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Georges Simenon : Un internationaliste méconnu, par Guillaume Berlat

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Source : Proche & Moyen-Orient, Guillaume Berlat, 19-03-2018

« Quelle que soit la chose qu’on veut dire, il n’y a qu’un mot pour l’exprimer, qu’un verbe pour l’animer et qu’un adjectif pour la qualifier » nous rappelle Guy de Maupassant. Rares sont les écrivains qui possèdent ce don de donner vie à leurs personnages. Georges Simenon est d’abord et avant tout « peintre et témoin »1. Les romans de ce petit liégeois désargenté et inconnu (1903-1989), qui débarque à Paris le 11 décembre 1922, voient défiler des galeries de portraits que n’aurait pas désavouées La Bruyère dans ses célèbres Caractères. Policiers, magistrats, truands, concierges… en sont la trame. Mais au fil de ses romans « quintessentiels », d’autres personnages constituent l’environnement social de l’action. Georges Simenon écrit, ne cherche pas à expliquer tout en nous donnant des clés de lecture indispensables pour résoudre des énigmes policières ou diplomatiques. Le romancier s’efface parfois devant le journaliste et le reporter.

En effet, et ceci est moins connu du grand public, dès 1928, le journaliste Georges Simenon effectue de très nombreux reportages en France, en Europe mais aussi entreprend un tour du monde entre 1931 et 1935. Dans ses récits de voyages en Afrique, Europe, Amérique, Océanie, récits qualifiés de « Romans du monde », il ausculte le monde de l’entre-deux-guerres à la manière d’un médecin. Avec humilité et objectivité, il cherche à comprendre les spasmes qui l’agitent. Pour tenter d’y parvenir, il utilise une méthode originale. Il va à la rencontre des peuples, des hommes et, souvent, des diplomates qui apparaissent au détour de ses romans ou en fournissent, parfois, le sujet essentiel. C’est à ce voyage initiatique à la rencontre des autres, à la recherche de « l’homme nu », en quête des diplomates représentants tous les États que nous convie Georges Simenon dans son incessante soif de compréhension du monde agité d’hier, voire d’anticipation du monde incertain et imprévisible de demain.

À LA RENCONTRE DES AUTRES2 : L’ÂME DES PEUPLES3

A l’occasion de son tour du monde en quatre ans, Georges Simenon privilégie une méthode pragmatique pour appréhender un monde porteur d’incertitudes.

Entre souci d’humilité et recherche d’objectivité

En ces années passées à butiner à travers le monde, Georges Simenon en fait son miel. A la manière d’un Ernest Hemingway, d’un Jack London, d’un Joseph Kessel, d’un André Malraux, voire d’un Stefan Zweig4 ces amoureux de l’être, tout ce qu’il écrit (romans, nouvelles, articles, reportages) se nourrit de ses expériences vécues aux quatre coins de la planète avant la Seconde Guerre mondiale en traversant « frontières tristes et frontières gaies ». Si l’analyse des sociétés humaines et des relations internationales ne relève ni de la science exacte, ni de l’art de la divination, elle nécessite une forte capacité de jugement, une bonne dose de bon sens pour prévenir les erreurs d’appréciation surtout dans des périodes de mue, de transition, de passage d’un monde à un autre. Le risque n’est-il pas de s’attarder sur les décombres du passé pour ne pas affronter les nuages de l’avenir ? Georges Simenon, qui se porte « au chevet d’un monde malade », comme il le qualifie, constate les débuts de la rupture de l’équilibre européen à partir de 1933. Il observe des dirigeants avec « des allumettes plein les mains ».

