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25.juillet.202325.7.2023 // Les Crises

Derrière l’histoire de la « station d’espionnage » chinoise à Cuba, une bataille entre rivaux de l’establishment américain

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Ce n’est pas la première fois que Cuba est pris dans les batailles partisanes et le battage médiatique de Washington.

Source : Responsible Statecraft, William LeoGrande
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

(Shutterstock/ Novikov Aleksey)

Dans le catalogue des combattants de la politique étrangère dans les allées du pouvoir à Washington, il existe un stratagème qui a fait ses preuves : les conservateurs de la bureaucratie militaire ou du renseignement font fuiter des informations compromettantes pour forcer le président (généralement démocrate) à adopter une approche plus conflictuelle avec un adversaire étranger, faisant ainsi dérailler tout effort visant à réduire les tensions. Les alliés des bureaucrates au Capitole accusent immédiatement le président d’être « indulgent » à l’égard de l’adversaire et exigent des mesures plus sévères. Cela fonctionne bien trop souvent.

Le dernier chapitre de cette saga est la « révélation », à la veille du voyage du secrétaire d’État Antony Blinken à Pékin, que la Chine serait en train de construire une « station d’espionnage » et de négocier un « centre d’entraînement militaire » à Cuba. Ces fuites avaient toutes les caractéristiques d’une campagne concertée. Le Wall Street Journal a reçu les scoops, qui se sont succédé rapidement, ce qui a permis à l’affaire de faire la une des journaux pendant plusieurs jours. D’autres médias n’ont eu aucun mal à confirmer immédiatement les informations, provenant également de sources anonymes. (les mêmes ?) Les démentis des gouvernements chinois et cubain n’ont été mentionnés qu’en passant dans la plupart des articles.

As more and more details emerged, however, the facts proved to be more complicated—and less dramatic — than the original claims. As Mark Twain reputedly said, “A lie can travel halfway around the world while the truth is still putting on its shoes.”

Cependant, au fur et à mesure que de nouveaux détails apparaissaient, les faits se sont avérés plus compliqués – et moins dramatiques – que les affirmations initiales. Comme l’a dit Mark Twain : « Un mensonge peut parcourir la moitié du monde alors que la vérité en est encore à enfiler ses chaussures. »

Il s’avère que la « station d’espionnage » n’est pas une base du tout, mais une installation de plusieurs antennes radar que les journalistes de Reuters ont pu approcher et photographier sans être inquiétés par les services de sécurité. Les habitants de la région ont déclaré qu’ils n’y avaient vu aucun Chinois. De plus, l’installation existe depuis au moins 2016, date à laquelle le sénateur Marco Rubio s’en est plaint pour la première fois. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas nouveau et ce n’est pas une menace pour la sécurité comme le laisse entendre l’appellation de « station » chinoise.

Le Wall Street Journal a titré que ce centre d’entraînement mettrait « les troupes chinoises à la porte de l’Amérique », comme si elles pouvaient envahir la Floride à partir de leur tête de pont cubaine. Mais aucun centre de ce type n’existe encore. Le secrétaire d’État Blinken a indiqué que l’administration avait déjà fait part aux responsables chinois des « profondes inquiétudes de Washington concernant les activités militaires ou de renseignement de la RPC à Cuba. »

Les Républicains du Congrès se sont précipités sur les articles du WSJ pour prouver que les efforts de Biden pour désamorcer les tensions croissantes avec la Chine sont inopportunes. « Nous sommes dans une nouvelle Guerre froide », a déclaré Mike Waltz (Républicain-Floride), président de la commission du Renseignement de la Chambre des représentants, demandant à Blinken d’annuler son voyage. « L’agression de la Chine se poursuit », s’est plaint le sénateur Josh Hawley (Républicain-Missouri), alors que Blinken « s’envole pour la Chine… pour se prosterner devant Pékin. »

Dans une déclaration commune, les sénateurs Marco Rubio (Républicain-Floride) et Mark Warner (Démocrate-Virginie), coprésidents de la commission sénatoriale du Renseignement, ont affirmé que « les États-Unis doivent répondre aux attaques continues et effrontées de la Chine contre la sécurité de notre pays » et qu’il était « inacceptable que la Chine établisse une installation de renseignement à moins de 160 km de la Floride ». L’ironie de cette déclaration leur a échappé, car elle intervient quelques jours seulement après que les États-Unis se sont plaints du harcèlement par la Chine d’un avion espion américain volant à quelques kilomètres seulement des côtes chinoises. Les vols américains étaient parfaitement légaux au regard du droit international, tout comme le serait une installation de collecte de renseignements cubaine et chinoise située à 160 km de la Floride.

Ce n’est pas la première fois que Cuba est pris dans de telles machinations par des factions rivales de l’establishment de la politique étrangère de Washington. Le brouhaha autour de la « station d’espionnage » et du « centre d’entraînement » chinois rappelle deux incidents qui ont fait échouer les tentatives du président Jimmy Carter d’approfondir la détente avec l’Union soviétique et de normaliser les relations avec Cuba.

