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Test fiche

Michel Terestchenko

Du bon usage de la torture

Ou comment les démocraties justifient l’injustifiable

(2008)

Idées/Concepts clés

En lisant ce résumé, vous apprendrez que :

  • La torture aux États-Unis est un programme politique d’État et les services de renseignement ont une longue expérience de la pratique.
  • Suite au 11 septembre 2001, les plus éminents juristes ont réinterprété le droit afin de couvrir l’administration Bush avant que celle-ci ne décide finalement de légaliser la torture.
  • Les agents états-uniens ont torturé nombre de civils innocents au Moyen-Orient.
  • Les protagonistes de la torture justifient la torture à partir de deux théories philosophiques, l’une machiavélienne et l’autre utilitariste.
  • L’argument de la bombe à retardement, supposé justifier le recours à la torture, est une fable qui n’a jamais apporté les preuves de son affirmation.
  • La torture est inefficace pour obtenir des informations fiables, bien davantage sert-elle à accuser faussement un suspect et à terroriser une population.
  • La torture est nécessairement une institution sociale menant vers une forme de suicide politique et étatique.
  • La prohibition absolue de la torture et le maintien des droits fondamentaux sont nécessaires afin d’éviter un climat d’insécurité généralisée.

Lire «Du bon usage de la torture ou comment les démocraties justifient l’injustifiable» : Pourquoi?

À partir d’une réflexion philosophique et empirique, l’auteur s’interroge sur l’utilité et le sens moral de la torture en situation d’exception. La torture est-elle efficace pour sauver des vies ? Faut-il l’accepter et la légaliser ? Pour y répondre, l’ouvrage reviendra sur un certain nombre de réflexions philosophiques, sur quelques expériences scientifiques, ainsi que sur de nombreux témoignages historiques. L’auteur remet en cause à la fois la justification utilitariste de la torture et l’efficacité même de ces pratiques, que cela soit en termes de renseignement ou de lutte contre le terrorisme.

Biographie de Michel Terestchenko

Michel Terestchenko est un philosophe français né en 1956. Il est diplômé de science po Paris, agrégé de philosophie et docteur ès lettres. Il enseigne comme Maître de conférences de philosophie à l’Université de Reims et à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence. Ses travaux portent essentiellement sur la philosophie politique et morale.

Avertissements Droits d’auteur

Avertissement : Ce document est un résumé de l’ouvrage de référence susvisé, réalisé par les équipes de Les Crises ; il a vocation à retranscrire les grandes idées de cet ouvrage et n’a pas pour finalité de reproduire son contenu. Pour approfondir vos connaissances sur ce sujet, nous vous invitons à acheter l’ouvrage de référence sur notre site internet. La couverture, les images, le titre et autres informations relatives à l’ouvrage de référence susvisé restent la propriété de son éditeur.

Plan

Introduction : La question de la torture

Chapitre 1 La longue histoire de la «torture d’État» aux États-Unis

Chapitre 2 Des juristes au service de la torture

Chapitre 3 L’archipel américain de la torture

Chapitre 4 La parabole de la bombe à retardement

Chapitre 5 Le tortionnaire noble

Chapitre 6 Le mal n’est pas un bien

Chapitre 7 Une fable perverse

Chapitre 8 L’inutilité de la torture?

Chapitre 9 S’en tenir à des principes non négociables

Chapitre 10 L’État illégitime

Synthèse de l’ouvrage

Introduction : La question de la torture

Faire de la torture l’objet central de ce livre peut sembler difficile, car elle ne semble pas être autorisée à faire l’objet d’un débat. Elle est inacceptable, point. Et pourtant, le débat sur la torture existe et il a été (r) ouvert il y a quelques années aux États-Unis suite aux attentats du 11 septembre 2001 et à la politique de « guerre globale contre la terreur » (p8) déclarée par le gouvernement Bush. Les questions soulevées par le débat public furent nombreuses. Ce livre s’intéressera plus précisément aux quatre questions suivantes : Existe-il des situations extrêmes dans lesquelles l’unique solution pour sauver des vies est l’usage de la torture ? Dans ce cas, la torture est-elle moralement acceptable ? Et est-elle efficace ? Enfin, qui doit prendre la décision d’exercer cette torture ?

Il existe un certain nombre de protagonistes affirmant qu’un tel usage peut être utile pour sauver des milliers de victimes. Plusieurs arguments types sont alors invoqués : nécessité fait loi, il faut être pragmatique, un mal nécessaire, au nom de la responsabilité ou du moindre mal, etc. Répondre à ces arguments est difficile car ils relèvent d’un conflit de « valeurs entre conviction et responsabilité » (p12). Pourtant, cet « état de nécessité » (p12) est une fable qui tend à justifier l’injustifiable. Ce livre se propose d’expliquer pourquoi. Pour ce faire, l’ouvrage abordera quatre thématiques. Premièrement, faire un bilan critique des arguments des protagonistes de la torture. Deuxièmement, aborder les difficultés qu’une telle pratique pose à une société démocratique. Ensuite, formuler une réfutation de l’argument de la nécessité. Enfin, montrer en quoi l’exercice d’une telle pratique relève d’une forme de suicide politique et étatique.

