Les Crises Les Crises
31.janvier.202231.1.2022 // Les Crises

L’engagement des États-Unis sur la défense de Taïwan est une pure folie

Merci 130
J'envoie

Washington pourrait découvrir que c’est un prix beaucoup trop élevé à payer, un peu comme le Vietnam il y a 60 ans.

Source : Responsible Statecraft, Brandon Carr
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Le président chinois Xi Jinping (Shutterstock/Kaliva) ; le président Joe Biden (Devi Bones/Shutterstock) ; la présidente de Taïwan Tsai Ing-wen (shutterstock/Glen Photo)

Début décembre, le secrétaire adjoint à la Défense pour les affaires de sécurité indo-pacifiques, Ely Ratner, a déclaré devant la commission sénatoriale des Affaires étrangères que Taïwan est « un nœud critique au sein de la première chaîne d’îles (dans le Pacifique occidental), ancrant un réseau d’alliés et de partenaires américains […] qui est essentiel à la sécurité de la région et essentiel à la défense des intérêts vitaux des États-Unis dans l’Indo-Pacifique. »

Les États-Unis doivent refuser de faire de la défense de Taïwan la pièce maîtresse de la grande stratégie américaine dans la région indo-pacifique. Centrer notre crédibilité dans la région et – si nécessaire – repousser une invasion chinoise de Taïwan fausserait la perception de nos véritables intérêts de sécurité en Asie de l’Est et limiterait considérablement la liberté d’action des décideurs politiques en cas de crise. Un conflit armé se produirait probablement, engageant l’armée américaine dans « un désavantage opérationnel aigu », selon une analyse récente des politologues de la RAND.

Loin de renforcer la crédibilité de la dissuasion américaine, un engagement de défense américain clair et sans ambiguïté envers Taïwan la briserait. Il est téméraire de penser que les États-Unis pourraient tromper les planificateurs de la défense chinoise en leur faisant croire que nous nous soucions davantage de la défense de Taïwan qu’eux de s’en saisir. Pour la Chine communiste, l’honneur national est en jeu à Taïwan.

Pour les États-Unis, il s’agit d’une question de géopolitique – une question importante mais en fin de compte non émotionnelle de maîtrise des enjeux. Les responsables politiques américains seraient contraints de choisir entre admettre la faiblesse de la dissuasion américaine à l’égard de Taïwan ou s’engager dans une situation militaire dans laquelle la Chine possède à la fois les avantages géographiques et opérationnels. Il est peu probable que l’Amérique sorte victorieuse d’un tel combat et, même si elle y parvenait, elle le ferait à un coût qui dépasserait de loin l’importance stratégique de Taïwan elle-même.

En effet, la défense de l’île est un objectif important, mais elle ne peut devenir la finalité de notre politique de défense régionale. Les États-Unis dépensent environ 400 milliards de dollars de plus que la Chine en matière de défense. Nos alliances et notre posture de défense dans la région indo-pacifique sont-elles si faibles qu’elles ne peuvent supporter la perte d’une seule île située à moins de 100 km du continent chinois ?

En effet, Taïwan a moins de valeur intrinsèque en soi que ce que sa défense est censée représenter : un indicateur psychologique du reste du dispositif de défense américain dans la région. Si Taïwan tombe, on pense qu’il en sera de même pour le reste de nos alliés dans la région – un phénomène réfuté depuis longtemps que les universitaires appellent le « bandwagoning » [Suivisme des petits pays, NdT], qui n’est guère plus qu’un retour de la « théorie des dominos. »

Les décideurs politiques américains, en particulier les membres des deux chambres du Congrès, doivent sérieusement envisager les implications logiques et probables d’un engagement sans ambiguïté de Washington dans la défense de Taïwan. Ils doivent examiner, froidement, les conséquences de lier la crédibilité américaine à un jeu de dissuasion où notre adversaire sera toujours prêt à nous surpasser. Les États-Unis ont besoin d’une dose de réalisme dans leur discussion sur Taïwan ; sa chute serait dommageable mais pas fatale. Croire le contraire ne fait que nous rendre un mauvais service.