Il y a d’abord eu les MIG « à capacité nucléaire ». Au début de 1978, l’Union soviétique a fourni à Cuba des chasseurs MiG-23 qui, dans certaines configurations, étaient capables de transporter des armes nucléaires. Lorsque la nouvelle a été divulguée par des « sources de renseignement qui ont refusé d’être nommées », les Républicains ont déclaré que les MiG constituaient une violation de l’accord qui avait mis fin à la crise des missiles de 1962 et ont demandé à Carter d’exiger leur retrait. Il s’est avéré que les MiG cubains n’avaient finalement pas de capacité nucléaire, mais pour démontrer sa fermeté, Carter a repris les vols de reconnaissance par des SR-71 au-dessus de Cuba, précédemment suspendus dans le cadre de son ouverture à La Havane. La controverse et les vols d’espionnage ont fait monter la tension tant à La Havane qu’à Moscou, et les vols ont conduit directement à la deuxième fausse crise, la « brigade de combat soviétique. »

Un an plus tard, alors que le Traité de limitation des armes stratégiques (SALT) était en passe d’être ratifié par le Sénat, un survol par un SR-71 a permis d’identifier des troupes soviétiques en manœuvre à Cuba. Un analyste du renseignement les a qualifiées de « brigade de combat », malgré le manque de preuves quant à leur fonction, et le rapport du renseignement a été divulgué presque immédiatement au magazine Aviation Week. La nouvelle a fait la une des journaux nationaux lorsque le président de la commission des affaires étrangères du Sénat, le sénateur Frank Church (Démocrate-Idaho), confronté à une rude bataille pour sa réélection (qu’il a perdue), tenait une conférence de presse pour exiger le retrait de la brigade.

Les Républicains ont dénoncé la brigade comme une nouvelle provocation soviétique semblable à la crise des missiles de 1962, malgré l’incapacité de l’unité à représenter une quelconque menace pour les États-Unis. Le lien entre la brigade et la crise des missiles s’est révélé bien différent. Il s’est avéré que les troupes soviétiques n’étaient pas du tout nouvelles. Elles se trouvaient à Cuba depuis 1962 et avaient été laissées en place par Nikita Khrouchtchev pour rassurer Fidel Castro sur le fait que, malgré le retrait des missiles, l’Union soviétique restait engagée dans la défense de Cuba. Comme on pouvait s’y attendre, Moscou a refusé d’accéder aux demandes américaines de retrait des troupes, Carter a dû renoncer à déclarer la brigade inacceptable et l’accord SALT est mort au Sénat.

Heureusement, l’administration Biden n’a pas laissé les stratagèmes de la « station d’espionnage » et du « centre d’entraînement » faire dérailler le voyage de Blinken à Pékin, surtout après l’avoir reporté une première fois à cause du ballon-espion chinois. Les relations entre les États-Unis et la Russie ont déjà sombré dans une nouvelle Guerre froide à la suite de l’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine. Les relations avec Pékin sont au bord d’une nouvelle Guerre froide en Asie, qui ne servirait les intérêts ni de la Chine ni des États-Unis. Néanmoins, les envolées diplomatiques déclenchées par ces fuites ont laissé un résidu de mauvaise volonté, rendant l’administration Biden encore plus réticente à tout assouplissement des relations avec La Havane.

Les Cubains, une fois de plus, sont les dommages collatéraux des batailles entre superpuissances et des guerres partisanes le long du Potomac.

Source : Responsible Statecraft, William LeoGrande, 23-06-2023

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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Lt Briggs // 25.07.2023 à 07h19

 » … il était « inacceptable que la Chine établisse une installation de renseignement à moins de 160 km de la Floride » »

Les mêmes à Washington ne voient par contre aucune provocation envers la Russie dans le fait que l’Ukraine puisse adhérer à l’OTAN et se couvrir de bases militaires. Où est donc passé le droit sacré d’un pays de choisir librement ses partenaires ? Tout cela est du théâtre. Mal joué en plus.

4 réactions et commentaires

  • Lt Briggs // 25.07.2023 à 07h19

     » … il était « inacceptable que la Chine établisse une installation de renseignement à moins de 160 km de la Floride » »

    Les mêmes à Washington ne voient par contre aucune provocation envers la Russie dans le fait que l’Ukraine puisse adhérer à l’OTAN et se couvrir de bases militaires. Où est donc passé le droit sacré d’un pays de choisir librement ses partenaires ? Tout cela est du théâtre. Mal joué en plus.

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    • gracques // 25.07.2023 à 08h02

      Bien d’accord avec vous, le droit sacré d’un pays etc,…. donc l’Ukraine à le droit d’adhérer à l otan?
      Quant aux cubains comme le Mexique,, »loin de dieu et prés des usa’

        +8

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      • Lt Briggs // 25.07.2023 à 08h53

        « …donc l’Ukraine à le droit d’adhérer à l otan? »

        Ce droit théorique, elle l’a et l’aura toujours. Je parlerais plutôt d’objectifs à long terme. L’Ukraine doit adhérer à l’Otan si elle souhaite s’inscrire dans la nouvelle guerre froide en cours entre les Etats-Unis et la Russie et accepter alors tout ce que cela implique. Elle ne doit pas adhérer si elle refuse cette logique.

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  • Foxy // 25.07.2023 à 08h56

    Classique collusion des médias mainstream américains avec la clique Pentagone-CIA-NSA et autres acteurs des guerres perpétuelles pour faire « tourner » le milieu politico-économique des USA.
    Et ensuite le rouleau compresseur des agences de presse qui inondent le monde avec des dépêches reprises aussitôt par toute la pression régionale et la fake news devient alors virale, les fake news étant évidemment dénoncées au même moment par les gouvernements qui en font cependant bon usage !
    Oui, c’est bien du théâtre mais meurtrier, et les rideaux cachent souvent les mécanismes à l’oeuvre dans les coulisses.

      +24

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