Le capitalisme est fini. Ce qui l’a remplacé est encore pire.
Source : Persuasion, Yanis Varoufakis
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Le capitalisme est désormais mort, en ce sens que sa dynamique ne régit plus nos économies. Dans ce rôle, il a été remplacé par quelque chose de fondamentalement différent, que j’appelle le techno-féodalisme. Au cœur de ma thèse se trouve un paradoxe qui peut sembler déroutant au premier abord, mais qui, selon moi, est parfaitement logique : ce qui a tué le capitalisme, c’est… le capital lui-même. Non pas le capital tel que nous le connaissons depuis l’aube de l’ère industrielle, mais une nouvelle forme de capital, une mutation de celui-ci apparue au cours des deux dernières décennies, un capital tellement plus puissant que son prédécesseur que, tel un virus stupide et trop zélé, il a tué son hôte. Quelles en sont les causes ? Deux évolutions principales : la privatisation de l’internet par les grandes entreprises technologiques américaines et chinoises. Et la manière dont les gouvernements occidentaux et les banques centrales ont réagi à la grande crise financière de 2008.
Si nous y prêtons attention, il n’est pas difficile de voir que la mutation du capital en ce que j’appelle le capital du cloud informatique a démoli les deux piliers du capitalisme : les marchés et les profits. Bien sûr, les marchés et les profits restent omniprésents – mais ceux-ci étaient déjà omniprésents aux temps féodaux – mais ce ne sont plus eux qui mènent la danse. Ce qui s’est passé au cours des deux dernières décennies, c’est que le profit et les marchés ont été évincés de l’épicentre de notre système économique et social, repoussés à ses marges et remplacés. Par quoi ? Les marchés, support du capitalisme, ont été remplacés par des plateformes d’échange numériques qui ressemblent à des marchés, mais qui n’en sont pas, et qui sont plutôt à considérer comme des fiefs. Et le profit, moteur du capitalisme, a été remplacé par son prédécesseur féodal : les loyers. Plus précisément, il s’agit d’une forme de loyer qui doit être payée pour pouvoir accéder à ces plateformes et au-delà au cloud. C’est ce que j’appelle le loyer du cloud. Par conséquent, le véritable pouvoir n’est plus aujourd’hui dans les mains des propriétaires du capital traditionnel, comme l’étaient les machines, les bâtiments, les réseaux ferroviaires et téléphoniques, les robots industriels. Certes, ils continuent à tirer des profits des travailleurs, du travail salarié, mais ils ne sont plus aux commandes comme ils l’étaient autrefois. Ils sont devenus les vassaux d’une une nouvelle classe de suzerains féodaux, les propriétaires du cloud capital. Quant à nous, nous sommes revenus à notre ancien statut de serfs, contribuant à la richesse et au pouvoir de la nouvelle classe dirigeante par notre travail non rémunéré – en plus du travail salarié auquel nous nous livrons chaque fois que nous le pouvons.
Cette grande transformation, déclenchée par la récente mutation du capital, intervient trois siècles après le triomphe initial du capital qui a consisté à transformer le féodalisme en capitalisme. Ce dernier a prévalu lorsque le profit a supplanté les loyers, un triomphe historique qui a coincidé avec la transformation du travail productif et des droits de propriété en biens marchands vendus respectivement via les marchés du travail et celui des actions. Il ne s’est pas agi là d’une victoire seulement économique. Alors que les loyers empestaient la vulgaire exploitation, le profit a prétendu à la supériorité morale d’une juste récompense pour les entrepreneurs courageux qui risquaient tout pour naviguer sur les courants traîtres des marchés houleux. Néanmoins, malgré le triomphe du profit, les loyers ont survécu à l’âge d’or du capitalisme, de la même manière que des vestiges de l’ADN de nos ancêtres, y compris celui de serpents et de microbes disparus depuis longtemps, survivent dans l’ADN humain. Les méga-firmes capitalistes, comme Ford, Edison, General Electric, General Motors, ThyssenKrupp, Volkswagen, Toyota, Sony et toutes les autres, ont généré les profits qui ont supplanté les loyers et propulsé le capitalisme jusqu’à sa position dominante. Cependant, tels des poissons rémoras vivant en parasites dans l’ombre des grands requins, certains rentiers ont non seulement survécu, mais se sont même épanouis en se nourrissant des généreuses miettes laissées dans le sillage du profit. Les compagnies pétrolières, par exemple, ont engrangé des rentes foncières gargantuesques grâce au droit de forer sur des parcelles de terre ou des fonds marins donnés, sans parler du privilège injustifié de dégrader la planète sans qu’il leur en coûte quoi que ce soit.
