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9.mars.20239.3.2023 // Les Crises

La Turquie n’a pas besoin de F-16, mais d’aide humanitaire

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Moins d’une semaine après que deux tremblements de terre ont tué 35 000 personnes, le gouvernement turc a recommencé à bombarder les forces kurdes en Syrie. Maintenant, le président Recep Tayyip Erdoğan dépense 20 milliards de dollars pour des chasseurs F-16 – de l’argent qui serait mieux dépensé pour l’aide aux victimes du tremblement de terre.

Source : Jacobin Mag, Jacob Batinga
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Des soldats turcs en faction devant des bâtiments effondrés le 13 février 2023, alors que les équipes de secours continuent de chercher des victimes et des survivants du tremblement de terre dans la région frontalière de la Turquie et de la Syrie. (Ozan Kose / AFP via Getty Images)

Le tremblement de terre en Turquie et en Syrie est l’une des pires catastrophes naturelles de ce siècle. Le bilan des victimes s’élève aujourd’hui à trente-cinq mille personnes – mais ce chiffre devrait augmenter considérablement. Des dizaines de milliers d’autres personnes ont été blessées, submergeant les hôpitaux déjà surchargés de Syrie et de Turquie. De vastes étendues du nord de la Syrie et du sud de la Turquie réduites à des décombres et des millions de gens ayant désespérément besoin d’aide humanitaire.

Pourtant, même au lendemain de cette crise humanitaire, à un moment où les ressources, le personnel et l’aide de l’État font cruellement défaut, la Turquie continue d’attaquer les Kurdes. Selon les rapports de l’Observatoire syrien des droits de l’homme et les déclarations des Forces démocratiques syriennes (FDS), le 12 février (moins d’une semaine après le tremblement de terre), la Turquie a bombardé un véhicule des FDS à Kobané, une ville à majorité kurde dans le nord de la Syrie, et a bombardé les forces kurdes à Tel Rifaat, au nord d’Alep. Rien n’indique que ces bombardements vont s’arrêter.

En contraste avec la réponse initiale désastreuse et inadéquate de la Turquie au tremblement de terre, le militarisme turc semble plus fonctionnel que jamais.

Bien que ces attaques récentes soulignent la brutalité particulière du bombardement de communautés souffrantes et endeuillées à la suite d’une catastrophe naturelle, les attaques turques contre les Kurdes ne sont en aucun cas nouvelles. Le bilan des atrocités commises par la Turquie contre les Kurdes est long et bien documenté. Bien qu’elle combatte ostensiblement le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) – une organisation militante qui réclame une plus grande autonomie et des droits civils pour les Kurdes – la Turquie a tué des dizaines de civils kurdes en Irak, en Syrie et en Turquie. Dans les années 1990, les forces turques ont tué des dizaines de milliers de Kurdes dans le sud de la Turquie et, ces dernières années, elles ont bombardé des centaines de fois le nord de l’Irak.

Dans le nord de la Syrie, le traitement turc des Kurdes a été particulièrement brutal. La Turquie bombarde fréquemment les communautés kurdes en Syrie, ciblant les Unités de protection du peuple (YPG) liées au PKK et les FDS, alliés occidentaux largement impliqués dans la défaite de l’EI en Syrie. En une seule campagne de bombardement de plusieurs semaines en janvier 2018, la Turquie a tué plus d’un millier de Kurdes dans la seule ville d’Afrin. Au cours des invasions répétées de ces sept dernières années, la Turquie a occupé un vaste territoire dans le nord de la Syrie, et les forces turques ont commis des crimes de guerre généralisés et systématiques contre la population kurde, y compris un nettoyage ethnique.

Fait crucial, une carte des frappes aériennes turques en Syrie produite par Airwars, une organisation qui suit l’utilisation des armes explosives dans les conflits à travers le monde, montre que la zone la plus touchée par le tremblement de terre est également la zone la plus fréquemment bombardée par l’armée de l’Air turque ces dernières années.

Étant donné que la Turquie a démontré son refus de mettre fin à ses attaques contre les Kurdes, même au milieu de l’une des pires catastrophes naturelles de ce siècle, les États-Unis doivent-ils continuer à fournir l’équipement utilisé pour mener à bien cette agression ?

Les États-Unis – et d’autres pays occidentaux – ont une longue histoire d’armement de la Turquie avec des armes utilisées ensuite directement sur les Kurdes. Actuellement, l’administration Biden tente de faire avancer un transfert massif d’armes à la Turquie. Ce lot d’armes comprend une nouvelle flotte de F-16 ainsi que des mises à niveau des F-16 existants de la Turquie – les mêmes chasseurs-bombardiers utilisés pour mener des raids aériens sur les villes kurdes.