Chapitre 1 – La longue histoire de la «torture d’État» aux États-Unis

C’est à partir du 11 septembre 2001 que le gouvernement américain réinstaure des « méthodes d’interrogatoire coercitives » (p15). Mais les actes de torture exercés par les soldats américains en Irak, à Cuba et en Afghanistan, ne constituent pas un phénomène nouveau. Ils ne sont pas non plus l’œuvre d’une minorité de sadiques. C’est un phénomène qui résulte d’une décision politique d’État que les services de renseignement, la CIA en particulier, se sont chargés de mettre en application.

La CIA a acquis une certaine expérience à travers les décennies, notamment lors de la guerre froide et de la lutte anticommuniste, en partie grâce au savoir-faire français lors de la guerre d’Algérie. La CIA et l’armée américaine ont ainsi rédigé plusieurs manuels traitant des différentes méthodes de torture psychologique. Celles-ci reposent sur deux techniques : la « désorientation sensorielle » et la « souffrance auto-infligée » (p15). Si ces méthodes sont a priori moins violentes que la torture physique, elles conduisent en fait à une destruction de la personnalité bien plus grave.

Dans les années 50, l’agence avait mis en place un programme secret dénommé « mind control » (contrôle de l’esprit). Plusieurs expérimentations extrêmes furent menées afin de découvrir un moyen de percer la résistance des prisonniers communistes et de les faire parler. Des fonds énormes ont été alloués à ce programme, recrutant médecins, universitaires et chercheurs. Ces expériences comprenaient des méthodes telles que « la chirurgie du cerveau, l’électrochoc, l’hypnose et l’usage de drogues » (p18). Le programme aboutit rapidement à la conclusion que la violence physique n’était pas le meilleur moyen pour obtenir des résultats. Les techniques psychologiques s’avéraient beaucoup plus dévastatrices.

Une étude menée en 1951 à l’Université de McGill (Montréal), et financée par la CIA, a pu mettre en évidence les effets de la torture psychologique. Vingt-deux étudiants furent placés dans une cabine et allongés. Leurs perceptions visuelles, auditives et tactiles ont été réduites au minimum avec des caches œil, des gants et une absence totale de bruit. Quarante-huit heures environ après le début de l’expérience, la plupart des sujets témoignèrent d’hallucinations et refusèrent de continuer l’expérience.

À partir de ce genre de recherche scientifique, un manuel d’interrogatoire appelé Kubark fut rédigé en 1963. L’objectif de l’ouvrage était clair, proposer des méthodes capables de créer dans l’esprit du détenu un « chaos existentiel », réduisant ses facultés mentales au maximum. Parmi les méthodes, on peut citer le maintien du détenu dans une position inconfortable et la privation de sommeil et de ses perceptions.

Ces méthodes furent ensuite secrètement mises en pratique un peu partout dans le monde, en Asie, en Amérique Centrale, en Amérique du Sud, puis depuis 2001, en Afghanistan et en Irak. Elles furent enseignées à l’armée et à la police locale ou délivrées aux forces anti-insurrectionnelles de plusieurs pays.

 

Chapitre 2 – Des juristes au service de la torture

Néanmoins, un scandale éclate en 2004 et les actes de tortures de la prison irakienne d’Abou Ghraib sont dévoilés au grand public dans des vidéos diffusées sur la chaîne de télévision CBS. Ces méthodes d’interrogatoires, qui ont également été pratiquées à Guantánamo Bay et dans certaines prisons afghanes, relèvent pour la plupart d’une politique d’État. Pour rendre légales ces pratiques, l’administration gouvernementale des États-Unis a fait usage des plus « éminents juristes des ministères de la Justice et de la Défense » (p28). L’idée était de jouer sur l’interprétation des textes de lois nationales et internationales. Les deux arguments principaux consistaient à dire que les « États déchus » et les « combattants irréguliers » pouvaient faire l’objet d’interrogatoires « poussés » (p28).

Pourtant, la convention contre la torture adoptée en 1984 par l’ONU est claire : « Le terme torture désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales sont intentionnellement infligées à une personne […] »(p29). Ce n’est que dix ans plus tard que le congrès des États-Unis ratifia la convention. Mais le législateur américain ayant une conception très étroite de la torture, il exclura de la ratification les méthodes de torture psychologique. « [C] » est ainsi qu’on ne parle pas de « torture », mais de « méthodes d’interrogatoires coercitives » (p32). Un beau novlangue qui ne sera pas sans conséquence.

Les interprétations spécieuses des juristes ont d’abord affirmé que les prisonniers afghans ne pouvaient être considérés comme des prisonniers de guerre, et par conséquent bénéficier des protections internationales, car contrairement aux conditions inscrites dans le texte de la convention, les membres d’Al-Qaida ne disposaient pas d’un « signe distinctif fixe et reconnaissable à distance », ne portaient pas « ouvertement les armes » et ne se conformaient pas « aux lois et aux coutumes de la guerre ». On perçoit tout de suite l’hypocrisie d’une telle argumentation lorsque le gouvernement Bush utilise l’expression « guerre contre la terreur », la guerre étant elle-même une notion encadrée par le droit international.