Il aborde la matière nationale et internationale, animé d’un double souci. Humilité, d’abord. Sa fameuse trilogie (« À la découverte de la France » suivie de « À la recherche de l’homme nu » et de « À la rencontre des autres ») est placée sous le même dénominateur commun qu’il dénomme « Mes apprentissages » (I, II et III). Le ton est donné. Georges Simenon ne prétend pas avoir trouvé la vérité, il est à sa recherche permanente. Il est artisan dans les relations internationales. Objectivité, ensuite. Il écrit : « Je m’efforce seulement de tirer des conclusions des faits, en prenant pour guide, non pas la logique des sympathies et des antipathies, mais la logique du processus objectif ». Et, il écrit ceci à la faveur de sa rencontre avec Trotsky à Constantinople en juin 1933. À la manière d’un Pierre Renouvin, inspiré par l’École des Annales de Lucien Febvre et de Marc Bloch, Georges Simenon privilégie l’analyse des « forces profondes » des évènements pour mieux les comprendre à travers l’étude d’une histoire totale, complète, transdisciplinaire et non plus évènementielle. Il est constamment à la recherche de la « vérité des faits » chère à Hannah Arendt. « Cette vérité si fragile parce qu’elle s’expose aux manœuvres du pouvoir mais si puissante parce qu’elle dit ce qui est » (Lucie Dreyfus, épouse du capitaine).

Entre décombres du passé et nuages de l’avenir

A travers une trentaine de grands reportages effectués entre 1931 et 1935, Georges Simenon va à la rencontre des autres d’abord, en Europe, puis aux quatre coins du monde5. Il ne souhaite pas tomber dans le travers du reportage à vocation exotique. Il veut voir les pays qu’il visite tels qu’ils sont et non comme ses lecteurs voudraient les découvrir. Son approche est celle d’un médecin clinicien. Il étudie le corps social, son fonctionnement et ses pathologies à la manière d’un interniste. En effet, George Simenon puise dans son expérience de « globe-trotter » la manière de ce que nous qualifions d’analyse mixte, celle de l’homme dans son environnement social et politique. Il s’impose de se confronter au monde réel pour mieux le décrire. On découvre chez lui une vision du monde et, parfois, de véritables fulgurances sur la situation réelle de l’Europe quelques années avant la Seconde Guerre mondiale, sur l’inefficacité de la Société des Nations alors que les périls montent, que les bruits de bottes se font de plus en plus dangereux à la faveur d’une crise économique d’une grande ampleur qui favorise la montée des populismes et des nationalismes. L’Histoire ne serait-elle qu’un éternel recommencement ?

Jamais les jugements ne sont tranchés. Les mots dans toute leur simplicité se suffisent à eux-mêmes. Même si le doute l’habite, son analyse des situations locales est limpide à travers les hommes qu’il rencontre, qu’il prend le temps d’écouter. La signification politique de ses études est toujours fine, clairvoyante, presciente. Il nous incite à « penser l’impensable »6. Le paysage géopolitique s’éclaire, se révèle au lecteur qui veut bien aller au-delà de l’écume des jours pour mieux comprendre les forces profondes qui sont à l’œuvre. Georges Simenon apparait comme étant plus qu’un journaliste, plus qu’un romancier. Il se révèle comme un analyste éclairé des relations internationales à travers l’étude inlassable des ressorts de l’âme humaine. Ces voyages sont autant de romans policiers qui lui fournissent l’occasion de rechercher, non pas le coupable du crime, mais le ou les responsable (s) de la montée des nationalismes dans le courant des années 1930, de l’échec du système de sécurité collective mis en place à travers la Société des nations, sa pactomanie, sa diplomatie lacustre… toutes choses qui conduiront lentement mais sûrement à la Seconde Guerre mondiale.

On l’aura compris, ce qui intéresse Georges Simenon en même temps que ce qui l’intrigue, c’est toujours l’homme, l’homme en situation.

À LA RECHERCHE DE L’HOMME NU7 : LES PASSIONS DE L’ÂME8

Georges Simenon n’est jamais aussi à l’aise que lorsqu’il scrute le tréfonds de l’âme humaine tantôt radiologue et prophète, tantôt psychologue et diplomate.