Certains membres du Congrès s’opposent à cette vente. Le sénateur Bob Menendez a notamment déclaré qu’il avait l’intention de bloquer le transfert d’armes à la Turquie en raison des efforts continus du président turc Recep Tayyip Erdoğan pour « saper le droit international, ignorer les droits de l’homme et les normes démocratiques, et adopter un comportement alarmant et déstabilisant en Turquie et contre les alliés voisins de l’OTAN, à savoir la Grèce ». D’autres membres du Sénat, cependant, sont moins catégoriques dans leur opposition à la vente. Dans une lettre adressée au président Joe Biden, un groupe bipartite de vingt-neuf sénateurs a conditionné le transfert d’armes, déclarant qu’ils ne soutiendraient pas l’accord à moins que la Turquie n’accepte d’approuver l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN. Toutefois, même si le Congrès décidait de bloquer la vente d’armes, une majorité des deux tiers est nécessaire pour surmonter un véto présidentiel.

Mais à la lumière du tremblement de terre, l’administration Biden devrait se demander si elle veut soutenir et alimenter davantage l’agression turque au lendemain d’une catastrophe naturelle, ou profiter de ce moment pour encourager la reconstruction et la diplomatie.

Les Nations Unies estiment que plus de cinq millions de personnes sont devenus des sans abris à la suite du tremblement de terre, et que des millions d’autres ont un besoin urgent d’aide humanitaire – dont plusieurs millions d’enfants. Selon les experts de l’Australian Earthquake Engineering Society, la reconstruction des infrastructures et des maisons détruites par le tremblement de terre pourrait prendre des années, voire une décennie. Ce lot d’armes et de F-16 est estimé à un coût astronomique de vingt milliards de dollars, argent qui devrait être consacré à l’aide humanitaire et la reconstruction.

En outre, ce moment peut être utilisé pour soutenir la diplomatie, plutôt que l’agression. À la lumière du tremblement de terre, le PKK a publié un cessez-le-feu unilatéral, déclarant que puisque « des milliers de nos concitoyens sont sous les décombres », il mettrait fin à toutes ses opérations « tant que l’État turc n’attaque pas ». Au lieu de cela, le porte-parole du PKK a déclaré : « Tout le monde doit se mobiliser pour sauver notre peuple des décombres. » Le gouvernement turc n’a pas réagi.

En cette période de mort, de destruction et de souffrance inimaginables, il est inadmissible que l’État turc détourne des ressources indispensables de l’aide humanitaire et de la reconstruction pour financer son militarisme continu. Les États-Unis devraient profiter de ce moment pour encourager la Turquie à accepter le rameau d’olivier offert par le PKK, plutôt que de lui envoyer des armes de pointe qui seront utilisées sur une population qui souffre déjà des conséquences dévastatrices d’une catastrophe naturelle. Ce tremblement de terre devrait être le dernier clou du cercueil de la vente de F-16 proposée par l’administration Biden. Les États-Unis ont déjà trahi les Kurdes à de nombreuses reprises – cette fois-ci ce devrait être différent.

Contributeur

Jacob Batinga est écrivain, militant des droits humains et candidat au doctorat à la faculté de droit de l’université de Californie à Berkeley. Il se concentre sur les questions liées à la coercition économique, au commerce des armes et au droit international.

Source : Jacobin Mag, Jacob Batinga, 14-02-2023

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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16 réactions et commentaires

  • manuel // 09.03.2023 à 09h00

    Biden va pas faire du mal aux finances du complexe militarisation industriel pour soulager les turcs, il a ses priorités. Ceci dit il y a des élections en Turquie prochainement on verra quelle sont les priorités du peuple turc, je suis prêt à parier que comme d’habitude ils voteront pour ceux qui les écrasent.

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  • Auguste Vannier // 09.03.2023 à 09h18

    La Turquie a manifesté sa relative indépendance de l’USOTAN, elle ne s’aligne plus complètement sur les US, a acheté des systèmes d’armes à la Russie, s’intéresse au BRICS+, bref se tourne vers le camp du mal et des méchants…Désormais ses divers bombardement sont criminels (les bombardements US sont au service du Bien).
    Un doctorant qui prend pour une source d’information fiable « les rapports de l’Observatoire syrien des droits de l’homme et les déclarations des Forces démocratiques syriennes (FDS) » me semble mal parti pour faire un travail scientifique.

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  • Savonarole // 09.03.2023 à 10h17

    Le plus amusant c’est de voir que c’est les mêmes qui soutiennent le PKK et qui vendent les armes pour lutter contre 🙂
    Créer un problème et vendre la solution …

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    • Kylen // 09.03.2023 à 12h54

      La France fait pareil avec la Grèce. On la terrorise avec une soit disante menace Turque et ensuite on tire sur le lait chaud de la vache Grecque en vendant des milliards d’armement.
      Personne dans l’Europe se dit ouvrons le dialogue entre ces deux pays.

