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LA CIA ET LES MÉDIAS (6/6) – Le rôle de la Commission Church

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Comment les médias les plus puissants d’Amérique ont travaillé main dans la main avec la Central Intelligence Agency et pourquoi la Commission Church les a couverts.

Par Carl Bernstein – Rolling Stone – 20 octobre 1977

Après avoir quitté le Washington Post en 1977, Carl Bernstein a passé six mois à analyser les relations entre la CIA et la presse pendant les années de la guerre froide. Son article de 25 000 mots, publié dans Rolling Stone le 20 octobre 1977, est reproduit ci-dessous dans une série de 6 billets.

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EN DÉPIT DE L’ÉVIDENCE DE L’EMPLOI GÉNÉRALISÉ DE journalistes par la CIA, la Commission sénatoriale sur le Renseignement et ses membres ont décidé de ne pas interroger les journalistes, les rédacteurs, les directeurs de publication ou les responsables de la diffusion dont les relations avec l’Agence sont décrites en détail dans les dossiers de la CIA.

Selon des sources au sein du Sénat et de l’Agence, l’utilisation de journalistes était l’un des deux domaines d’enquête que la CIA s’est efforcée de restreindre. Le deuxième était l’utilisation persistante et généralisée d’universitaires à des fins de recrutement et de collecte d’information.

Dans les deux cas, selon les sources, les anciens directeurs Colby et Bush ainsi que le conseiller spécial de la CIA Mitchell Rogovin ont réussi à convaincre des membres clés de la commission qu’une enquête complète ou même une divulgation limitée de l’ampleur des activités causerait des dommages irréparables à l’appareil de collecte de renseignements de la nation, ainsi qu’à la réputation de centaines de personnes. Colby se serait montré particulièrement persuasif en affirmant que la divulgation de ces informations entraînerait une « chasse aux sorcières » moderne, dont les victimes seraient les journalistes, les directeurs de publication et les rédacteurs en chef.

Walter Elder, adjoint de l’ancien directeur de la CIA McCone et principal agent de liaison de l’Agence auprès de la commission Church, a fait valoir que la commission n’était pas compétente, car il n’y avait pas eu d’utilisation abusive de journalistes par la CIA ; les relations avaient eu lieu sur la base du volontariat. Elder a cité en exemple le cas du Louisville Courier Journal. « Church et d’autres membres de la commission étaient sur la brèche au sujet du Courier Journal », a déclaré un fonctionnaire de l’Agence, « jusqu’à ce que nous fassions remarquer que nous étions allés voir le rédacteur en chef pour organiser la couverture, et que celui-ci avait répondu “Bien”.

Certains des membres de la Commission Church et des employés craignaient que les responsables de l’Agence aient pris le contrôle de l’enquête et qu’on les ait trompés. “L’Agence a fait preuve d’une grande habileté et la commission est entrée dans son jeu”, a déclaré une source du Congrès familière avec tous les aspects de l’enquête. “Church et certains des autres membres étaient beaucoup plus intéressés à faire les gros titres qu’à mener une enquête sérieuse et difficile. L’Agence a fait semblant de renoncer à beaucoup de choses lorsqu’on l’interrogeait sur des sujets tape-à-l’œil – assassinats, armes secrètes et opérations à la James Bond. Puis, lorsqu’il s’agissait de choses qu’elle ne voulait pas divulguer, qui étaient beaucoup plus importantes pour l’Agence, Colby en particulier leur servait ses boniments. Et la commission les gobait.”

L’enquête de la commission sénatoriale sur l’utilisation des journalistes a été supervisée par William B. Bader, un ancien officier de renseignement de la CIA qui est retourné brièvement à l’Agence cette année en tant qu’adjoint du directeur de la CIA, Stansfield Turner, et qui est maintenant un haut responsable du renseignement au ministère de la Défense. Bader a été assisté par David Aaron, qui est aujourd’hui l’adjoint de Zbigniew Brzezinski, le conseiller à la sécurité nationale du président Carter.