Ensuite, l’Afghanistan ne serait pas un État, ou du moins serait un État déchu, par conséquent les conventions internationales n’auraient pas cours sur leurs membres, les talibans. Pourtant, selon le droit international, quatre critères définissent un État : « l’existence d’une population permanente, établie sur un territoire défini, soumise à un gouvernement et capable d’entrer en relation avec d’autres États ». Or, l’Afghanistan répond à tous ces critères.

Par conséquent, la Cour suprême des États-Unis invalida ces interprétations spécieuses, mais afin de faire perdurer les pratiques de torture, l’administration Bush fit voter une loi au Congrès (Military commission Act). « Pour la première fois depuis 1942, étaient institués des tribunaux militaires d’exception pour les personnes suspectées de participation à des actions terroristes » (p43). Ainsi, « dans les régions qui tombent sous le coup de la loi martiale ou dans les territoires occupés » (p43) pouvait être mis en détention pour une durée illimitée tout individu suspecté d’être « un ennemi combattant illégal » (p43). Une définition suffisamment large pour que, de fait, n’importe qui puisse être suspecté, emprisonné, et torturé. La loi violait également la constitution américaine en ce qu’elle suspendait le droit des accusés de connaître les témoins et les preuves les incriminant, et « encadrait » le rôle de leurs avocats. Cette affaire révèle ainsi les limites morales du droit.

 

Chapitre 3 – L’archipel américain de la torture

Ainsi, depuis le 11 septembre, la torture est devenue la principale méthode contre le terrorisme. Selon l’historien américain Alfred McCoy « quelque 14 000 prisonniers irakiens furent soumis à des interrogatoires sévères, qui incluaient souvent l’usage de la torture, 1100 prisonniers de ‘haute valeur’ » furent interrogés et soumis à une torture systématique […] 26 détenus furent assassinés durant leur interrogatoire, dont 4 par la CIA » (p53).

Les forces armées américaines disposaient de prisons secrètes un peu partout en Asie et au Moyen-Orient. Les suspects étaient kidnappés et emprisonnés par les troupes d’élite de l’US Navy ou de l’US Army puis soumis aux interrogatoires. Ce programme top secret était autorisé par le Président Bush lui-même et fut mis en place par son ministre de la défense.

Le cas de torture le plus frappant est probablement celui de Mohammed Binyam, un citoyen éthiopien résidant au Royaume-Uni. Alors en voyage au Pakistan, il est arrêté en 2002 par les autorités du pays, mis en détention puis livré aux Américains. Il passa trois mois à être battu et à subir des agressions sexuelles. Puis il fut expédié au Maroc et torturé par des agents marocains pendant dix-huit mois. Ensuite, des agents américains l’emmenèrent en Afghanistan et son cauchemar continua « Ils me suspendirent. J’avais le droit à quelques heures de sommeil par jour. […] J’eus l’impression d’être presque mort » (p57). En 2005, il est envoyé à Guantánamo Bay et ce n’est qu’en 2007 que le Royaume-Uni demanda aux États-Unis de relâcher leur résidant. Ce genre de cas n’était pas une exception. « Selon certains journalistes, ce sont plus d’une centaine de détenus que la CIA aurait ainsi kidnappés » (p59).

Le cas de la prison d’Abou Ghraib, surnommée « le trou de l’enfer », est également stupéfiant. C’est en 2003 que le ministre de la Défense américaine, Donald Rumsfled, décide d’appliquer des méthodes de torture psychologique dans cette prison située à Bagdad. La prison est confiée au général Ricardo Sanchez, lequel exposera ses méthodes dans un mémoire. Parmi celles-ci, on compte notamment : « la manipulation de l’environnement, des rythmes de nourriture et de sommeil, l’isolement, le bruit assourdissant, les positions pénibles » (p62). Suite aux révélations télévisées, plusieurs enquêtes furent menées. Les rapports font mention de méthodes allant bien au-delà de la torture psychologique, les détenus ayant été menacés, dénudés et parfois violés ou sodomisés. Par ailleurs, la majorité des 10 000 détenus de la prison n’étaient que de simples passants, arrêtés sans raison valable. Hommes, femmes, enfants et vieillards partageaient ces murs étroits en compagnie d’un certain nombre de détenus qui étaient, eux, « réellement dangereux ou mentalement dérangés » (p65).

Le plus scandaleux étant peut-être que ces actes sont le résultat d’une politique décidée au plus haut niveau de l’État, et non le fait de quelques sadiques ayant perdu la tête. C’est en 2008 que le directeur de la CIA, Michael Hayden, affirma publiquement que ses agents avaient fait usage de la noyade par simulation, ajoutant que l’emploi de cette méthode nécessitait « le consentement du président des États-Unis et l’accord légal du ministre de la Justice » (p69). Pour finir, « le 7 mars 2008, le président Bush a mis son veto à la loi votée par le Congrès en février, qui avait interdit l’usage des méthodes “poussées” d’interrogatoires » (p69).

