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Quelles sont les conséquences du chaos économique de Trump pour le système financier mondial ?

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Selon l’économiste progressiste Gerald Epstein, les capitalistes du monde entier pourraient ne plus considérer les États-Unis comme un « refuge sûr » avec l’arrivée de Trump.

Source: C. J. Polychroniou, Truthout
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Le président Donald Trump répond à la question d’un journaliste lors d’une réunion du Cabinet à la Maison Blanche le 30 avril 2025 à Washington. Andrew Harnik / Getty Images

Les 100 premiers jours de la seconde présidence de Donald Trump ont entraîné des changements importants et destructeurs dans la société et la culture américaines, ainsi que pour l’environnement. Ils ont également causé de réels dommages à l’économie, qui a reculé sur presque tous les fronts depuis son entrée en fonction. En tenant un double discours sur les droits de douane, il a réussi en très peu de temps à nuire aux entreprises américaines, à affaiblir le dollar et à obliger les investisseurs à se débarrasser de leurs obligations d’État américaines. Il n’est donc pas étonnant qu’il soit le président dont la cote de popularité à 100 jours est la plus basse depuis 80 ans.

Dans l’entretien qui suit, Gerald Epstein, économiste politique progressiste de renom, se penche sur les répercussions des politiques économiques de Trump sur l’économie américaine et sa monnaie, le dollar, autrefois si puissant. Il explique également les raisons pour lesquelles Trump continue de s’attaquer à la Réserve fédérale et s’interroge sur l’avenir des organisations internationales telles que le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, alors que ses politiques économiques menacent la stabilité mondiale. Epstein est professeur d’économie et codirecteur de l’Institut de recherche en économie politique de l’Université du Massachusetts Amherst. Son dernier ouvrage s’intitule Busting the Bankers’ Club : Finance for the Rest of Us (En finir avec le club des banquiers : la finance au service des citoyens). L’entretien qui suit a été légèrement modifié pour plus de clarté.

C. J. Polychroniou : Les tarifs douaniers réciproques erratiques de Trump représentent un changement sans précédent dans la politique commerciale des États-Unis et ont des répercussions dramatiques à la fois sur l’économie américaine et sur l’économie mondiale. Le dollar américain a également connu une forte baisse en raison du caractère chaotique de la politique douanière de l’administration Trump. Pourquoi les droits de douane affaiblissent-ils le dollar ? Et n’est-ce pas une mauvaise nouvelle pour le consommateur américain moyen et un camouflet pour les électeurs de la classe ouvrière qui soutiennent Trump ?

Gerald Epstein : Les droits de douane imposés par Donald Trump sèment le trouble tant dans l’économie mondiale que pour les entreprises, les consommateurs et les salariés américains. Une partie du problème réside dans la nature même des droits de douane et une autre partie résulte de l’immense incertitude générée par les atermoiements, peut-être oui, peut-être non mais aussi concernant la nature de ces droits de douane. En ce qui concerne l’incertitude, des économistes de tous bords, de John Maynard Keynes à Milton Friedman, ont affirmé que pour que le capitalisme (et les capitalistes) prospère, l’incertitude doit être jugulée. La raison principale en est que l’investissement à long terme est le moteur de l’économie. Les économistes du courant traditionnel insistent sur le poids économique des consommateurs, mais on sait déjà depuis Marx que c’est l’investissement (ce que Marx appelait « l’accumulation de capital ») qui est à la base du système. Mais comme la plupart des investissements rentables se font à long terme et nécessitent des mises de fonds initiales importantes, les capitalistes hésitent à prendre de tels engagements alors que l’incertitude est à son comble, comme c’est le cas actuellement. Il en résulte non seulement une réduction probable des investissements dans les usines, les équipements et les technologies, mais aussi, par le biais d’un processus de multiplication à la baisse, une réduction de la demande et de l’emploi dans l’ensemble de l’économie.

Ensuite, il y a la nature des droits de douanes eux-mêmes.