Afin d’exercer son pouvoir de domination et de faire travailler les autres humains plus rapidement et de les amener à consommer davantage, les capitalistes ont eu besoin de deux types de professionnels : les gestionnaires et les spécialistes du marketing. Ces deux professions de service ont acquis une plus grande importance que les banquiers et les courtiers d’assurance, en particulier dans le cadre de la techno-structure de l’après-guerre. De nouvelles écoles de commerce éblouissantes ont été créées pour initier les étudiants en maîtrise de gestion aux arts subtils de la marche rapide vers une productivité explosive. Les départements de publicité et de marketing ont formé une génération de Don Drapers [personnage de fiction et le protagoniste de la série télévisée Mad Men diffusée sur AMC, NdT].
C’est alors qu’est arrivé le cloud capital. En un clin d’oeil il a automatisé les deux rôles. Les algorithmes se sont vu confier le pouvoir de contrôler les travailleurs et les consommateurs. Il s’agissait d’une étape bien plus révolutionnaire que le remplacement des ouvriers de l’automobile par des robots industriels. Après tout, les robots industriels se contentent de faire ce que l’automatisation fait depuis avant les Luddites [bandes d’ouvriers du textile anglais, menés par Ned Ludd, qui, de 1811 à 1813 et en 1816, s’organisèrent pour détruire les machines, accusées de provoquer le chômage, NdT] : rendre les prolétaires superflus, ou plus misérables, ou les deux. Non, la véritable rupture historique a consisté à automatiser le pouvoir que détenait le capital, et qui était de gouverner les gens en dehors de l’usine, de l’atelier ou du bureau, pour faire de nous tous, prolétaires du cloud et autres, des serfs du cloud au service direct (non rémunéré) du cloud capital, sans aucune médiation par le marché.
Depuis les propriétaires d’usines du Midwest américain jusqu’aux poètes qui s’efforcent de vendre leur plus récente anthologie, depuis les chauffeurs Uber londoniens jusqu’aux vendeurs ambulants indonésiens, tous dépendent désormais d’un fief du cloud pour avoir accès aux clients. C’est un progrès, en quelque sorte. Le temps est révolu où, pour percevoir leur loyer, les seigneurs féodaux employaient des voyous qui brisaient les genoux de leurs vassaux ou faisaient couler leur sang. Les cloudistes n’ont pas besoin de faire appel à des huissiers pour confisquer ou expulser. Au contraire, chaque capitaliste inféodé sait que la suppression d’un lien sur le site de son suzerain du cloud peut lui faire perdre l’accès à la majeure partie de ses clients. Et en supprimant un ou deux liens du moteur de recherche de Google ou de quelques sites de commerce électronique et de médias sociaux, il pourrait disparaître complètement du monde en ligne. La terreur technologique aseptisée est le fondement du techno-féodalisme. Si l’on considère la situation dans son ensemble, il devient évident que l’économie mondiale est de moins en moins lubrifiée par le profit et de plus en plus par les loyers du cloud. C’est ainsi qu’apparaît la délicieuse antinomie de notre époque : l’activité capitaliste connaît une croissance dans le cadre du même processus d’accumulation dynamique de capital qui dégrade le profit capitaliste et remplace progressivement les marchés capitalistes par des fiefs du cloud. En bref, le capitalisme s’étiole en raison de l’essor de l’activité capitaliste. C’est grâce à l’activité capitaliste que le techno-féodalisme est né et qu’il est en train de prendre le pouvoir.