 

Chapitre 4 – La parabole de la bombe à retardement

Si la torture est en principe indéfendable, reste que dans certaines situations d’exceptions le choix des moyens ne nous ait peut-être pas laissés. Imaginez qu’un attentat imminent s’apprête à être commis sans qu’on ne sache où. C’est ce qu’on appelle le scénario de « la bombe à retardement ». Si torturer un individu permet de sauver des centaines ou des milliers de vies, n’est-ce pas finalement un « état de nécessité » ? C’est du moins ce que soutiennent les défenseurs libéraux de la torture. Au nom de la sécurité, nous serions prêts à bafouer nos droits fondamentaux. Cette vision relève d’une conception utilitariste du monde. Un acte est moral par rapport à un autre s’il est capable de satisfaire le plus grand nombre.

L’histoire nous apprend que notre rapport à la torture relève d’une conception récente. Au Moyen Âge, le juge ne pouvait prononcer une peine de mort sur la base de preuves matérielles. Il lui fallait nécessairement les aveux de l’accusé et il pouvait les obtenir en faisant usage de la torture. L’historien américain John H. Langbein réfute l’idée selon laquelle l’abolition de la torture résulterait d’une influence philosophique ou d’un souci humaniste. Il montre que la raison principale de ce changement tient à la modification du système juridique. Les sanctions pénales peuvent désormais être prononcées sans la preuve de l’aveu, mais à partir d’une conception probabiliste de la culpabilité.

Quoi qu’il en soit, les défenseurs modernes de la torture présentent la méthode, non comme un acte de cruauté, mais simplement comme un acte rationnel. Décider d’avoir recours à la torture ne serait qu’un simple calcul coûts/bénéfices. Et force est de constater que s’il existe des situations dans lesquelles la torture est le seul moyen pour sauver des vies, alors un dilemme se pose. Mais « comment conduire des individus à faire le sale boulot sans les transformer en monstres ? » (p84). Pour certains, ce n’est pas l’usage de la torture qui est scandaleux, mais sa normalisation. Ainsi, le philosophe Slavoj Zizek écrivait « “dans l’urgence brutale et inévitable du moment, je devrais simplement le faire. Mais cela ne peut devenir une norme acceptable. Je dois conserver intacte la conscience de l’horreur de mon acte” » (p85).

 

Chapitre 5 – Le tortionnaire noble

Que doit-on faire en situation exceptionnelle ? La torture est-elle envisageable ? Et si tel est le cas, qui serait le plus à même de prendre cette décision ? Les défenseurs de la torture proposent deux solutions. La première consiste à placer toute la responsabilité de la décision sur un seul homme. La deuxième est de légaliser la pratique et de placer la décision dans les mains d’un juge qui fournirait des « mandats de torture » (p89).

Ainsi selon le philosophe Michael Walzer, pour ne pas contrevenir aux principes de nos sociétés démocratiques, il faut tout miser sur le principe de la responsabilité individuelle. Dans une situation d’exception, un homme doit se tenir prêt à faire le sale boulot et à en assumer les conséquences juridiques et morales. La décision devrait donc être confiée à un individu doté d’un sens moral particulièrement élevé. Ainsi, la torture n’est pas rendue légale et les principes démocratiques ne sont pas entachés. Dans cette perspective machiavélienne, le seul responsable serait cet individu héroïque.

Ce raisonnement a l’avantage d’admettre la réalité tragique d’une décision consistant à choisir entre deux maux. Par ailleurs, le fait de ne pas inscrire la torture dans le droit permet d’éviter de généraliser le cas particulier. Maintenir la torture hors du droit devrait permettre d’éviter les dérives. Prenons l’exemple de l’euthanasie active. La loi l’interdisant, seuls les médecins héroïques ont le courage d’en user dans les cas extrêmes. Les dérives semblent alors beaucoup plus improbables tant les risques pénaux sont importants. Néanmoins, la torture ayant cours dans l’illégalité et le tortionnaire étant seul responsable, cette solution ne serait-elle pas une forme d’hypocrisie et d’injustice ? Par ailleurs, qui est pénalement responsable ? Le décideur ou le tortionnaire ? Ou toute la chaîne de commandement ? Et trouvera-t-on suffisamment d’individus prêts à subir des condamnations pénales ?

Le juriste Alan Dershowitz estime quant à lui qu’il est préférable de confier la décision à un juge. Si la torture est un mal, c’est un mal qui a cours dans nos régimes démocratiques. Il serait donc hypocrite de faire semblant, de fermer les yeux face à ces pratiques. Mieux vaut légaliser la torture afin de l’encadrer et d’en minimiser ses excès. Par ailleurs, il considère que la torture « qu’on le regrette ou non — est nécessaire en certaines circonstances d’exception, donc moralement justifiable » (p91).

Pourtant, dans un État de droit, ce n’est pas à la loi de se soumettre aux pratiques de l’État. Au contraire, c’est la loi qui doit soumettre l’État au droit. Et si la loi suit souvent l’évolution des mœurs sur bien des aspects de la vie d’une société, il est des sujets sur lesquels elle doit résister. En ce qui concerne la torture, le sujet relève de principes fondamentaux, inaliénables et constants. La loi doit garantir ces principes et non les subvertir en se pliant aux mœurs d’une société.