Au moins deux problèmes se posent à cet égard en ce qui concerne l’impact sur l’économie. Le premier est le niveau massif, voire prohibitif, des droits de douane imposés à la Chine, combiné aux droits de douane élevés imposés au Canada et au Mexique. Ensemble, ces pays représentent plus d’un tiers des échanges commerciaux des États-Unis, de sorte que les droits de douane sont évidemment extrêmement préjudiciables tant pour leurs économies que pour les nôtres. Le second vient du fait que les droits de douane américains ne font pas de distinction entre les importations de biens finis et les importations de pièces et autres produits intermédiaires. Si Trump veut relocaliser la production manufacturière et les emplois, il rend cet objectif plus difficile en imposant des droits de douane sur les produits que ces entreprises devront utiliser pour produire leurs biens finis nouvellement relocalisés, tels que les voitures.

Conjointement, ces politiques font chuter les bénéfices escomptés par les entreprises américaines, menacent de chômage les salariés américains et réduisent à néant les projets d’investissement des entreprises.

Dans ce contexte, les perspectives de profit pour les entreprises américaines basées aux États-Unis sont très réduites. Et donc, les investissements financiers aux États-Unis sont moins rentables et plus risqués. Il y a donc moins de demande de dollars américains destinés à être investis aux États-Unis. C’est l’une des principales raisons pour lesquelles la valeur du dollar baisse et cela montre un lien direct entre les tarifs douaniers de Trump et le dollar.

Mais il y a une autre raison qui explique la chute du dollar. Il s’agit d’une possible rupture de la confiance que les capitalistes mondiaux accordent aux États-Unis en tant que « refuge » en période de troubles et de turbulences.

Trump est entré en guerre contre la Réserve fédérale américaine et aurait aimé pouvoir renvoyer son président, Jerome Powell, à cause des taux d’intérêt. Première question, quel est le lien entre les accords commerciaux de Trump et la Fed ? Deuxième question, pourquoi la Fed maintient-elle ses taux d’intérêt ?

Le lien est simple. La guerre tarifaire sans queue ni tête de Trump est source de graves problèmes pour la Fed : elle crée des pressions à la fois pour l’inflation et la récession. Lorsque les tarifs douaniers grimpent, les prix des biens augmentent : ce qui entraîne une hausse de l’inflation, au moins temporairement. Et pour les raisons que j’ai évoquées précédemment, la guerre tarifaire menace de provoquer une récession. Cela immobilise la Fed parce qu’elle n’a pas d’option politique valable : l’augmentation des taux d’intérêt pourrait combattre l’inflation mais aggraverait la récession. La baisse des taux d’intérêt amortirait la récession mais pourrait accroître l’inflation en maintenant la demande à un niveau élevé. La Fed se contente donc de maintenir le cap jusqu’à ce que les événements deviennent plus clairs.

Les investisseurs vendent les obligations d’État américaines. Pourquoi cela se produit-il maintenant ?

Ils vendent leurs obligations en partie parce qu’ils s’inquiètent d’une hausse de l’inflation, qui rendra ces obligations moins attrayantes en valeur réelle. Mais il y a une autre raison – et elle a vraiment attiré l’attention des investisseurs et des économistes – il s’agit de la crainte qu’ils soient en train de vendre leurs obligations en raison d’une perte de confiance dans l’économie américaine et dans le dollar américain en tant que « valeur refuge » dans un monde en pleine turbulence.

Le dollar américain pourrait-il perdre son statut de monnaie de réserve mondiale en raison de la guerre tarifaire menée par Trump ? Si tel est le cas, quel pourrait en être l’impact sur le système monétaire international et sur l’orientation de l’économie américaine ?

Il est peu probable que le dollar américain perde complètement son statut de monnaie de réserve mondiale, principalement pour deux raisons : la première est l’inertie. Une grande partie du reste du monde a déjà beaucoup d’activités de toutes sortes liées au dollar : leurs réserves de change, les transactions financières qu’ils effectuent avec des produits dérivés et d’autres instruments financiers, leurs activités financières offshore – par exemple à Londres – qui souvent n’impliquent même pas d’institutions financières américaines mais qui sont néanmoins libellées en dollars, etc.