Tout cela a-t-il une incidence sur la manière dont nous agissons et nous vivons ? Certainement. Reconnaître que notre monde est devenu techno-féodal nous aide à résoudre les énigmes, grandes et petites : cela va de l’insaisissable révolution de l’énergie verte et de la décision d’Elon Musk d’acheter Twitter à la nouvelle Guerre froide entre les États-Unis et la Chine et à la façon dont la guerre en Ukraine menace le règne du dollar, en passant par la mort de l’individu libéral et l’impossibilité de la démocratie sociale, par la fausse promesse de la crypto-monnaie et la question brûlante de savoir comment nous pouvons retrouver notre autonomie, et peut-être aussi notre liberté. Aujourd’hui, pour pouvoir prendre individuellement possession de nos esprits, nous devons nous approprier collectivement le cloud capital. C’est la seule façon de transformer nos artefacts dématérialisés qui sont des outils automatisés de modification du comportement, qui empoisonnent notre réalité sociale, en moyens informatisés de collaboration et d’émancipation humaines.
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Yanis Varoufakis est économiste et ancien ministre grec des Finances. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages à succès, dont Technofeudalism : What Killed Capitalism (non traduit en français). Il a été pendant de nombreuses années professeur d’économie en Grande-Bretagne, en Australie et aux États-Unis avant de se lancer dans la politique. Il est cofondateur du mouvement international DiEM25 et professeur d’économie à l’université d’Athènes.
Extrait de Technofeudalism : What Killed Capitalism. Utilisé avec l’autorisation de l’éditeur, Melville House Publishing. Copyright © 2023 par Yanis Varoufakis.
Source : Persuasion, Yanis Varoufakis, 29-04-2024
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Commentaire recommandé
Merci pour cet article.
L’être virtuel…
Société virtuelle…
Gouvernement virtuel…
Morale virtuelle…
Économie virtuelle…
Diplomatie virtuelle…
Ne nous resterait-il comme réalité, que le désir de nous entre- égorger… ?Juste pour confirmer l’ inconséquence de notre existence dans l’Univers. !
3 réactions et commentaires
Merci pour cet article.
L’être virtuel…
Société virtuelle…
Gouvernement virtuel…
Morale virtuelle…
Économie virtuelle…
Diplomatie virtuelle…
Ne nous resterait-il comme réalité, que le désir de nous entre- égorger… ?Juste pour confirmer l’ inconséquence de notre existence dans l’Univers. !
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AlerterL’étage UE qui protège ce techno féodalisme en Europe et l’hégémonie américaine devrait constituer notre premier objectif dans cette guerre mondiale. Or comme lors de la destruction de la Grèce les européens en majorité ont soutenu cette opération d’intimidation (« parce que le clergé les armateurs et les propriétaires sans cadastre ne payaient pas leurs impôts »…) de même que ces consommateurs soutiennent Amazon qui leurs livre ces produits de Chine quand un gvt essaie d’imposer ce monopoliste.
Un cofondateur de Facebook nous avait annoncé tout çà par un livre il y a une dizaine. Il avait quitté Facebook (avec un chèque) se rendant compte de ce techno féodalisme par cloud alors que les propriétaires de Facebook eux mêmes ne l’anticipaient pas ! Merci d’indiquer en « réponse »les références de cet oiseau de mauvais augure et visionnaire et de son bouquin svp.
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Alerter« It could have been a good idea » à propos de l’UE Varoufakis très tardivement constate la catastrophe de cette autorité supranationale made in usa. Comme toute la gauche incapable de renoncer à ses utopies anti nation et anti démocratiques et qui défend toujours l’UE ( au sein de laquelle elle conserve d’importants pouvoirs illégitimes) Quand le communisme tombait c’était faute de « pas assez de communisme »d’après les marxistes, idem dans l’UE qui divise et ruine, il faudrait « plus de pouvoir à l’Union » Barnier et Macron vont y oeuvrer dès cet hiver. « L’ euro c’est la sécurité comme l’ OTAN » conviction presque unanimement inculquée. La bourse et la vie ! Votre haine estudiantine des patries et vos rèves de gouvernance générale (et de Prisunic libéral) nous valent aujourd’hui la guerre, la ruine de nos vieux pays vieillissant, les inégalités et la division. Encore ?
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