Entre radioscopie et prophétie

Pour Georges Simenon, explorateur de la vie, l’essentiel se niche dans le « trésor inépuisable » (Joseph Kessel) des rencontres avec les hommes et les femmes. Grand homme de lettres, il marque de son empreinte la littérature populaire – au meilleur sens du terme – avec une force tranquille, une placidité toute belge, qui le place hors du temps. Il utilise toutes les focales de son œil transformé en appareil photo (macro, téléobjectif, grand angle) pour scruter le tissu social, sa trame, ses fils, ses palettes de nuances. Entre roman et journalisme, quelle est la vérité ? Interrogé sur les libertés qu’il prend parfois avec le réel dans ses romans, ce « voyageur en humanité », qu’est Georges Simenon, pour reprendre la formule d’Albert Cohen, répond ainsi : « L’ensemble est vrai et chaque détail est faux ». C’est le regard d’un homme qui cherche à comprendre le complexe sans verser dans le simple ! Il se présente comme le « voyageur par excellence » (Balzac), voire comme le « grand flaireur infaillible de toutes les choses humaines » (Lamartine).

On ne peut qu’admirer le sens profond de tout ce qu’il dit ainsi que sa simplicité. En quelque sorte, « il avait le don de la prévision. C’est un don redoutable : l’homme n’aime pas qu’on l’avertisse et les Cassandre n’ont jamais été populaires » comme le souligne avec tant de justesse l’ambassadeur Jules Cambon en 1925. La clairvoyance ne vient pas en restant terré chez soi. Georges Simenon s’attache, en effet, à déchiffrer le destin non pas installé confortablement derrière son bureau mais en allant à la rencontre des hommes dont il doute. C’est en cela qu’il est précurseur. Il demeure toujours étranger au « court-termisme » et au « catastrophisme du système médiatique » que dénonce aujourd’hui, avec une certaine vigueur, l’ancien ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine. Il satisfait au rôle que ce même Hubert Védrine attribue aux médias dans un monde idéal : aider l’opinion à comprendre le monde, comprendre sans juger puisque le lecteur est assez grand pour juger tout seul, et non pas juger sans comprendre. C’est là que se situe le génie de l’analyste éclairé du monde qu’est le romancier Georges Simenon.

Entre psychologie et diplomatie

Habileté, psychologie et diplomatie : telles sont les trois qualités essentielles de Georges Simenon journaliste, reporter. Son originalité tient à la virtuosité narrative au service d’une profonde connaissance de l’homme, de sa raison et de ses passions. Excellent analyste de la mécanique humaine dans toute sa complexité, il sait, à la manière d’un Montaigne que ce qui est le moins connu est le plus fréquemment cru. C’est pourquoi, inlassablement, il va à la rencontre des hommes pour mieux les comprendre. Ses reportages ne sont pas simplement des reportages mais la recherche de l’homme tout nu, l’homme tel qu’il est vraiment. Le grand reportage, selon Simenon, se situe aux antipodes des descriptions enrubannées d’un Pierre Loti ou des cartes postales d’un Pierre Benoît. L’œil dit plus que nous en pensons. Il révèle souvent les mouvements secrets de la pensée. Georges Simenon sait aussi d’habitude, comme le rappelle le duc de Choiseul que « la véritable finesse est la vérité quelque fois dite avec force et toujours avec grâce ». Mais, c’est surtout une vérité que l’on découvre, évitant de s’en tenir à ce qu’on lui dit de voir et de penser (Cf. sa visite en Russie où « on ne dit jamais non, on dit peut-être, pourquoi pas ? »).

Il demeure toujours en éveil face aux risques de désinformation qu’il dépasse. Il parvient à faire le procès convainquant du colonialisme en Afrique, du totalitarisme en Union soviétique, « d’une France qui a fait son temps et n’est plus à la tête de la civilisation ». Cela ressemble à s’y méprendre à « L’étrange défaite », plus de dix avant la publication du célèbre ouvrage de Marc Bloch. En dernière analyse, et à maints égards, Georges Simenon a les mêmes yeux qu’un ambassadeur aussi pénétrant pour démêler le vrai du faux, celui dont la mission essentielle est d’informer. C’est ainsi qu’il explique le défi perpétuel qui est le sien en terre inconnue : « il s’agissait de distinguer le vrai du faux et surtout de savoir si on ne disait pas le faux pour faire croire le vrai , ou le vrai pour faire croire le faux. Il y avait le faux-vrai et le vrai-faux »9. Le moins que l’on puisse dire est qu’il y parvient à la perfection dès 1933 lorsqu’il écrit avec simplicité et sans emphase : « le monde est en plein, de renaissances nationales, qui s’entre-choquent avec un bruit plus ou moins menaçant »10. Cela ressemble à s’y méprendre aux titres des chapitres sur les années 1929 à 1939 et la montée des périls de Pierre Renouvin enseignés sur les bancs de l’Institut des Sciences politiques de la rue Saint-Guillaume11.

