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6.avril.20206.4.2020 // Les Crises

Coronavirus : deux membres du conseil scientifique expliquent leur mission face à des “enjeux écrasants”

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Source : Télérama, Youness Bousenna, 22-03-2020

Daniel Benamouzig et Laëtitia Atlani-Duault sont sur le pont depuis le 11 mars. Ce sociologue et cette anthropologue font partie des dix experts du conseil scientifique chargé d’éclairer les décisions du gouvernement pendant l’épidémie de coronavirus. En exclusivité, ils nous racontent cette expérience hors normes et comment il font entendre la voix des sciences sociales dans la gestion de la crise.

Laëtitia Atlani-Duault, directrice scientifique de la Fondation Maison des sciences de l’homme (FSMH), est une anthropologue spécialiste de l’impact sociétal des crises sanitaires et humanitaires. Elle travaille depuis vingt-cinq ans sur les situations d’épidémie (sida, H1N1, Ebola), en particulier dans des contextes de violences organisées et notamment sexuelles – elle est ainsi membre scientifique de la commission indépendante des abus sexuels au sein de l’Église catholique. Âgée de 47 ans, elle est aussi spécialiste de la gouvernance des réponses humanitaires et sanitaires apportées à ce type de crise.

Quant à Daniel Benamouzig, directeur de recherche au Centre de sociologie des organisations (Sciences Po/CNRS), il est un habitué des instances de consultation publique. Spécialiste d’économie et de sociologie de la santé, il joue notamment un rôle d’expert auprès d’agences sanitaires, mais aussi dans le cas de crises, comme récemment en tant que président du comité d’orientation et de suivi dans l’affaire des « bébés sans bras ».

Tous deux ont été nommés dans le conseil scientifique demandé par le président de la République, Emmanuel Macron, au sein duquel ils représentent les sciences sociales.

Comment s’est déroulée votre nomination au conseil scientifique ?
Daniel Benamouzig :
Nous avions eu une première discussion à l’Élysée le vendredi 6 mars, sans qu’un groupe formel soit constitué. Emmanuel Macron a ensuite demandé au ministre de la santé, Olivier Véran, de composer un conseil scientifique. Je crois que j’ai été consulté le mardi 10. Puis le conseil a été officiellement annoncé et installé le mercredi 11.

Laëtitia Atlani-Duault : Nous avons été choisis et contactés par Jean-François Delfraissy, le président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) chargé de diriger ce conseil scientifique. Nous nous connaissions car j’avais déjà travaillé avec lui, notamment au sein de REACTing [réseau rassemblant l’élite de la recherche publique française, mis en place en 2014 pour répondre aux crises épidémiques, ndlr].

À quoi ressemblent vos journées ?
D.B. :
On commence très tôt. Le week-end dernier, l’une des journées a démarré à 4h du matin ! Mais en général, c’est plutôt 7h. Il y a énormément de travail car il faut prendre en compte beaucoup d’informations. Nous échangeons plusieurs fois par jour entre nous pour dégager des consensus. Ces réunions durent environ deux heures. Il y a un travail d’écriture, il faut rédiger et formaliser de façon précise nos avis qui ont été collégialement discutés. Nous sommes aussi amenés à produire des avis en temps réel pour le Président, le Premier ministre ou le ministre de la Santé.

Le soir, j’arrête vers 21h ou 21h30 le travail le plus prenant, comme l’écriture. Là, la pression commence à baisser. Il faut alors chercher l’information : je regarde les réseaux sociaux, la presse, les différentes prises de position jusque tard dans la soirée. Mais j’essaie aussi de calmer le jeu, de débrancher pendant des moments très courts en prenant une douche, en jetant un œil sur Instagram, en appelant des amis… Comme on manque de sommeil, je fais des micro-siestes – une dizaine de minutes, pas plus. Et puis j’ai des parents âgés qui sont confinés, il faut s’assurer que tout se passe bien pour eux. Quant à mes deux enfants de 15 et 18 ans, ils sont chez leur mère, pas très loin de moi. Je me consacre à cette crise en permanence, je ne pouvais pas leur imposer au quotidien cette chose impossible. Mais au moindre temps de pause, je les appelle.

L.A.-D. : C’était 6h30 pour moi ce matin ! Et le soir, j’ai des réunions, des appels téléphoniques ou des échanges de mails jusqu’à 1h. Mes journées et mes nuits sont totalement folles. Nous avons beaucoup de réunions physiques, mais depuis quelques jours il y en a moins. Le 10 mars, nous étions au ministère de la Santé et avons passé toute la journée de jeudi 12 à l’Élysée, avant l’allocution du Président. Nous avons basculé en visioconférence durant le week-end ; depuis, j’ai seulement eu à me rendre au ministère de la Santé mardi soir, pour une conférence de presse téléphonique avec Olivier Véran. Avec le confinement, nous devons réduire au strict minimum nos déplacements. Nous passons plusieurs heures par jour en conférence téléphonique, c’est du non-stop.

