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27.mai.201127.5.2011
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La Théorie de la Classe de loisir

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« Connaissez-vous Veblen ? » sont les premiers mots de Raymond Aron dans sa préface de la Théorie de la classe de loisir, de Thorstein Veblen, dont la première édition date de 1899. Sans doute que non.

Thorstein Veblen (1857-1923) était un brillant économiste et sociologue américain. Cela a été un des maître à penser de F.D. Roosevelt, qui s’est inspiré de ses idées pour le New Deal. Raymond Aron comparait son œuvre à celles de Tocqueville et de Clausewitz.

Au tout début du XXe siècle, le « capitalisme sauvage » régnait aux États-Unis. La Théorie de la classe de loisir y a connu un fort retentissement, car pour Veblen, l’économie est dominée par un principe : La tendance à rivaliser – à se comparer à autrui pour le rabaisser. Pour lui, les sociétés humaines ont quitté un état sauvage et paisible pour un état de rapacité brutale, où la lutte est le principe de l’existence. Il en est issu une différenciation entre une classe oisive et une classe travailleuse.

Vous pourrez lire une analyse ici, mais je vous ai réalisé dans un premier temps un recueil d’extraits du livre. N’hésitez pas à le lire, il est vraiment très accessible, et dresse un portrait incroyable de l’évolution des sociétés humaines. Il permet de comprendre ces courses aux rémunérations délirantes des dirigeants – puisqu’elles n’ont en effet pas pour but de combler des besoins. La réflexion de Veblen est une clé essentielle pour comprendre notre époque. Quand on lit ce livre, on le croit écrit pour les grand PDG américains ou les traders – alors qu’il a plus d’un siècle…

Dessin salaires PDG USA Cartoon

Théorie de la classe de loisir, Thorstein Veblen, 1899

« L’institution d’une classe oisive s’est fait jour peu à peu […] durant la transition d’une vie habituellement pacifique à une vie uniformément guerrière. […] Elle est la conséquence naturelle d’une discrimination primitive entre des travaux dignes et des travaux indignes. Cette antique distinction veut que soient dignes les activités qui se classent parmi les exploits ; et indignes, celles qui ne font qu’être nécessaires, quotidiennes, et où presque rien n’évoque la prouesse. »

La distinction de l’exploit et de la besogne est une distinction provocante. Les occupations qui entrent dans la catégorie de l’exploit sont dignes, honorables, nobles ; les autres, surtout celles qui ne vont pas sans assujettissement ou soumission sont indignes, dégradantes, viles. Le concept de dignité, de valeur, d’honneur, appliqué aux personnes ou à la conduite est d’une grande conséquence pour l’évolution des classes et des distinctions de classes. »

« L’émergence d’une classe oisive coïncide avec les débuts de la propriété […] Avec le temps, l’activité industrielle évincera peu à peu l’activité prédatrice. Les occasions de montrer physiquement sa vaillance se feront plus rares, ce qui augmentera l’importance de la preuve indirecte de cette vaillance : la propriété. […]

La possession des biens n’avait été prisée qu’en témoignage de la vaillance ; désormais elle est en soi un acte méritoire. La richesse est intrinsèquement honorable, et confère l’honneur à son propriétaire. Par un surcroit de raffinement, il y aura désormais plus d’honneurs et de raffinement à posséder une richesse transmise par des ancêtres, qu’à en acquérir par ses propres efforts. »

« Du moment où la propriété fonde l’estime populaire, elle devient non moins indispensable à ce contentement de soi que nous appelons amour-propre. Dans toute société où chacun détient ses propres biens, il est nécessaire à l’individu, pour la paix de son esprit, d’en posséder une certaine quantité, la même que possèdent ceux de la classe où on a coutume de se ranger ; et quelle énorme satisfaction que de posséder quelque chose de plus ! Or, au fur et à mesure qu’une personne fait de nouvelles acquisitions et s’habitue au niveau de richesse qui vient d’en résulter, le dernier niveau cesse tout à coup d’offrir un surcroit sensible de contentement. Dans tous les cas, la tendance est constante : faire du niveau pécuniaire actuel le point de départ d’un nouvel accroissement de la richesse ; lequel met à son tour l’individu à un autre niveau de suffisance, et le place à un nouveau niveau de l’échelle pécuniaire s’il se compare à son prochain. […]

Tant que la comparaison lui sera nettement défavorable, l’individu normal, l’individu moyen vivra dans l’insatisfaction chronique et se trouvera mal loti ; et quand il aura rejoint ce qui peut s’appeler le niveau pécuniaire normal, cette insatisfaction fera place en lui à une surtension ; il n’aura de cesse que l’intervalle s’élargisse encore et toujours entre sa position et le niveau dit normal. L’individu qui se livre à une comparaison provocante ne la trouvera jamais assez favorable : il ne demanderait pas mieux que de se classer plus haut encore. […]

Si l’aiguillon de l’accumulation était le besoin de moyens de subsistance ou de confort physique, alors on pourrait concevoir que les progrès de l’industrie satisfassent peu ou prou les besoins collectifs ; mais du fait que la lutte est en réalité une course à l’estime, il n’est pas d’aboutissement possible. »