Il y a soixante ans, les décideurs américains étaient confrontés à un ensemble de circonstances tout aussi complexes et déroutantes dans la région indo-pacifique. Les dirigeants politiques américains cherchaient également à prévenir une augmentation de l’influence politique et militaire de la Chine et à éviter une défection en cascade des alliés si la dissuasion américaine échouait.

Pourtant, malgré tous les documents politiques sophistiqués et les jeux de guerre, les décideurs américains n’ont pas réussi à poser les questions les plus fondamentales, à savoir si l’engagement des États-Unis en faveur d’un Sud-Vietnam indépendant et non communiste était un plan d’action approprié. Ils n’ont pas réfléchi à leurs hypothèses les plus fondamentales, qui se sont avérées fatalement erronées. Comme l’a observé l’ancien secrétaire à la Défense Robert McNamara dans ses mémoires de 1995, In Retrospect :

« Le dilemme que [le secrétaire d’État américain] Dean [Rusk] et moi-même avons défini allait nous hanter pendant des années. Si l’on considère le compte rendu de ces réunions [au début de 1961], il est clair que notre analyse était loin d’être adéquate. Nous n’avons pas réussi à poser les cinq questions les plus fondamentales : Est-il vrai que la chute du Sud-Vietnam entraînerait la chute de l’Asie du Sud-Est ? Cela constituerait-il une grave menace pour la sécurité de l’Occident ? Quel type de guerre – guérilla ou conventionnelle – pourrait se développer ? Pourrions-nous la gagner avec des troupes américaines combattant aux côtés des Sud-Vietnamiens ? Ne devrions-nous pas connaître les réponses à toutes ces questions avant de décider d’engager des troupes ? »

McNamara a finalement conclu que « nous avons… surestimé l’effet de la perte du Sud-Vietnam sur la sécurité de l’Occident… en nous écartant de cette vérité centrale, nous avons construit un effort progressivement plus massif sur une base intrinsèquement instable. » En effet, les décideurs américains se souciaient bien moins du sort du Sud-Vietnam lui-même que de ce que représentait cette petite nation. Comme le secrétaire adjoint à la Défense John McNaughton l’a exposé à McNamara dans un mémo en 1965, 70 % des raisons justifiant l’engagement des États-Unis dans le pays étaient simplement pour « éviter une défaite humiliante des États-Unis (et à notre réputation de garant). » Seuls 20 % étaient destinés à garder le territoire hors des mains de la Chine.

Les États-Unis risquent de répéter leurs pires erreurs de la Guerre froide en concentrant leur future grande stratégie indo-pacifique sur la crédibilité de la défense américaine de Taïwan. Avant de le faire, Washington serait bien avisé de tenir compte des conseils du secrétaire McNamara et d’éviter les mêmes graves erreurs commises il y a près de 60 ans. Les États-Unis, s’ils centrent leur crédibilité indo-pacifique sur la défense de Taïwan, risquent une fois de plus de construire un effort massif sur une base intrinsèquement instable.

Source : Responsible Statecraft, Brandon Carr, 03-01-2022
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Nous vous proposons cet article afin d'élargir votre champ de réflexion. Cela ne signifie pas forcément que nous approuvions la vision développée ici. Dans tous les cas, notre responsabilité s'arrête aux propos que nous reportons ici. [Lire plus]Nous ne sommes nullement engagés par les propos que l'auteur aurait pu tenir par ailleurs - et encore moins par ceux qu'il pourrait tenir dans le futur. Merci cependant de nous signaler par le formulaire de contact toute information concernant l'auteur qui pourrait nuire à sa réputation. 