Le raisonnement de Dershowitz relève de l’idée utilitariste selon laquelle l’action s’impose par le simple calcul des conséquences. Dans cette perspective, le dilemme tragique entre, d’un côté le refus d’avoir recours à des pratiques immorales, et de l’autre le choix d’y avoir recours au nom du principe de responsabilité, n’existe plus. En effet, aux yeux d’un utilitariste la morale est seulement fonction de l’utilité de l’action. Afin de répondre aux intérêts du plus grand nombre, le calcul des utilités doit néanmoins être effectué de manière neutre et impartiale. C’est la raison pour laquelle Dershowitz estime qu’un juge serait le mieux placé pour prendre la décision.

Ainsi, entre la conception de Walzer qui semble impraticable et la conception de Dershowitz qui est par principe inacceptable, aucune solution ne semble exister. En effet, « combien de fois la nécessité du mal n’a-t-elle servie d’alibi fallacieux aux pires crimes d’État ? » (p106). C’est avant tout contre cela qu’il faut lutter. Et plutôt que de s’interroger sur la manière d’utiliser la torture, sait-on seulement si elle est efficace pour sauver des vies ? Le problème étant qu’il est presque impossible de le prouver puisqu’il s’agit d’apporter « la preuve que cet acte a permis d’éviter un dommage qui, par hypothèse, ne s’est pas réalisé » (p104).

 

Chapitre 6 – Le mal n’est pas un bien

Admettons un instant que dans certaines circonstances exceptionnelles la torture puisse être le seul moyen de sauver des vies. La question viendrait alors de savoir « De quelle manière et à quelles conditions est-elle compatible avec les principes constitutifs de la démocratie » (p113) ? Certainement la pratique devrait être exposée publiquement, car le principe du contrôle des institutions est au fondement du système démocratique. Mais une telle publicité ne serait pas sans conséquence du point de vue de la crédibilité internationale du pays. Une solution serait de mettre en place une publicité limitée. Les gouvernants pourraient par exemple être auditionnés par des commissions parlementaires délibérant à huis clos et engagés par un serment de confidentialité. Mais qu’est-ce qui empêcherait les gouvernants de mentir à ces commissions ?

Par ailleurs, nous le verrons plus en détail, la légalisation de la pratique ouvrirait la voie aux abus judiciaires et à la banalisation de la transgression morale. Il faut éviter cette posture utilitariste qui tend à faire d’un mal un bien. Les sociétés occidentales ont placé au plus haut niveau du droit un ensemble de principes fondamentaux comme la déclaration universelle des droits de l’homme adoptée par l’ONU en 1948 ou la convention européenne des droits de l’homme (1950). Quelles que soient les circonstances, ces droits sont inaliénables et constants. La difficulté réside néanmoins lorsqu’il s’agit d’ajuster nécessité et morale. Serait-il donc impossible d’échapper à l’éventualité de la pratique de la torture ? Pour répondre à cette question, il s’agit de vérifier la validité de l’argument de la bombe à retardement, seule occasion qui pourrait justifier la torture.

 

Chapitre 7 – Une fable perverse

La difficulté du débat sur la torture réside dans le mélange entre des arguments de type empirique et des arguments de type moral. Mais les défenseurs de la torture n’ont que ces derniers à leur disposition, car leur idéologie repose sur une fable qui n’a rien de factuel. En effet, « aucune preuve n’a pu être apportée d’un cas où la torture aurait permis d’éviter un attentat terroriste imminent » (p127). Prenons l’exemple d’Abdul Hakim Murad, suspecté d’appartenir à Al-Qaida, il dévoila ses informations avant même que ne débute son interrogatoire. Pourtant, cette fable de la bombe à retardement est exprimée comme une évidence « imaginez qu’une bombe soit cachée dans une école », mais aucun exemple n’a encore jamais correspondu avec cet état de nécessité où il faudrait torturer un potentiel suspect pour sauver des vies.

Par ailleurs, il est bien difficile d’affirmer la nécessité de torturer un suspect si les services de renseignement ne sont même pas au courant qu’un attentat imminent se prépare. Tel fut le cas lors de l’arrestation d’une vingtaine de suspects arrêtés en 2006 par la police britannique. Pour parler d’un cas de bombe à retardement, deux conditions doivent être réunies, l’attentat doit être imminent et les services de renseignement doivent connaître l’existence du projet d’attentat. Or, dans tous les cas réels, l’imminence de l’acte est inconnue. Il n’y a que des suspicions. Autrement dit, torturer un suspect relève du pari, celui de croire que torturer tel ou tel homme sauvera des vies. Et les chances de réussite sont estimées être plus ou moins grandes en fonction du profil du suspect, mais sont en définitive imprédictibles. User d’une telle pratique risque donc d’ouvrir la voie à toutes sortes de dérives.

Admettons néanmoins que nous puissions un jour être confrontés au scénario de la bombe à retardement. Un certain nombre de questions restent en suspens. La torture est-elle efficace ? Et si le suspect résiste, combien de temps faut-il le torturer et comment ? L’expérience montre que les terroristes sont généralement entraînés à résister aux méthodes et sont prêts au « martyre ». L’attentat étant imminent, c’est d’autant plus facile pour eux de mentir pour gagner du temps.