La deuxième raison est l’absence d’une alternative incontestablement plus performante qui pourrait remplacer complètement le dollar. Les deux rivaux sont l’Union européenne (UE) et la Chine. Mais l’Europe est non seulement décentralisée et dépourvue de stratégie économique et militaire unique, mais elle est également minée par les mêmes forces que celles que Trump déchaîne : l’incertitude économique et une Russie enhardie. Quant à la Chine, elle est toujours perçue comme « sans foi ni loi » et comme un ennemi potentiel de la classe capitaliste mondiale.

Mais ce n’est pas parce qu’il est peu probable que le dollar américain perde complètement son statut au cours de la période à venir que son rôle ne diminuera pas de manière significative dans certains domaines, notamment en ce qui concerne le rôle principal des réserves et le commerce au sein d’un bloc économique chinois en expansion en Asie et au sein de l’UE.

Il est intéressant de se demander si ce déclin prévisible aura un impact négatif sur les États-Unis et sur le fonctionnement du système financier mondial. Les économistes débattent de la question de savoir si le rôle mondial du dollar confère aux États-Unis un « privilège exorbitant », pour reprendre le terme péjoratif utilisé par les Français et d’autres. Le rôle du dollar permet aux institutions américaines, y compris au gouvernement, d’emprunter plus largement et à moindre coût auprès du reste du monde qu’elles ne pourraient le faire autrement. Cette idée est à l’origine de l’expression selon laquelle les États-Unis peuvent avoir des « déficits sans pleurs ». Elle est également liée à l’idée que les États-Unis et leur dollar sont considérés comme des « refuges » lorsque des troubles éclatent dans le monde. Lorsque le dollar a chuté et que les taux d’intérêt du gouvernement américain ont augmenté à la suite des récents remous autour des tarifs douaniers, de nombreux commentateurs ont estimé que le « privilège exorbitant » du dollar, valeur refuge, était menacé : que Trump était en train de détruire un avantage précieux pour les États-Unis. Je pense que ce privilège est réel et important, même s’il a souvent été difficile à évaluer en raison de son caractère très sûr. Aujourd’hui, nous sommes en train d’assister à une « expérimentation sur le terrain » grâce aux perturbations causées par Trump et son conseiller commercial, Peter Navarro.

Le reste du monde pourra-t-il bénéficier de la perte de ce « privilège » ? À court et moyen terme, il est peu probable que le chaos en résulte. Si la Chine ou l’Europe savent saisir l’occasion, elles pourraient en tirer profit et s’approprier une partie de ce privilège. Le mieux serait que la communauté internationale émette davantage de « devises » internationales, telles que les droits de tirage spéciaux émis par le FMI, et qu’elle passe à une devise plus globale qui permettrait de répartir ces privilèges. Mais il est peu probable que cela se produise tant que les États-Unis seront là pour empêcher ces institutions de voler de leurs propres ailes.

Trump a retiré les États-Unis de l’Accord de Paris et de l’Organisation mondiale de la santé. Ce ne sont pas de bonnes nouvelles. Mais on craint également qu’il ne mette fin au système de Bretton Woods en retirant les États-Unis du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, ce qui n’est peut-être pas une si mauvaise nouvelle. Qu’en pensez-vous ?

Cette question nous amène au rôle des États-Unis dans les organisations internationales, telles que le FMI, la Banque mondiale et d’autres organisations. Il semble assez clair que l’administration Trump veut soit les contrôler complètement à ses propres fins, soit les détruire. Cela semble être l’approche qu’elle adoptera à l’égard du FMI et de la Banque mondiale. Dans la mesure où il s’agit d’institutions si vastes et si puissantes, l’administration Trump tentera d’abord de les contrôler et de les manipuler afin de poursuivre son propre programme de réduction des investissements dans la prévention et l’adaptation au changement climatique, de réduction des programmes visant à aider les femmes sur le plan économique, et ainsi de suite. La seule chose qui pourrait obliger Trump à maintenir les États-Unis dans ces organisations est la crainte que la Chine ne les prenne en charge.