Dans sa recherche patiente des faits objectifs pour parvenir à des conclusions objectives, Georges Simenon n’hésite pas à aller à la rencontre des diplomates qu’ils trouvent sur son chemin de journaliste reporter écrivain.

EN QUÊTE DE DIPLOMATES : L’ÂME DES PROPHÈTES12

Dans cette vaste comédie humaine qu’est le monde, Georges Simenon rencontre de nombreux diplomates dont il dresse parfois des portraits saisissants : entre mondanités et géopolitique, entre frivolité et gravité.

Entre mondanités et géopolitique

Comment apparaissent les diplomates sous la plume de Simenon ? Ils sont présents dans son œuvre, en particulier dans sa trilogie sur le monde qu’ils soient figurants, personnages secondaires, voire personnages principaux comme dans deux de ses romans de la même période : Les gens d’en face13 et Les clients d’Avrenos14. On y découvre ambassadeurs, chefs de légation, conseillers d’ambassade, secrétaires d’ambassade, consuls, drogmans (interprètes) … dont il dresse des portraits saisissants. Le diplomate y apparait comme Janus bifrons. Le mondain, d’abord. Les clichés ont la vie dure. Georges Simenon rencontre les diplomates à l’occasion de leur fonction de représentation, en particulier lors des cocktails. « Les ‘cocktail-parties’, comme leur nom l’indique, furent inventés par les chiens. Ce n’est rien de plus que l’habitude de se renifler le derrière élevé au rang d’institution mondaine » comme les définit le britannique, Lawrence Durrell15. On y retrouve aussi le diplomate « qui hisse le baisemain en figure de style »16 et qui, parfois, se déguise en personnage de roman. Les choses sont moins tranchées dans la réalité. « La vie des diplomates est moins brillante, mais surtout nettement moins monotone que le grand public ne l’imagine »17. Le diplomate est un homme du monde qui évolue dans un monde de passions, d’intelligence et de rivalités.

Ensuite, le technicien des relations internationales, aussi et surtout mais son travail se différencie de celui du journaliste. « S’il rend compte de ce qui se passe dans son pays de résidence, le diplomate ne le fait pas comme un journaliste…Le diplomate doit s’informer, avec exactitude, de ce qu’il constate où il se trouve et bien apprécier les conséquences de ce qui se passe pour notre présence, nos intérêts, notre action dans ce pays et au-delà, afin de permettre aux autorités françaises de prendre les bonnes décisions… »18. Il est un homme calme dans le tumulte de l’avant-guerre. Il pratique une diplomatie feutrée. On y retrouve le technicien subtil des affaires étrangères, pragmatique, d’une onctueuse courtoisie, soigné dans sa mise comme dans ses propos. On y retrouve également l’archétype du diplomate féru de littérature19.

C’est parce qu’il a été à l’écoute du monde au cours de ses nombreux périples, que Georges Simenon a pu, dans des pages magistrales, décrire le cheminement du diplomate, si secret soit-il ! Même en diplomatie, surtout en diplomatie, les symboles comptent beaucoup. Ceci est d’autant plus méritoire que le diplomate est un homme discret qui préfère travailler dans l’ombre. Tout étranger a souvent recours à son consul pour obtenir des documents nécessaires à l’accomplissement de certains actes de sa vie civile. Il s’adressera, par exemple, à son consul pour obtenir un certificat de naissance ou un document attestant de sa situation de famille… Georges Simenon le rencontre, l’écoute.

