Bruxelles semble incapable de comprendre que l’argent gelé est un levier pour la paix. Au lieu de cela, elle est prête à le céder.
Source : Responsible Statecraft, Mark Episkopos
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Le mois dernier, l’ancien ministre des Affaires étrangères de Lituanie, Gabrielius Landsbergis, a diagnostiqué avec concision que l’Europe était coincée dans un perpétuel « Jour sans fin » géopolitique [Un jour sans fin (Groundhog Day), ou Le Jour de la marmotte au Québec, est une comédie romantique et fantastique américaine réalisée par Harold Ramis]. Landsbergis a tout à fait raison, mais pour des raisons qui ne le font pas sourire.
Le problème de l’Europe n’est pas son hésitation à affronter la Russie, une qualité dont elle fait largement preuve, mais son insistance à privilégier des mesures à court terme plutôt qu’une stratégie réaliste pour mettre fin à la guerre en Ukraine.
Cette absence de vision stratégique a donné lieu à une mentalité du type « agir d’abord, réfléchir ensuite », encouragée au niveau de la bureaucratie européenne et de la politique intérieure des principaux acteurs de l’UE. Cela n’est nulle part plus évident que dans la question récurrente des plusieurs centaines de milliards d’euros d’actifs russes détenus par Euroclear en Belgique.
Les dirigeants européens ont lancé une nouvelle initiative visant à saisir ces actifs, gelés au début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, afin de trouver des sources de financement pour l’effort de guerre ukrainien.
Le dernier projet en date dans ce sens vise à fournir à l’Ukraine un « prêt de réparation » de 140 milliards d’euros à taux zéro provenant des actifs russes gelés. Ce prêt ne sera remboursé que si la Russie accepte de verser des réparations importantes à l’Ukraine.
Il n’y a pas grand-chose à dire sur les mécanismes de ce plan qui n’ait déjà été soulevé par le gouvernement belge, qui est contraint par les dirigeants de l’UE, l’Allemagne et plusieurs autres États européens d’assumer la quasi-totalité des risques sans bénéficier d’avantages clairs.
« Il n’y a pas d’argent gratuit. Il y a toujours des conséquences », a déclaré le Premier ministre belge Bart De Wever. « J’ai expliqué hier à mes collègues que je voulais qu’ils signent un document stipulant : « Si nous prenons l’argent de Poutine, si nous l’utilisons, nous serons tous responsables si cela tourne mal. »
Et les choses tourneront effectivement mal, car il n’existe aucun plan pour contraindre la Russie à rembourser, ce qui signifie que l’ensemble des risques et des coûts seront pris en charge par les États membres européens.
La seule innovation majeure de ce plan par rapport aux plans précédents est sa solution supposée au problème épineux de la légalité. Autoriser la saisie pure et simple des actifs souverains de la Russie sapera la crédibilité des institutions financières européennes et aura un effet dissuasif sur les investisseurs non occidentaux, à un moment où les pays européens sont confrontés à d’importantes pressions macroéconomiques à long terme.
Les partisans de ce plan affirment que, puisqu’il s’agit d’un prêt soumis à des conditions de remboursement par l’Ukraine, il ne conteste pas techniquement la revendication souveraine de la Russie sur ses actifs. Cette solution bureaucratique ne sera guère rassurante pour les investisseurs internationaux. Le mécanisme complexe des institutions financières mondiales repose sur la prévisibilité et un accord général sur un ensemble de règles prédéterminées concernant les relations de marché et les droits de propriété qui les sous-tendent.
Si l’UE s’octroie ex nihilo le droit de réquisitionner les actifs d’autrui, ce qui n’est pas prévu par le droit international ni reconnu par quiconque comme une pratique légitime, cela sera considéré et traité comme une expropriation pure et simple, sans la nommer, avec toutes les conséquences que cela implique pour la réputation de l’Europe.
Si l’objectif est d’obtenir de la Russie quelque chose qui puisse raisonnablement être qualifié de réparations pour l’Ukraine, cela peut être accompli d’une manière beaucoup plus simple et plus sûre. Il est largement admis à Moscou que la Russie a peu de chances de récupérer ses avoirs européens. La véritable question est de savoir à quelles conditions le Kremlin perdra son argent, et ici, indépendamment de ce que disent certains dirigeants européens, la propriété légale de la Russie sur ces avoirs lui donne un moyen de pression pour déterminer leur sort.