Il est normal d’être sous pression : du patron de PME au président d’université, toutes les vies sont bousculées. Je n’ai donc pas l’impression d’être particulièrement touchée. La semaine dernière, je me partageais entre mon bureau à la FMSH et celui du Ceped [Centre population et développement de l’université Paris-Descartes, où elle est directrice de recherche, ndlr], rue des Saint-Pères. J’ai réuni vendredi après-midi les vingt-cinq personnes de mon équipe de la FMSH pour planifier le travail. Comme dans toutes les entreprises, nous devons nous organiser pour travailler de chez nous. Mais certains de nos collègues du conseil scientifique sont sur le pont, comme Lila Bouadma, réanimatrice à l’hôpital Bichat, ou le médecin généraliste Pierre-Louis Druais. Chacun s’adapte, comme tous les Français.

Comment se prennent les décisions au sein du conseil scientifique ?
L.A.-D. :
Nous nous réunissons collectivement pour statuer sur des points précis. On rédige ensuite des avis qui doivent pouvoir être publics. Nous devons décider dans un temps très court et, je tiens à la souligner, avec une très grande humilité, car les données scientifiques sont incertaines et évoluent constamment. Il nous faut donc tenter de produire une réflexion sur une situation qui change à chaque heure. Comme la masse de sujets est énorme, on se répartit le boulot. Nous n’avons ni secrétariat ni bureau.

D.B. : Il s’agit d’une matière complexe, très évolutive, il faut beaucoup de sérieux et une très grande concentration. Mais nous travaillons aussi avec les limites qui sont celles d’un être humain. Nous tentons de rédiger des avis dans le langage le plus clair possible pour que tout le monde puisse saisir notre approche multidisciplinaire. Ensuite, la liaison entre nos avis et l’exécutif est assurée par Jean-François Delfraissy.

L.A.-D. : La collégialité est donc très importante : les avis ne sont pris que lorsque nous sommes tous d’accord. Jean-François Delfraissy est très doué pour faire émerger des consensus, sa personnalité aide. C’est lui qui met les sujets à l’ordre du jour, mais nous pouvons aussi mettre sur la table un sujet de notre initiative. L’intérêt de cette multidisciplinarité est de revoir ses points de vue : quand vous avez un mathématicien qui modélise l’évolution de la situation, un sociologue et un virologue, le point de vue final est beaucoup plus équilibré. C’est cela qui fait la force de ce conseil scientifique. Mais nous sommes conscients que nous ne sommes qu’un conseil scientifique : c’est aux politiques d’assumer les décisions politiques.

Insinueriez-vous que l’exécutif a eu trop tendance à vous attribuer ses décisions ?
L.A.-D. :
Il est exceptionnel qu’un gouvernement demande à ce point des avis scientifiques en temps de crise, et c’est à souligner comme une bonne chose. Mais chacun doit rester dans son rôle. Une ligne jaune doit être tracée entre la décision politique et l’expertise scientifique, afin de préserver l’indépendance du conseil scientifique. Nous avons décidé dès le départ qu’il était capital qu’on soit dans la transparence totale, en demandant que nos avis soient rendus publics, pour ne pas être embarqués dans la responsabilité de la décision politique. C’est ce qui fait notre force et c’est ce qu’attend le gouvernement : des scientifiques libres et critiques.

La pression forte de l’opinion et des médias sur votre pouvoir supposé vous touche-t-elle ?
L.A.-D. :
Je ne suis pas sûre que les gens soient dupes de cela, donc je ne le vis pas mal. Pour le reste, je suis surtout touchée par l’ampleur de la responsabilité et l’humilité nécessaire pour faire partie d’un conseil scientifique comme celui-là.

D.B. : Participer à ce conseil scientifique est un devoir plus qu’un cadeau. Les enjeux sont difficiles, très lourds, et en même temps nous sommes publiquement très exposés. Aucun pays n’est préparé à être confiné comme aujourd’hui. Nous sommes donc tous conscients d’un poids qui, dans certains moments, est écrasant. Chacun de nous est dans un état d’esprit de grande gravité et de conscience aiguë de ce qui est en train de se jouer. Heureusement, on le partage avec les autres membres du conseil ; cette dimension collective est très importante.