Entre frivolité et gravité

Comme dans toute société humaine, les relations à l’intérieur du corps diplomatique ne sont pas exemptes d’émulation, d’envie, de jalousie, de coups tordus surtout dans des périodes de défiance, de conflits entre les États que les diplomates représentent. Elles transpirent entre les lignes des romans de Georges Simenon qui se refuse, à ne « fréquenter que les dîners et les thés des ambassades et des légations » (« j’avais pris le thé chez le consul d’Italie »). Il reconnait, avec humilité, s’être parfois fait des idées fausses de certains pays en cédant à la facilité, à une approche trop passionnelle. La difficulté de compréhension d’un pays tient à sa complexité, à ce flux et à ce reflux permanent que les diplomates ont parfois du mal à saisir, ne restant que trois ou quatre années dans la même affectation avant d’en rejoindre une autre sur un continent tout à fait différent. Pour Georges Simenon, peu importe le résultat. Aussi, si ce n’est plus important, est la vision d’un monde et d’une époque pour le regard d’un homme chez qui le romancier ne se distingue pas du journaliste. Par certains aspects, il est aussi diplomate dans sa fonction essentielle d’information, contraignant les décideurs politiques à renouer avec la réalité.

Pour le diplomate, le travail du diagnostic est cardinal, la prise du pouls du pays est fondamentale. Dans le diagnostic, il faut avoir le courage d’entendre ce qui va mal, même ce qui va mal n’est pas forcément vrai, même si les choses qui vont mieux ne sont pas perçues. C’est le défi que doit relever tout diplomate. Au contact des diplomates rencontrés au cours de son périple, Georges Simenon écoute, partage parfois les doutes de ces hommes, affine leur diagnostic. Il est avant tout peintre et témoin. Il se manifeste comme une mémoire d’expériences et non comme un théoricien des relations internationales. Il constate avec pertinence que « si l’on veut s’entendre, ne vaut-il pas mieux se connaître ? Qualités et défauts, afin de pardonner ceux-ci en raison de celles-là ». Il présente une vision désabusée de l’Afrique qu’il parcourt avec passion et distance à la fois20. Il ne croit pas à la Société des Nations qui passe son temps à écrire d’inutiles rapports. En définitive, Georges Simenon se pose la véritable question qui est de savoir « si toutes ces questions à l’ordre du jour recevront jamais une solution autre que la solution imprévisible que le temps apportera à l’heure où on n’y pensera le moins ». Tout est dit de façon saisissante !

MÉDECIN AU CHEVET D’UN MONDE MALADE

Inutile de préciser qu’il n’y a pas de grandes années Simenon, car il n’y en a pas de petites. Tous les crus se valent. Mais, jamais sans doute ne s’est manifestée avec autant d’éclat la puissance de visionnaire de Georges Simenon, qui tire une force de persuasion unique de la rigueur même de sa méthode. Il n’abuse pas des grands mots. Mais les mots ont leur importance. Chez lui, la réalité est un formidable tuteur. La virtuosité narrative est mise au service de l’analyse de la psychologie humaine. Il ne faut plus parler de littérature secondaire.

C’est à la fois plus prometteur, et surtout plus enthousiasmant. Qu’il raisonne ou qu’il narre, Georges Simenon, c’est d’abord la force d’un style. C’est aussi la puissance d’une analyse. Comment mieux résumer sa pensée de l’internationaliste clairvoyant qu’il est lorsqu’il écrit : « Un monde est en marche, voyez-vous, que rien n’arrêtera, et, chaque fois que le monde a fait un bond en avant, il s’est trouvé des rêveurs ou des grincheux, dont vous serez peut-être, pour regretter le ‘bon temps’ »21.

La noblesse d’une existence ne tient-elle pas aux hauts faits qui la traversent et à la modestie avec laquelle l’homme les examine ? S’il ne peut être assimilé à un « futurologue » (fait d’imaginer l’avenir de la manière la plus réaliste possible) à la manière d’un Alvin Toffler, Georges Simenon fait tout de même preuve d’une certaine préscience dans son approche du monde de l’entre-deux guerres. Il accepte de se situer dans une démarche stratégique sur le temps long.