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    • alain maronani // 09.03.2023 à 13h49

      Créer un problème ? Vraiment ? Les kurdes (un peuple, une culture, une langue) attendent depuis les accords de Versailles en 1919, un pays qui devaient comprendre une partie de la Turquie, de l’Iran, de la Syrie et de l’Irak.

      The Department of State has reviewed and maintained the Foreign Terrorist Organization (FTO) designation of the Kurdistan Workers’ Party (PKK), pursuant to Section 219 of the Immigration and Nationality Act (INA), as amended (8 U.S.C. § 1189). The PKK was originally designated as an FTO in 1997.

      Since designating the PKK over two decades ago, the United States has worked with Turkey and other Allies to counter the terrorist threat from the PKK. The United States maintains a strong commitment to our partnership with our NATO ally Turkey, including fighting PKK fundraising operations in Europe and elsewhere.

      Depuis la désignation du PKK il y a plus de vingt ans, les États-Unis ont travaillé avec la Turquie et d’autres alliés pour contrer la menace terroriste du PKK. Les États-Unis restent fermement attachés à leur partenariat avec leur allié de l’OTAN, la Turquie, notamment en luttant contre les opérations de collecte de fonds du PKK en Europe et ailleurs.

      Qui arme le PKK ? Ses récoltes de fonds, ses revenus pétroliers surtout dans le nord de l’Irak.

      Les fournisseurs ? Des vendeurs d’armes qui ne sont pas des états.

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  • Kylen // 09.03.2023 à 12h51

    La Turquie est entouré de pays en guerre ou complexe : Syrie, Irak, Iran, Russie au nord, Chypre et Grèce. La Turquie en effet besoin de F16 pour défendre sa souveraineté.

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    • alain maronani // 09.03.2023 à 13h50

      Chypre a été envahi par la Turquie mon cher Kylen.

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      • Bigbibi77 // 09.03.2023 à 16h13

        En effet, mais pour protéger les Chypriotes turcs menacés par le projet des militaires chypriotes de rattachement de Chypre à la Grèce des colonels. Votre affirmation, hors de tout contexte (ma contextualisation étant minimale), n’aide en rien à comprendre la situation.

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    • manuel // 09.03.2023 à 14h07

      Vaste blague, la Turquie est un état pauvre ce sont les états autour qui ont à craindre la Turquie, qui dans don histoire à toujours été un état prédateur. De rappeller de l’histoire avec Chypre. L’état turc devrait se soucier de ses habitants, la diaspora turque est partout en Europe pas par envie de tourisme mais par nécessité.

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      • Bigbibi77 // 09.03.2023 à 16h10

        La Turquie « un état pauvre »… C’est vraiment que vous avez l’image de la Turquie des années 80… La réalité est qu’elle est plus riche que certains pays d’Europe, et même de l’UE, notamment par PIB/hab. Et en parlant de diaspora, la plupart des Turcs, notamment en Europe, se sont installés entre les années 70 et 2000. Si l’on parle de la diaspora grecque, je crois qu’en nombre, ils sont biens plus nombreux dans le monde.
        En plus, vos affirmations sont contradictoires. On peut difficilement être pauvre et prédateur. Encore faut-il avoir les moyens de sa prédation. 17eme puissance économique du monde, je pense que ce n’est pas rien.

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    • Alain // 09.03.2023 à 14h13

      Ils ont de quoi voir venir avec 221 F16 et 78 F5

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      • alain maronani // 09.03.2023 à 14h50

        Les f-16 turcs sont des modèles anciens qui demandent un passage au Bloc4 et le f5 est surtout un avion ancien d’entrainement, ses capacités réelles militaires sont limités.

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        • manuel // 09.03.2023 à 16h05

          Les voisins sont sous équipés. Et il faut voir ce qu’on fait les iraniens avec des vieilleries comme les f4.donc pas besoin d’upgrade sauf face aux grecs mais vu l’état du pays…

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    • Hiro Masamune // 16.03.2023 à 22h15

      La Turquie à besoin de défendre sa souveraineté , dont acte. A-t-elle vraiment besoin d’avions pour le faire ?
      L’Anatolie a toujours été un point de passage important reliant les continents , une diplomacie habile et une filière locale qui produit en fonction des besoins modernes est sans doute plus pertinente pour ce faire qu’un avion étranger mis en service en 1974 …
      Bref, je sais pas pourquoi on nous vend du F16 sur tous les cannaux… mais j’aimerais franchement bien avoir le vrai fin mot de l’histoire. Mon petit doigt me dis que ça doit pas ètre blanc-bleu.

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