Qu’en est-il de l’argument moral ? En vérité, ce débat mène nécessairement à une impasse, car il n’y a aucun principe rationnel ultime. « Entre l’un qui accepterait que soit pratiquée la coercition, […] et l’autre qui s’y refuserait […], il est parfaitement possible de justifier rationnellement ces deux attitudes » (p138). Rien ne sert donc d’essayer de convaincre sur le terrain de la morale. Il n’y a tout simplement pas de solution au débat éthique. En revanche, il y a une solution au débat empirique. Et de ce point de vue, la torture est « totalement irréaliste » car les « conditions préalables [sont] si nombreuses qu’elles n’ont aucune chance, ou plutôt aucun risque, d’être jamais réunies » (p139).

On peut néanmoins faire remarquer l’illogisme qui réside dans le raisonnement moral des défenseurs de la torture. Car une fable ne constitue en rien un argument. Imaginons par exemple qu’un train ait perdu le contrôle de sa vitesse et que son chauffeur se retrouve dans la situation où il serait contraint de choisir entre continuer sur sa voie en fonçant dans un bus plein d’enfants, ou bien se placer sur une autre voie et écraser un homme ivre allongé sur les rails qu’il aperçoit au loin. Cette petite fable permet de défendre la thèse utilitariste. Mais si la position utilitariste est valide dans ce cas particulier, cela ne permet pas d’en tirer un principe d’ordre général. Ce genre d’expérience de pensée doit chercher à valider ou invalider un principe, pas d’en créer un. On ne peut raisonnablement bâtir une obligation morale sur la base d’un cas particulier, imaginaire qui plus est. Bien au contraire, le principe devrait reposer sur l’examen objectif d’une multiplicité de faits réels.

Et même en admettant que ce genre de fable puisse justifier l’adoption du principe utilitariste, il n’en reste pas moins que la torture mènerait inévitablement à la criminalisation de l’État. Car pour pratiquer la torture, il faut mettre en place une véritable « culture de la torture ». Il faut créer des écoles ou des formations pour apprendre à des médecins à encadrer ces pratiques, pour former des juges à prendre des décisions sur ces sujets, et pour disposer de tortionnaires professionnels. De plus, la dépersonnalisation des tortionnaires est nécessaire afin de les rendre aptes aux pratiques de torture. Pour cela, ils doivent subir une formation des plus cruelles. C’est ainsi qu’un certain nombre de policiers brésiliens ont été formés à devenir tortionnaire lors de la lutte contre « la subversion communiste ». Torture psychologique et torture physique furent exercées sur eux afin de les rendre parfaitement disciplinés et dépourvus de la moindre empathie. « Telle est la condition que présuppose nécessairement la justification libérale de la torture, mais que ses défenseurs ne présentent jamais » (p150).

 

Chapitre 8 – L’inutilité de la torture?

Sous la torture physique, la parole de l’individu n’a plus de sens. Ses mots ne servent qu’à faire cesser la douleur. Ainsi les informations qui peuvent éventuellement être extirpées au détenu sont dénuées de toute fiabilité. Le sujet peut aussi bien exprimer des mensonges que des vérités, il dira tout ce que le tortionnaire voudra entendre afin de soulager sa douleur. Les tortures extrêmes réduisent à néant la personnalité même de l’individu. Il n’y a plus de sujet, seulement un corps. Si bien que l’analyse des paroles est rendue impossible. Certains cas exceptionnels résistent néanmoins, et ceux-là ne diront rien, quelles que soient les méthodes. D’étonnantes recherches ont pu constater que la décision de parler était prise avant que l’interrogatoire ne commence, ceux qui parlent sous la torture ne cherchant qu’un prétexte pour leur trahison. Mais alors mensonges et vérités sont mélangés de telle sorte que l’interrogateur sera incapable de démêler le vrai du faux.

Bien davantage, la torture sert à faire de fausses accusations. Ce fut le cas du Libyen al-Shaykh al-Libi, dirigeant d’un camp d’entraînement d’Al-Qaida. Il fut capturé et torturé. Toutes ses révélations se sont révélées fausses. Elles ont pourtant été utilisées par l’administration Bush pour accuser Saddam Hussein de posséder des armes de destructions massives. Accusation dont nous savons maintenant qu’elle n’était qu’un mensonge servant à justifier l’invasion de l’Irak en 2003.

Pour ce qui est de la torture psychologique, si elle est encore plus efficace pour détruire la résistance du détenu, la fiabilité des informations obtenues est la même. Son seul intérêt est d’échapper plus facilement au contrôle, car elle ne laisse pas de trace. « C’est donc un fait avéré, bien connu de tous les spécialistes, que la torture, sous toutes ses formes, est le moyen le moins sûr d’accès au renseignement » (p156).

Seules les méthodes d’interrogatoire légales sont efficaces en matière de renseignement. Mais celles-ci prennent nécessairement du temps. L’analyse des paroles est rendue possible car l’individu n’est pas détruit. Ses mots ont donc plus de crédibilité que s’il était sous la torture, même s’il a l’opportunité de mentir. C’est en recoupant les révélations à la suite de dizaines d’heures de questions-réponses que quelques informations utiles peuvent parfois être obtenues.