« Pour s’attirer et conserver l’estime des hommes, il ne suffit pas de posséder richesse ou pouvoir ; il faut encore les mettre en évidence, car c’est à l’évidence seule que va l’estime. En mettant sa richesse bien en vue, non seulement on fait sentir son importance aux autres, non seulement on aiguise et tient en éveil le sentiment qu’ils ont de cette importance, mais encore, chose à peine moins utile, on affermit et préserve toutes raisons d’être satisfait de soi. »

« On s’honorait en s’abstenant de tout travail ; aujourd’hui la décence l’exige. […] Chez les personnes raffinées, […] le travail manuel est noté d’infamie, et ce sentiment peut prendre tant de force qu’en des circonstances critiques, il reniera même l’instinct de conservation. C’est ainsi que certains chefs polynésiens, contraints par l’étiquette, choisirent de mourir de faim, plutôt que de porter, de leurs propres mains, leurs aliments à la bouche. »

« Cet aperçu de l’origine du loisir et de la consommation ostentatoire fait apparaître un élément qui leur est commun et fonde pareillement leur utilité : le gaspillage. Dans un cas, il gaspille du temps, et de l’effort ; dans l’autre, des biens. Ce sont deux méthodes pour démontrer la possession de la richesse, et l’ont admet couramment qu’elles sont équivalentes. […] Le gaspillage ostentatoire est un principe directeur. »

« La rivalité joue ici le rôle de moteur : l’esprit de comparaison provocante nous incite à laisser plus bas que nous les gens de notre condition. […] Toute classe est mue par l’envie et rivalise avec la classe qui lui est immédiatement supérieure dans l’échelle sociale alors qu’elle ne songe guère à se comparer à ses inférieures […] Le critère du convenable en matière de consommation, et il vaut partout où se joue quelque rivalité, nous est toujours proposé par ceux qui jouissent d’un peu plus de crédit que nous-mêmes.

On en arrive alors […] à rapporter insensiblement tous les canons d’après lesquels une chose est considérée ou reçue, ainsi que les diverses normes de consommation, aux habitudes de comportement et de pensée en honneur dans la classe la plus haut placée tant par le rang que par l’argent – celle qui possède richesse et loisir. C’est à cette classe qu’il revient de déterminer, d’une façon générale, quel mode de vie la société doit tenir pour recevable ou générateur de considération »

« Les institutions économiques modernes se divisent en deux catégories, l’une pécuniaire, et l’autre industrielle. Il en va de même avec les activités. Dans la catégorie pécuniaire entrent les occupations qui ressortissent à la propriété et à l’acquisition ; dans la catégorie industrielle, celles qui ont trait à la production et aux règles de l’art. […] Les affaires économiques de la classe de loisir se traitent dans les professions pécuniaires ; celles des classes laborieuses se trouvent dans l’une et l’autre des catégories, mais surtout dans la catégorie industrielle. »

« La discipline des emplois pécuniaires tend à conserver et à cultiver certaines aptitudes à la rapacité ; […] dans cette mesure-là, l’expérience de la vie économique favorise la survie et le renforcement du tempérament prédateur ; elle encourage à penser en rapace. […] La classe de loisir se recrute aujourd’hui parmi ceux qui ont réussi dans le domaine pécuniaire. On peut donc supposer qu’en fait de particularités rapaces, ces personnes ont été mieux dotées que l’ordinaire. On entre dans la classe de loisir en passant par les activités pécuniaires ; lesquelles, par sélection et adaptation, ne laissent accéder aux plus hauts paliers que certains lignages ; ceux-là même qui, mis à l’épreuve, ont montré des dons de rapace et ont survécu grâce à leurs aptitudes pécuniaires. Un individu retourne-t-il au naturel pacifique, il est aussitôt éliminé et rejeté dans les basses zones du monde pécuniaire. »

Pour ce qui est des dispositions naturelles, l’homme de finance s’apparente au délinquant […] en ce qu’il convertit sans scrupules hommes et biens à ses propres fins, qu’il considère avec un mépris endurci les sentiments et aspirations d’autrui, et qu’il se soucie fort peu du résultat éloigné de ses actes ; mais il en est tout différent par le sentiment très vif qu’il a du rang social, et par la clairvoyance et l’application qu’il apporte à des visées plus lointaines. »

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4 réactions et commentaires

  • Mamzelle_angelle // 27.05.2011 à 16h00

    A la vue de la date de rédaction de ce texte il est étonnement prémonitoire, notamment le dernier paragraphe ( en 1899 la virtualité des échanges financiers que l’on connait n’était pas même imaginable!)

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  • Nihil // 17.08.2011 à 10h34

    J’avais « à l’époque… » loupé ce billet sur Veblen, que je ne connaissais pas du tout.
    Merci de cette découverte.

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  • marie // 15.02.2013 à 17h58

    je n’arrive pas à ouvrir l’analyse 🙁 es ce normal ?

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