Commentaire recommandé

Dorian // 31.01.2022 à 07h33

En plus, les Chinois ont quand même légèrement plus de moyens que les Vietnamiens, non?.
Réduire un éventuel conflit militaire avec la Chine à propos de Taïwan avec un tir au pigeon colonial est tout bonnement sidérant.
L’auteur demande un retour au réalisme, et c’est bien la preuve de l’incroyable aveuglément actuel des USA. Même de la part de ceux de bonne volonté.
Comparer une éventuelle guerre contre la première puissance industrielle mondiale, le pays le plus riche du monde(depuis 2021), à la plus grosse marine de guerre(depuis 2021) peuplé de 1,5 milliards d’habitants, disposant de missiles anti porte-avions et de toute la technologie moderne à une guerre coloniale contre un adversaire quasi sans moyen, équipé de petoires, roulant en vélo et se terrant dans des tunnels c’est hallucinant.
Un peu comme si en France, des gens comme JD Merchet ou Heissebourg nous comparaît une éventuelle guerre contre les Russes à la guerre d’Algérie. 🙂
Franchement, cet aveuglément états-unien me terrifie

11 réactions et commentaires

  • Dorian // 31.01.2022 à 07h33

    En plus, les Chinois ont quand même légèrement plus de moyens que les Vietnamiens, non?.
    Réduire un éventuel conflit militaire avec la Chine à propos de Taïwan avec un tir au pigeon colonial est tout bonnement sidérant.
    L’auteur demande un retour au réalisme, et c’est bien la preuve de l’incroyable aveuglément actuel des USA. Même de la part de ceux de bonne volonté.
    Comparer une éventuelle guerre contre la première puissance industrielle mondiale, le pays le plus riche du monde(depuis 2021), à la plus grosse marine de guerre(depuis 2021) peuplé de 1,5 milliards d’habitants, disposant de missiles anti porte-avions et de toute la technologie moderne à une guerre coloniale contre un adversaire quasi sans moyen, équipé de petoires, roulant en vélo et se terrant dans des tunnels c’est hallucinant.
    Un peu comme si en France, des gens comme JD Merchet ou Heissebourg nous comparaît une éventuelle guerre contre les Russes à la guerre d’Algérie. 🙂
    Franchement, cet aveuglément états-unien me terrifie

      +29

    Alerter
  • commentateur // 31.01.2022 à 08h26

    Un peu comme quand l’Allemagne voulait réunir ses territoires historiques. Franchement la Tchécoslovaquie ça valait pas la peine de se fâcher. Je veux pas dire du tout que la Chine d’aujourd’hui est la même chose que l’Allemagne Nazi, mais par contre pour les tchécoslovaques et les taïwanais, ils sont vraiment les cocus de l’histoire dans cette présentation. Et je ne dis même pas que c’est la responsabilité des Américains, d’autres pays pourraient prendre position pour l’autonomie des taïwanais. Plus ils seraient nombreux, plus les taïwanais auraient de chance de rester libres de leur destin. Compter les taïwanais comme quantité négligeable avec tant d’aisance, pour les besoins de critiquer la politique américaine, ça laisse un petit goût de vomi.

      +4

    Alerter
  • Fernet Branca // 31.01.2022 à 10h18

    Rien à voir avec la guerre du Vietnam, l’état-major US doit rêver d’une guerre navale et aérienne comme celle contre le Japon. Plein de bombardements sur les villes industrielles de la Chine pour les ramener à l’âge de pierre. Le problème c’est que à la différence de 1943/1944 l’Occident est maintenant dépendant de la Chine. Et la Chine n’est pas la Serbie , beaucoup plus de moyens militaires aériens , missiles , etc.. Donc une guerre rapide et circonscrite est fort peu probable. Reste la solution « Nuke Them All ! »

      +7

    Alerter
  • Catalanovitch // 31.01.2022 à 11h29

    On commence à comprendre que le but des USA n’est pas de gagner des guerres. Depuis le Vietnam,l’Iran, etc., ils les ont tout perdues. Leurs objectifs : un, faire régner la terreur, le chaos et de ces situations instables, retirer les marrons du feu ; deux, écluser les stocks, engraisser le lobby militaro-industriel et maintenir leurs profits, leur croissance.