En conséquence, les pays du reste du monde vont devoir faire l’un des choix suivants : (a) céder aux exigences destructrices de Trump ; (b) s’aligner sur la Chine et prendre le contrôle de ces institutions de cette manière ou (c) développer une troisième voie authentique pour contrôler ces institutions eux-mêmes. Je ne suis pas assez au fait de cette situation pour pouvoir en prédire l’issue. Mais, à mon avis, résister à Trump et au trumpisme devrait être la première chose à faire.

*

C. J. Polychroniou est politologue/économiste politique, auteur et journaliste. Il a enseigné et travaillé dans de nombreuses universités et centres de recherche en Europe et aux États-Unis. Actuellement, ses recherches portent principalement sur la politique américaine et l’économie politique des États-Unis, l’intégration économique européenne, la mondialisation, le changement climatique et l’économie de l’environnement, ainsi que sur la déconstruction du projet politico-économique du néolibéralisme. Il est chroniqueur au Global Policy Journal et contribue régulièrement à Truthout. Il a publié de nombreux ouvrages, dont Marxist Perspectives on Imperialism : A Theoretical Analysis ; Perspectives and Issues in International Political Economy (ed.) ; et Socialism : Crisis and Renewal (éd.). Il a écrit plus de 1 000 articles parus dans nombre de revues, magazines, journaux et sites web d’information populaires. Plusieurs de ses publications ont été traduites dans une multitude de langues, dont l’allemand, l’arabe, le chinois, l’espagnol, le croate, le français, le grec, l’italien, le japonais, le néerlandais, le portugais, le russe et le turc. Ses derniers ouvrages sont Climate Crisis and the Global Green New Deal : The Political Economy of Saving the Planet (avec Noam Chomsky et Robert Pollin comme principaux auteurs, 2020) ; The Precipice : Neoliberalism, the Pandemic, and the Urgent Need for Radical Change (une anthologie d’entretiens avec Noam Chomsky, 2021) ; Economics and the Left : Interviews with Progressive Economists (2021) ; Illegitimate Authority : Facing the Challenges of Our Time (anthologie d’entretiens avec Noam Chomsky, 2023) ; et A Livable Future Is Possible : Confronting the Threats to Our Survival (une anthologie d’entretiens avec Noam Chomsky, 2024).

Source: C. J. Polychroniou, Truthout, 03-05-2025

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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Lt Briggs // 07.06.2025 à 09h05

« Cette question nous amène au rôle des États-Unis dans les organisations internationales, telles que le FMI, la Banque mondiale »

Je suis justement en train de lire « Banque mondiale, une histoire critique » d’Eric Toussaint. Ces deux institutions, BM et FMI, sont totalement inféodées au gouvernement américain. Elles travaillent depuis leur création à ouvrir les marchés des pays pauvres ou émergents, baisser leurs droits de douane, diminuer le rôle des États, « libérer » le marché du travail, inciter les pays à contracter des prêts qui servent essentiellement à rembourser d’autres prêts ou à acheter les biens des pays les plus développés, etc.
Si Trump veut vraiment mettre fin à la mondialisation, alors oui il va sans doute essayer de détruire la BM et le FMI, qui sont les temples de la mondialisation et ont tant œuvré à la puissance américaine… Ce serait un cadeau du ciel pour la Nouvelle banque de développement lancée par les BRICS.

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  • Lt Briggs // 07.06.2025 à 09h05

    « Cette question nous amène au rôle des États-Unis dans les organisations internationales, telles que le FMI, la Banque mondiale »

    Je suis justement en train de lire « Banque mondiale, une histoire critique » d’Eric Toussaint. Ces deux institutions, BM et FMI, sont totalement inféodées au gouvernement américain. Elles travaillent depuis leur création à ouvrir les marchés des pays pauvres ou émergents, baisser leurs droits de douane, diminuer le rôle des États, « libérer » le marché du travail, inciter les pays à contracter des prêts qui servent essentiellement à rembourser d’autres prêts ou à acheter les biens des pays les plus développés, etc.
    Si Trump veut vraiment mettre fin à la mondialisation, alors oui il va sans doute essayer de détruire la BM et le FMI, qui sont les temples de la mondialisation et ont tant œuvré à la puissance américaine… Ce serait un cadeau du ciel pour la Nouvelle banque de développement lancée par les BRICS.

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