Ainsi, tout porte à penser que la torture est inefficace. La CIA a d’ailleurs été « incapable d’apporter la moindre preuve qu’un attentat […] ait été déjoué par [la torture] » (p159). Mais si la torture est inefficace, pourquoi donc en user ? Comme nous l’avons vu, cela permet de faire de fausses accusations. Mais c’est également un moyen très efficace pour réduire la cohésion d’un groupe (le détenu et sa communauté) et pour y répandre la peur. Torturez puis relâchez les détenus et ils travailleront eux-mêmes à terroriser leur propre population. Cela permet de faire passer un message clair et symbolique : nous-mêmes, États démocratiques, n’hésitons pas à user des pires méthodes. Il s’agit de répondre à la terreur par la terreur. Car pour certains théoriciens de la guerre moderne « c’est une nécessité absolue d’employer toutes les armes dont se servent nos adversaires » (p160). Ainsi, si certains défenseurs de la torture ne semblent pas se préoccuper des arguments en défaveur de son efficacité en matière de renseignement, c’est peut-être parce que l’objectif n’est pas là.

Par conséquent, la torture peut avoir une certaine efficacité si elle est utilisée à grande échelle. Mais à quel prix ? « L’idée d’un usage exceptionnel, chirurgical ou “médicinal”, de la torture est un leurre : elle devient toujours une politique d’État » (p164). Or, cette politique d’État, nous l’avons vu, implique tout un système d’organisations professionnelles de la torture. À long terme, les conséquences en matière de politique intérieure sont simplement catastrophiques. Et en matière de politique extérieure, la stratégie de la terreur exacerbe les tensions et les extrémismes. Si bien qu’en somme, c’est une pure illusion de croire que la torture puisse apporter plus qu’elle ne prend.

 

Chapitre 9 – S’en tenir à des principes non négociables

Une autre bonne raison de prohiber absolument la torture réside dans ce qu’on pourrait appeler « un processus destructeur ». Lorsqu’une limite est franchie, qu’est-ce qui peut bien empêcher d’en franchir une seconde, puis une troisième ? De telle sorte que la limite est éternellement franchie dans un élan destructeur. Tony Lagouranis, interrogateur dans la prison d’Abou Ghraib, témoigne de ce processus destructeur. Il commença par torturer les prisonniers en les obligeant à tenir des positions pénibles. Une fois la pratique devenue courante vint l’idée de pratiquer d’autres méthodes plus violentes encore : « la menace de chiens, l’usage de musiques assourdissantes et de lumières aveuglantes » (p170). Une fois ces méthodes accomplies, l’interrogateur se demanda s’il ne serait pas plus efficace de couper les doigts des détenus. C’est à ce moment qu’il prit conscience d’être tombé dans un cercle vicieux, un processus destructeur.

Ce témoignage illustre l’importance de fonder et de maintenir des principes fondamentaux inviolables. Du point de vue philosophique, il n’est pourtant pas toujours simple de justifier l’inviolabilité d’un principe. Selon Benjamin Constant, il doit exister une réciprocité entre droits et devoirs. Autrement dit, n’a droit que celui qui a accompli ses devoirs. Constant répondait à la philosophie de Kant, lequel défendait des principes moraux absolus et inviolables. Constant prenait l’exemple du mensonge. S’il est généralement mal de mentir, il ne l’est pas à l’égard de certaines personnes. Imaginez des assassins « “qui vous demanderaient si votre ami qu’ils poursuivent n’est pas réfugié dans votre maison” » (p172). Ainsi, Constant défend l’idée qu’aucun principe ne saurait être inconditionnel. L’usage de la torture pourrait donc être fonction des circonstances.

Quelle est la réponse de Kant ? Selon lui, faire exception à la morale c’est faire exception à la loi. Or, le principe même de la loi est d’être de portée générale, de s’appliquer pour tous sans exception. « Le droit ne doit jamais être adapté à la politique, mais c’est bien plutôt la politique qui doit, toujours, être adaptée au droit » (p174). Si cette conception de la morale est peut-être une faiblesse à court terme, sur des cas particuliers, elle est une force à long terme. Car si bafouer ponctuellement la morale peut permettre de résoudre quelques problèmes, à long terme, on crée un avenir dont la morale est fragilisée.

Certains utilisent cette thèse de la réciprocité pour défendre les pratiques de torture. Selon le renommé professeur de droit Günther Jakobs, ceux qui cherchent à détruire l’ordre juridique ne devraient plus pouvoir profiter de droits fondamentaux et devraient être considérés comme des « ennemis ». Tous les moyens seraient alors bons pour les combattre, torture comprise. Cette distinction amis/ennemis rappelle celle formulée par le controversé Carl Schmitt. Selon Günther Jakobs, tout citoyen peut être considéré comme un ennemi « s’il n’apporte pas la “garantie” qu’il se comporte comme une personne méritant d’être traitée comme telle, ou s’il est suspecté de constituer pour la société un danger sérieux » (p177). Une telle définition impliquerait une régression manifeste des valeurs démocratiques de nos sociétés.

