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LA CIA ET LES MÉDIAS (5/6) – Quand William Colby efface les traces de l’Agence

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Comment les médias les plus puissants d’Amérique ont travaillé main dans la main avec la Central Intelligence Agency et pourquoi la Commission Church les a couverts.

Par Carl Bernstein – Rolling Stone – 20 octobre 1977

Après avoir quitté le Washington Post en 1977, Carl Bernstein a passé six mois à analyser les relations entre la CIA et la presse pendant les années de la guerre froide. Son article de 25 000 mots, publié dans Rolling Stone le 20 octobre 1977, est reproduit ci-dessous dans une série de 6 billets.

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COLBY RETIRE SES BILLES

L’UTILISATION DES JOURNALISTES PAR LA CIA CONTINUE VIRTUELLEMENT sans relâche jusqu’en 1973 lorsque, en réponse à la révélation publique que l’Agence avait secrètement employé des journalistes américains, William Colby commence à minimiser les faits. Dans ses déclarations publiques, Colby donne l’impression que l’utilisation de journalistes a été minime et d’une importance limitée pour l’Agence.

Il a ensuite entrepris une série de manœuvres visant à convaincre la presse, le Congrès et le public que la CIA s’était retirée du secteur de l’information. Mais selon les responsables de l’Agence, Colby avait en fait jeté un filet de protection autour de ses précieux contacts dans la communauté journalistique. Il a ordonné à ses adjoints de maintenir les liens de l’Agence avec ses meilleurs contacts journalistes tout en rompant les relations officielles avec ceux qui étaient considérés comme inactifs, relativement improductifs ou d’une importance marginale.

En examinant les dossiers de l’Agence pour se conformer à la directive de Colby, les responsables ont découvert que de nombreux journalistes n’avaient pas rempli de fonctions utiles pour la CIA depuis des années. Ces relations, peut-être jusqu’à une centaine, ont été interrompues entre 1973 et 1976.

Dans le même temps, d’importants agents de la CIA qui avaient été placés dans le personnel de certains grands journaux et médias audiovisuels ont été priés de démissionner et de devenir des pigistes, ou des journalistes freelance, permettant ainsi à Colby d’affirmer aux rédacteurs en chef concernés que les membres de leur personnel n’étaient pas des employés de la CIA. Colby craignait également que certains agents de terrain de valeur ne soient démasqués si les liens entre l’Agence et les journalistes continuaient à être scrutés.

Certaines de ces personnes ont été réaffectées à des postes dans des publications dites exclusives, c’est-à-dire des périodiques étrangers et des médias audiovisuels secrètement financés et dotés en personnel par la CIA. D’autres journalistes qui avaient signé des contrats en bonne et due forme avec la CIA – ce qui en faisait d’eux des employés de l’Agence – ont été libérés de leurs contrats et on leur a demandé de continuer à travailler dans le cadre d’arrangements moins formels.

En novembre 1973, après nombre de changements de cet ordre, Colby a déclaré aux journalistes et aux rédacteurs du New York Times et du Washington Star que l’Agence comptait « environ trois dizaines » de journalistes américains « payés par la CIA », dont cinq qui travaillaient pour des « organes de presse à grand tirage ».

Pourtant, alors que la commission sénatoriale sur le renseignement tenait ses auditions en 1976, selon des sources de haut niveau de la CIA, celle-ci continuait à entretenir des liens avec soixante-quinze à quatre-vingt-dix journalistes de toutes sortes – cadres, reporters, pigistes, photographes, chroniqueurs, employés de bureau et membres d’équipes techniques de diffusion. Plus de la moitié d’entre eux avaient été écartés des contrats et des fiches de paie de la CIA, mais ils étaient toujours liés par d’autres accords secrets avec l’Agence.

Selon un rapport non publié de la Commission d’enquête de la Chambre des représentants sur les services de renseignement, présidée par le membre du Congrès Otis Pike, au moins quinze organes de presse offraient encore une couverture encore des agents de la CIA en 1976.

Colby, qui s’est forgé la réputation d’être l’un des tacticiens les plus habiles en matière d’infiltration dans l’histoire de la CIA, avait lui-même dirigé des journalistes dans des opérations clandestines avant de devenir directeur en 1973. Mais même lui, selon ses plus proches collaborateurs, était préoccupé par l’ampleur et, selon lui, le manque de rigueur dans l’utilisation des journalistes par l’Agence au moment de sa prise de fonction. « Trop en vue », disait fréquemment le directeur à propos de certains individus et organismes de presse travaillant alors avec la CIA. (D’autres membres de l’Agence qualifient leurs contacts les plus connus au sein de la presse de « personnages de marque »).

Ce qui inquiétait Colby, c’était qu’il risquait de perdre complètement la source si nous ne faisions pas un peu plus attention aux personnes que nous recrutions et à la manière dont nous les obtenions », explique l’un des assistants de l’ancien directeur. L’idée maîtresse des actions ultérieures de Colby était d’éloigner les services rattachés à l’Agence de ce que l’on appelait les « majors » et de les concentrer sur des chaînes de journaux plus petites, des groupes de radiodiffusion et des publications spécialisées telles que des revues et des bulletins d’information économiques.

Quand Colby a quitté l’Agence le 28 janvier 1976, et que George Bush lui a succédé, la CIA a annoncé une nouvelle politique : « À compter de ce jour, la CIA ne s’engagera dans aucune relation rémunérée ou contractuelle avec un correspondant à temps plein ou partiel accrédité par quelque service de presse que ce soit, fût-il un journal, un périodique, un réseau ou une chaîne de radio ou de télévision des États-Unis ».

Au moment de l’annonce, l’Agence a reconnu que cette politique entraînerait la fin de moins de la moitié des liens avec les 50 journalistes américains qui, selon elle, étaient encore affiliés à l’Agence. Le texte de l’annonce indiquait que la CIA continuerait à « accueillir favorablement » la coopération volontaire et non rémunérée des journalistes. Ainsi, de nombreux liens ont pu rester intacts.

La réticence de l’Agence à mettre fin à son recours aux journalistes et le maintien de ses relations avec certains professionnels de l’information sont en grande partie le produit de deux faits fondamentaux du monde du renseignement : la couverture journalistique est idéale en raison de la nature du travail d’investigation du reporter ; et de nombreuses autres sources de couverture institutionnelle ont été refusées à la CIA ces dernières années par des entreprises, des fondations et des établissements d’enseignement qui coopéraient autrefois avec l’Agence.

« Il est difficile de diriger une agence de renseignements dans ce pays », explique un haut responsable de la CIA.

« Nous avons une curieuse ambivalence à l’égard du renseignement. Pour travailler à l’étranger, nous avons besoin d’une couverture. Mais nous avons mené un combat d’arrière-garde pour essayer de fournir une couverture. Le Corps de la paix nous est interdit, tout comme l’USIA, les fondations et les organisations bénévoles sont inaccessibles depuis 1967, et les Fulbrights [boursiers Fulbright] sont interdits. Si vous prenez la communauté américaine et que vous faites la liste de ceux qui pourraient travailler pour la CIA et de ceux qui ne le pourraient pas, le potentiel est très limité. Même le Foreign Service ne veut pas de nous. Alors où diable allez-vous ? Le milieu du renseignement, c’est bien, mais la presse, c’est naturel. Un journaliste vaut vingt agents. Il a l’accès, la possibilité de poser des questions sans éveiller les soupçons. »

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