      +27

    Alerter
    • Brigitte // 31.01.2022 à 13h06

      Tout à fait d’accord. Diviser pour mieux régner. Quand on veut conserver son titre de 1ère puissance mondiale, il ne faut pas faire les choses à moitié. Plus c’est illégal et illégitime, plus c’est bon pour montrer sa force.
      Je me demande comment les états dits démocratiques peuvent encore suivre cet empire du pire! Sont-ils sous le charme ou sous la contrainte?
      La servitude volontaire c’est bien pratique, ça évite de faire le sale boulot en garantissant d’avoir toujours quelques os à ronger. Et puis il y a l’effet miroir: si les USA sont si puissants c’est aussi grâce aux fidèles serviteurs.
      Effet fantasmatique bien connu, comme la voiture de sport qui sert à compenser la virilité vieillissante.

        +9

      Alerter
      • Catalanovitch // 31.01.2022 à 14h29

        Hahaha!!!! Votre conclusion est parfaite, à l’image du personnel politique US, composés de vieux, même quand ils essayent de se faire passer pour des jeunes.

          +4

        Alerter
  • koui // 31.01.2022 à 11h43

    Fondamentalement, la république de Chine populaire peut très bien se passer de Taiwan pendant encore quelques décennies. La seule chose qui énerve vraiment la Chine populaire est de prétendre que Taiwan (la république de Chine, de son nom officiel) est un état souverain ou bien la seule vrai Chine. Cela fait longtemps que les USA ont accepté le compromis « un pays, 2 systèmes ». S’ils le remettent en cause aujourd’hui, avec prudence, c’est pour faire monter un peu la tension avec le dragon à des fins de politique interne, forcer la Chine à une course aux armements sans intérêt et resserrer les rangs de leurs alliés en Asie. Le but n’est certainement pas de déclencher une vrai guerre.

      +4

    Alerter
  • guillaumebesset // 31.01.2022 à 16h29

    Comme pour l’Ukraine manipulée par les grandes puissances, Taïwan devrait continuer à enseigner dans ses écoles les avantages des Libertés et de l’Etat de Droit, et organiser un référendum sur le sujet (car dans leurs majorité, les Taïwanais souhaitent préserver leur démocratie)

    De plus, je pense que les particularités régionales peuvent être conciliées avec l’identité nationale :
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Principe_de_subsidiarit%C3%A9

    PS : La théorie de la paix capitaliste montre bien qu’il est important de préserver les échanges commerciaux multidirectionnels pour des nations gagnantes (non aux https://fr.wikipedia.org/wiki/Dialogue_m%C3%A9lien)
    https://en.wikipedia.org/wiki/Capitalist_peace

    PS : Pour les Taïwanais : Attention aux manipulations possible du https://fr.wikipedia.org/wiki/Yuan_l%C3%A9gislatif par la Chine

      +1

    Alerter
  • Boubanka42 // 31.01.2022 à 21h01

    Il y a trop de technologies à Tawain pour que les américains lachent l’affaire.

      +1

    Alerter
  • martin // 01.02.2022 à 18h47

    La dernière fois qu’un sous-marin stratégique US, un Seawolf, s’est amusé à croiser dans le détroit de Taïwan, il est sorti avec la proue entièrement défoncée. On a parlé d’abord d’une erreur de navigation, mais la bonne réponse est: drone sous-marin chinois. Exit l’Aukus. Washington est dans les choux. Mon Dieu! ls sont tellement bêtes!

      +4

    Alerter
  • darkcity // 04.02.2022 à 19h02

    Les USA ne tireront pas un seul cout de feu sur l’armée chinoise.
    qui équivaudrait à une déclaration de guerre à la Chine.
    Par contre, l’effort de Washington sera considérable pour aider militairement, financièrement Taiwan
    pour que l’ile résiste le plus longtemps possible à la guerre,
    que la Chine s’embourbe dans ce conflit permanent,
    et affaiblisse l’économie chinoise.

      +0

    Alerter
  • Afficher tous les commentaires

Les commentaires sont fermés.

Et recevez nos publications