Au moment où l’Histoire accélère de nouveau, le basculement des États-Unis vers le protectionnisme ouvre un cycle de démondialisation et participe à la désoccidentalisation du monde, les démocraties connaissent un inquiétant trou d’air22. Trouveront-elles, les poseurs de diagnostics, les passeurs d’idées indispensables à la compréhension du monde d’aujourd’hui, de demain pour prévenir de nouvelles catastrophes à la manière du père du commissaire Maigret ? Ce n’était que justice de rendre hommage à Georges Simenon qui reste et restera encore un grand mystère23, un internationaliste méconnu.

Guillaume Berlat
19 mars 2018

1 Jean-Baptiste Baronian, préface, Georges Simenon. Romans du monde, Omnibus, 2010.
2 Georges Simenon, A la rencontre des autres. Mes apprentissages III, Christian Bourgois éditeur, 10/18, 1989.
3 André Siegfried, L’âme des peuples, Hachette, 1950.
4 Stefan Zweig, Le monde d’hier. Souvenirs d’un européen, Belfond, 1999.
5 Francis Lacassin, préface d’À la rencontre des autres. Mes apprentissages III, précité, pp. 7-10.
6 Pierre Bayard, Le « Titanic » fera naufrage, Minuit, « Paradoxe, 2016.
7 Georges Simenon, À la recherche de l’homme nu. Mes apprentissages II, Union générale des éditions, 10/18, 1976.
8 René Descartes, Les passions de l’âme, 1649.
9 Georges Simenon, Chez Trotsky (1933). Peuples qui ont faim. X. La misère qui ne peut se cacher malgré toutes les précautions, dans A la recherche des autres, précité, p. 264.
10 Georges Simenon précité, p. 330.
11 Pierre Renouvin, Histoire des relations internationales, Les crises du XXe siècle. Tome 8 : de 1929 à 1945, Les Origines de la Deuxième Guerre mondiale, Hachette, 1976, pp 9 à 199.
12 Gilles Curien, Diplomates et prophètes, Les éditions du Cerf, 1997.
13 Georges Simenon, Les gens d’en face, Georges Simenon Limited, 1933.
14 Georges Simenon, Les clients d’Avrenos, Gallimard, 1935.
15 Lawrence Durrell, Le Quatuor d’Alexandrie, Buchet-Chastel, 1957.
16 Ariane Chemin, Mariage en douce. Gary et Seberg, Équateurs, 2016, p. 61.
17 Monique et Alain Bry, Deux diplomates pour le prix d’un, Le Carré imaginaire, préface, 2010.
18 Philippe Selz, La diplomatie expliquée à une jeune fille du XXIe siècle suivi du Petit Talleyrand portatif, Riveneuve éditions, 2016, p. 121.
19 Patrick Roger, Jean-Bernard Raimond, ancien ministre, Le Monde, 11 mars 2016, p. 17.
20 Georges Simenon, Quartier nègre, 1935.
21 Georges Simenon, Au chevet du monde malade, dans À la recherche de l’homme nu, précité, p. 315.
22 Nicolas Baverez, La France à contre-sens, Le Figaro, 5 décembre 2016, p. 25.
23 Georges Simenon, Mémoires intimes, Les Presses de la Cité, 1981.

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Source : Proche & Moyen-Orient, Guillaume Berlat, 19-03-2018

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Commentaire recommandé

Thierry Ternisien d’Ouville // 01.04.2018 à 17h28

Deux commentaires affligeants passant, contrairement à l’auteur du billet à côté d’une oeuvre qu’en son temps Hannah Arendt avait su apprécier à sa juste valeur.
Deux auteurs qui cherchaient à comprendre sans juger. Tellement rare aujourd’hui où on juge sans comprendre.
Merci pour ce texte

