la voie de la décroissance .C’est la raison pour laquelle il compense les pertes de ses amis les milliardaires dans sa politique , sinon is ne le laisseraient pas faire . Nous allons vers la décroissance , nous et simplement nous .Les milliardaires eux de décroitront pas . Ça snif le complotisme , pourtant , c’est ce qu’il se passe réellement . Et oui il faut décroitre en le planifiant , mais tout le monde doit décroitre , bolloré aussi ! Lors des rachats de dette par la banque centrale européenne , Ça a mené à une dévaluation de la monnaie , les seuls qui n’ont pas eu de perte financière , sont les milliardaires à qui la banque centrale faisait des crédits gratuits et même a taux négatif …..etc etc

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