Le non-respect des devoirs doit-il entraîner la disparition des droits fondamentaux ? Il est évident que les droits fondamentaux ne nécessitent aucune réciprocité, autrement ils n’auraient rien de fondamental. Par ailleurs, « la justice ne traite pas le criminel comme il a traité sa victime » (p178). Les citoyens n’ont nullement besoin d’apporter les garanties de leur obéissance à l’ordre juridique pour se voir protéger par des droits fondamentaux, car nos sociétés sont fondées sur un principe de confiance, laquelle est censée être garantie, et non détruite, par la loi et l’État. Ainsi, l’inconditionnalité des droits fondamentaux est la condition nécessaire au maintien d’un ordre social qui ne dégénère pas dans un climat d’insécurité généralisée.

Afin de distinguer les États pratiquant la torture des autres États, une nouvelle typologie des régimes s’impose. Parlons donc de sociétés décentes ou de sociétés non décentes. Le philosophe israélien Avishai Margalit disait « une société décente est une société qui n’humilie pas les gens » (p182), la torture étant l’humiliation absolue. Grâce à cette typologie, on peut distinguer les régimes démocratiques des régimes décents, car l’un n’implique pas nécessairement l’autre.

 

Chapitre 10 – L’État illégitime

Pour penser la torture, il faut la redéfinir. Il y a parfois une zone grise dans notre conception de la torture lorsqu’on aborde les méthodes d’interrogatoire psychologique. En vérité, la torture psychologique ne porte pas moins atteinte à la dignité humaine que la torture physique. Arthur London peut en témoigner : « j’ai connu les camps de concentration nazis, et les pires, Bremme, Mauthausen. Mais les injures, les menaces, les coups, la faim, la soif sont jeux d’enfants à côté du manque organisé de sommeil, ce supplice infernal qui vide l’homme de toute pensée, ne faisant de lui qu’un animal dominé par son instinct de conservation » (p190).

S’il est difficile de définir la torture, c’est parce qu’elle est fonction d’un jugement subjectif et non objectif. L’utilisation d’un scalpel, par exemple, peut aussi bien servir à sauver une vie, lorsqu’il est placé dans les mains d’un chirurgien, qu’à détruire une vie, lorsqu’il est placé dans celles d’un tortionnaire.

Quoi qu’il en soit, on peut établir cinq critères pour définir la torture d’État : « la détention de l’individu ; l’intervention d’autorités représentantes de l’État ; la poursuite de fins au service du bien de la société […] ; l’emploi de techniques de coercition ; l’abus de la confiance publique » (p191). Grâce à cette définition, les méthodes psychologiques extrêmes peuvent être qualifiées de tortures.

En faisant usage de la torture, l’État se rend lui-même illégitime. En effet, si l’État possède le monopole légitime de la violence, ce monopole n’est accepté qu’en échange d’une protection des libertés publiques fondamentales, dont l’inviolabilité du corps en est la première. Autrement dit, l’État est censé être une instance régulatrice. En usant de la torture, il se nie comme État de droit, de telle sorte qu’il fait régresser la société vers une forme d’état de nature.

Mais n’y a-t-il pas une distinction à faire entre les États pratiquant la torture sur les étrangers et ceux qui la pratiquent sur les nationaux ? Non. En définitive, cela ne change rien, car rien n’empêchera l’État tortionnaire de torturer au sein de ses frontières s’il suspecte des liens avec des réseaux terroristes. « La notion “d’ennemi invisible” inclut potentiellement tout individu, fût-ce le citoyen de l’État [et] cette logique peut conduire à l’abomination absolue, le génocide » (p195,196).

Il ne faut en aucun cas et d’aucune façon autoriser la torture. C’est une gangrène qui corrompt toute la société. Elle corrompt tout d’abord l’armée en commençant par ses tortionnaires qui s’autonomise de la chaîne de commandement, leur hiérarchie cherchant à éviter de tenir la responsabilité de leurs actes. À travers cette sédition, c’est l’éthique militaire et sa discipline qui sont impactées. La compétence de l’armée se dégrade progressivement, au fur et à mesure qu’augmente le nombre de soldats sadiques, dépressifs et suicidaires. La gangrène se diffuse ensuite dans le système judiciaire et médical. Puis, c’est le gouvernement qui est discrédité, tenu entre hypocrisie et mensonge. Enfin, c’est l’opinion publique elle-même qui se corrompt niant toute responsabilité et se pervertissant par une complicité passive.

Ainsi, légaliser la torture serait une forme de suicide politique. C’est la raison pour laquelle l’argument selon lequel la torture serait exercée au nom de la sécurité est illusoire. Au contraire, la torture étant toujours une institution sociale, elle introduit partout « une économie de la soumission, de la peur et de l’insécurité, de la paranoïa généralisée en somme » (p204). C’est malheureusement dans cette voie que les États-Unis se sont engouffrés depuis le 11 septembre 2001. Si nous sommes un jour confrontés en Europe à une épreuve similaire, tâchons d’éviter de tomber dans le même écueil.

 

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