7 réactions et commentaires

  • Babar // 01.04.2018 à 10h30

    Certes, G Simenon était entre autres un observateur curieux généreux et engagé, mais sa biographie est plus contrastée que l’auteur de cet article ne le suggère. Il a notamment écrit dans un journal de Liège une série de 17 articles fortement antisémites sous le titre « le péril juif ». Par ailleurs, lorsqu’on sort du strict cadre professionnel,il s’est plus consacré à la recherche de la femme nue que de l’homme… il a eu une sexualité non seulement précoce (1ère expérience à 12 ans avec une grande de 15 ans) mais aussi bien fournie: « En avril 1977, lors d’un entretien avec son ami Federico Fellini, il avoue sur le ton de la boutade avoir effectué un petit calcul et être arrivé à un total de 10 000 femmes depuis l’âge de treize ans et demi, dont 8 000 étaient des prostituées » (Wikipédia). Cela n’empêche pas ses qualités que l’on peut apprécier tout comme la valeur littéraire d’un Céline par ailleurs indéfendable en terme de racisme…

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  • Pierre // 01.04.2018 à 10h36

    Étrange plaidoyer (tiré d’un site suisse sur le Moyen-Orient) commençant par une citation de Maupassant et truffé de références allant de Marc Bloch à Montaigne, pour  » homme calme dans le tumulte de l’avant-guerre » auteur de 17 articles sur « le péril juif » dans Gazette de Liège en 1921…

    Est-ce vraiment utile?

      +6

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    • Manuel // 01.04.2018 à 12h45

      Je suis tombé en lisant votre commentaire, parce que j’aime beaucoup Simenon.

      J’ai essayé de faire des recherches, mais il est difficile de tomber sur des sources solides. Auriez-vous les textes de ce « Péril Jeune ».

      Certaines sources, peu recommandables, disent qu’il a plagié des articles sortis dans le Times pour plaie à son rédacteur en chef. Simenon étant jeune à l’époque 17 ans-18 ans.

      D’autres, peu sûres aussi, tendent à dire qu’on retrouve un certain mépris dans ses livres à travers certains personnages portant des noms juifs…

        +0

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      • Pierre // 01.04.2018 à 21h04

        Moi aussi j’aime Simenon, et Céline encore plus… n’empêche.

        Sur votre moteur de recherche préféré vous tapez « péril juif » Siménon… et je vous préviens c’est gratiné.

        Même dans les Maigret, ça transpire parfois. Dans « Maigret et son mort » (USA 1947) par exemple, Simenon fait une rafle rue des Rosiers, pour débusquer une organisation de « chauffeurs » apatrides.

          +2

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  • P’tetbenkwui // 01.04.2018 à 12h32

    Que cherche à démontrer Guillaume Berlat à travers ses contorsions temporelles sélectives sinon précautionneuses ? C’est plutôt inattendu vu l’exploitation générée par l’oeuvre de Simenon.

    Ignorant les frontières géographiques, « Lettre à mon juge » s’insinue plutôt bien dans l’air du temps.

      +1

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  • Thierry Ternisien d’Ouville // 01.04.2018 à 17h28

    Deux commentaires affligeants passant, contrairement à l’auteur du billet à côté d’une oeuvre qu’en son temps Hannah Arendt avait su apprécier à sa juste valeur.
    Deux auteurs qui cherchaient à comprendre sans juger. Tellement rare aujourd’hui où on juge sans comprendre.
    Merci pour ce texte

      +8

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  • Nanker // 02.04.2018 à 22h43

    « Deux commentaires affligeants passant, contrairement à l’auteur du billet à côté d’une oeuvre qu’en son temps Hannah Arendt avait su apprécier à sa juste valeur »

    J’espère qu’elle a mieux compris Simenon qu’elle n’a compris Eichmann et la prétendue « banalité du mal » concept tarte à la crème des « penseurs » qui vont blablater sur « France Culture ».

    Or comme l’ont montré des travaux récents (dont ceux d’Emmanuel Faye) Eichmann incarnait tout sauf la « banalité du mal ». Comme Fabrice del Dongo à Waterloo, Arendt a tout vu au procès de Jérusalem en 1961 mais n’a strictement rien compris du spectacle qui se déroulait sous ses yeux.

    Pour revenir à Simenon il serait aussi intéressant de se pencher sur le cas de son frère, fasciste convaincu et collabo exalté…

      +1

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