Qu’est-ce que les sciences sociales apportent, à travers vous, au conseil scientifique ?
D.B. :
J’ai beaucoup travaillé en sociologie sur les questions d’expertise, et c’est avec cette expérience que j’interviens : les acteurs de la santé publique me sont familiers, que ce soient les institutions ou leurs problématiques, et je mobilise aussi un réseau de gens qui me connaissent. Avec Laëtitia, nous essayons d’apporter une vision d’ensemble de la société. Nous sommes attentifs à des sujets que les experts médicaux et scientifiques regardent un tout petit peu moins.

Tout le monde se focalise sur la prise en charge sanitaire, mais on sent déjà, depuis quelques heures, que les dimensions psychologique, psychique voire psychopathologique sont déterminantes. Le confinement n’est pas du tout anodin et la population – c’est-à-dire les adultes, mais aussi les adolescents et les enfants – va être de plus en plus exposée à des images assez dures. Tout cela implique des risques et un stress psychique très lourds. Quand les médecins disent que le confinement est une stratégie épidémiologique nécessaire, nous sommes donc tous les deux là pour répondre que ce n’est pas aussi simple. Nous sommes aussi très attentifs aux inégalités sociales et aux personnes fragiles – handicapés, SDF, personnes âgées, migrants, prisonniers. On pose toujours la question : comment telle ou telle décision impacte chaque segment de la société ?

L.A.-D. : L’épidémie pose la question de l’inégalité devant le virus : la situation actuelle n’a pas la même implication selon l’âge, le milieu social et même le lieu d’habitation. Avec Daniel, nous travaillons très bien ensemble autour de ces questions. Je tiens d’ailleurs à préciser, contrairement à ce qu’affirment certains médias, que ma présence dans ce conseil n’est en rien liée à mes recherches sur les rumeurs en temps d’épidémie. Notre but est de comprendre et de fournir un avis sur la perception et la représentation de la maladie par la population, mais aussi sur son adhésion ou pas aux mesures sanitaires – que ce soit la distanciation sociale, le confinement ou l’accès aux soins. Nous essayons de penser à toutes les dimensions concrètes des décisions qui sont prises : les gardes d’enfants, la situation des ados confinés – et j’en ai deux à la maison ! – mais aussi la solidarité transgénérationnelle. Sans oublier les conséquences sociales sur les professionnels de santé.

Vous êtes donc la voix sociale du conseil scientifique ?
L.A.-D. :
Il y a des sujets qui vont émerger et avec Daniel nous sommes très sensibles à ce qu’ils soient centraux. Cela concerne tout d’abord les effets psychiques du confinement – angoisses, peurs alimentaires, inquiétude professionnelle… –, mais aussi les funérailles et l’accompagnement spirituel. Je suis en lien actuellement avec les représentants des cultes pour relayer leurs questions, car un certain nombre d’entre eux se demandent s’ils doivent par exemple adapter les rituels funéraires. Plus largement, le sujet de la gestion des corps des morts du Covid-19 se pose, et le conseil scientifique va s’efforcer de répondre au mieux à ces questions.

On se dit que vous devez être payés très cher pour fournir autant de travail…
D.B. :
C’est une mission bénévole. Je travaille de chez moi avec mon ordinateur personnel. Tout cela est gratuit, je considère que c’est mon devoir mais aussi mon statut. J’ai toujours consacré une partie importante de mon travail scientifique à l’expertise. Je me définis comme un sociologue civique et pas seulement comme un académique enfermé dans sa tour d’ivoire. Ce conseil scientifique est une manière pour moi d’aller au charbon.

Quels effets l’épidémie pourrait avoir, aujourd’hui comme demain, sur les solidarités ?
L.A.-D. :
Il se passe quelque chose de très particulier, car un acte d’amour pour nos aînés consiste à ne pas les voir. Pour que nos grands-parents restent en vie, il faut les éviter : c’est une drôle de définition de la solidarité intergénérationnelle ! Tout cela a un impact sur le fonctionnement global de la société, qui pose des enjeux multiples et parfois concrets sur le transport, le maintien de l’ordre ou la continuité des infrastructures.

D.B. : On savait que des comportements égoïstes, comme le vol de masques ou de gel hydroalcoolique, se produiraient. Mais on sait aussi que la société sécrète ses propres anticorps, et on le voit déjà dans les solidarités, les liens sociaux, le rapprochement entre les gens. Le virus a des effets égalitaires très forts. Tout cela doit nous donner une note d’optimisme : l’épidémie pourrait opérer une transformation très profonde de la société française, avec de nouvelles valeurs. Les sociétés sortent généralement plus fortes de ce genre d’épreuves en se reconstruisant sur une base plus solidaire. Je fais le pari que ce sera notre cas.

Source : Télérama, Youness Bousenna, 22-03-2020

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