Comme l’ont précédemment suggéré mes collègues George Beebe et Anatol Lieven, l’Occident devrait ouvrir un groupe de négociation dans le cadre des pourparlers de paix sur l’Ukraine afin d’utiliser les avoirs gelés pour créer un fonds international de reconstruction d’après-guerre pour l’Ukraine. En fonction de l’évolution des négociations, l’Occident peut proposer d’allouer une partie de cet argent pour soutenir les populations et les territoires qui se retrouveront du côté russe de la ligne de démarcation d’après-guerre.
Un comité de surveillance des Nations unies pourrait garantir que les fonds ainsi utilisés soient exclusivement consacrés à des projets humanitaires et non militaires.
La répartition précise pour les territoires contrôlés par la Russie fait elle-même l’objet de négociations et dépendra de la teneur du reste de l’accord de paix, mais l’Occident peut et doit faire valoir que la part du lion reviendra à l’Ukraine en échange de l’accord de Moscou de débloquer les avoirs détenus par les entreprises occidentales en Russie. Cet accord dissipe toute crainte de répercussions financières négatives sur l’Europe, car la Russie devrait renoncer à sa souveraineté sur les avoirs gelés afin qu’ils puissent être utilisés pour le fonds international de reconstruction.
Le fait de lier ces avoirs à un cadre plus large de fin de guerre plutôt que de les saisir dès maintenant renforce la position de négociation de l’Occident dans la définition des contours d’un accord de paix. Il crée des incitations financières supplémentaires, en particulier s’il est associé à une feuille de route pour la levée des sanctions, afin d’amener Moscou à la table des négociations.
Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi les Européens ont relancé les projets de saisie d’actifs après une série d’initiatives similaires qui ont échoué. L’assèchement des fonds destinés à Kiev et le désengagement progressif des États-Unis de la guerre ont incité les dirigeants européens, dont l’objectif est de soutenir l’effort de guerre de l’Ukraine aussi longtemps que possible, à envisager des mesures auparavant jugées impossibles ou trop risquées.
Il incombe à la Maison Blanche de faire comprendre à nos alliés qu’un règlement durable est dans l’intérêt de l’Occident, précisément parce qu’il libère l’Europe du fardeau d’un financement indéfini de cette guerre, et de travailler sans relâche pour obtenir un consensus européen et ukrainien sur un cadre viable de fin de guerre.
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Mark Episkopos est chercheur sur l’Eurasie au Quincy Institute for Responsible Statecraft. Il est également professeur adjoint d’histoire à l’université Marymount. Episkopos est titulaire d’un doctorat en histoire de l’American University et d’une maîtrise en affaires internationales de l’université de Boston.
Les opinions exprimées par les auteurs sur Responsible Statecraft ne reflètent pas nécessairement celles du Quincy Institute ou de ses associés.
Source : Responsible Statecraft, Mark Episkopos, 07-10-2025
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
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2 réactions et commentaires
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Le nuton ardennais // 01.11.2025 à 09h50
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Lt Briggs // 01.11.2025 à 10h15
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Charte de modérations des commentairesLes « Européens » ont prouvé qu’ils étaient dans la plus grande décadence. Qu’ils étaient, bel et bien, des bras cassés doublés de voleurs patentés. En ce qui me concerne, il est grand temps de saper ce système à la base.
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AlerterLa posture des dirigeants européens visant à diaboliser la Russie devient pathétique. Je dis posture car nos dirigeants dans les faits construisent chaque jour leur impossibilité à être crédibles face à la Russie. Ils croient au marché comme régulateur ultime et sont donc obnubilés par les notations des agences. Or, quoi de mieux que délocaliser son industrie à l’autre bout du monde pour augmenter ses marges et être bien vu par les marchés financiers ? Résultat, on n’a jamais été aussi incapable de mener une guerre à grande échelle. L’idéologie néolibérale en cours à Bruxelles ôte toute crédibilité au discours belliciste européen.
Tout le monde en est conscient en Europe mais comme il n’y a pas de politique de rechange on continue. Présenter la Russie comme une menace existentielle et exiger sa capitulation et l’arrestation de ses dirigeants n’a qu’un but, masquer l’échec de l’Union européenne telle qu’elle a été conçue et faire taire toute critique. Un naufrage qui ne pourra durer encore bien longtemps.
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