Selon des membres de l’équipe de l’enquête sénatoriale, Bader et Aaron ont tous deux été préoccupés par les informations contenues dans les dossiers de la CIA concernant les journalistes ; ils ont insisté pour que la nouvelle commission permanente du Sénat chargée de la surveillance de la CIA entreprenne une enquête plus approfondie. Cette commission a toutefois passé sa première année d’existence à rédiger une nouvelle charte pour la CIA, et ses membres affirment qu’elle n’a guère souhaité approfondir la question de l’utilisation de la presse par la CIA.

L’enquête de Bader a été menée dans des conditions particulièrement difficiles. Sa première demande d’informations spécifiques sur l’utilisation des journalistes a été rejetée par la CIA au motif qu’il n’y avait pas eu d’abus de pouvoir, et que les opérations de renseignement en cours pourraient être compromises. Les sénateurs Walter Huddleston, Howard Baker, Gary Hart, Walter Mondale et Charles Mathias – qui avaient exprimé leur intérêt pour le sujet de la presse et de la CIA – partageaient la perplexité de Bader face à la réaction de la CIA. Au cours d’une série d’appels téléphoniques et de réunions avec le directeur de la CIA, George Bush, et d’autres responsables de l’Agence, les sénateurs ont insisté pour que le personnel de la commission reçoive des informations sur la portée des activités de presse de la CIA.

Finalement, Bush a accepté d’ordonner une recherche dans les dossiers et de faire extraire les documents qui traitent d’opérations où des journalistes ont été utilisés. Mais les fichiers bruts ne pouvaient pas être mis à la disposition de Bader ou de la commission, a insisté Bush. Au lieu de cela, le directeur a décidé que ses adjoints condenseraient le matériel dans des résumés d’un paragraphe décrivant dans les termes les plus généraux les activités personnelles de chaque journaliste. Plus important encore, Bush a décrété que les noms des journalistes et des organismes de presse auxquels ils étaient affiliés seraient omis des résumés. Toutefois, on pouvait indiquer la région où le journaliste avait travaillé et donner une description générale du type d’organe de presse pour lequel il travaillait.

Il était difficile de compiler les résumés, selon les responsables de la CIA qui supervisaient le travail. Il n’existait pas de “dossiers de journalistes” à proprement parler et les informations devaient être collectées auprès de sources diversifiées, ce qui reflétait le caractère hautement compartimenté de la CIA. Les responsables des dossiers qui avaient géré des journalistes ont fourni certains noms. Des dossiers ont été extraits de diverses opérations d’infiltration dans lesquelles il semblait logique que des journalistes aient été utilisés. Il est significatif que tous les travaux effectués par des journalistes pour l’Agence relèvent de la catégorie des opérations secrètes, et non du renseignement étranger. Les anciens dossiers des stations ont été dépouillés. “Nous avons vraiment dû faire des pieds et des mains”, a déclaré un fonctionnaire.

Après plusieurs semaines, Bader a commencé à recevoir les résumés, qui étaient au nombre de plus de 400 au moment où l’Agence a déclaré avoir terminé la vérification de ses dossiers.

L’Agence a curieusement manipulé les chiffres avec la commission. Ceux qui ont préparé le dossier disent qu’il était matériellement impossible de produire tous les dossiers de l’Agence sur l’utilisation des journalistes. “Nous leur avons donné une image générale et représentative”, a déclaré un fonctionnaire de l’Agence. “Nous n’avons jamais prétendu qu’il s’agissait d’une description totale de l’éventail des activités sur 25 ans, ou du nombre de journalistes qui ont fait des choses pour nous.” Un nombre relativement faible de résumés décrivait les activités des journalistes étrangers – y compris ceux qui travaillaient comme pigistes pour des publications américaines. Les responsables les mieux informés sur le sujet affirment que le chiffre de 400 journalistes américains est une estimation basse du nombre réel de ceux qui ont entretenu des relations secrètes et entrepris des tâches clandestines.

Bader et les autres personnes à qui il a décrit le contenu des résumés sont immédiatement parvenus à quelques conclusions générales : le nombre de relations secrètes avec des journalistes était bien plus important que ce que la CIA n’avait jamais laissé entendre ; et l’utilisation par l’Agence de reporters et de responsables de l’information était un outil de renseignement de première importance. Les journalistes ont été impliqués dans presque tous les types d’opérations imaginables. Sur les plus de 400 personnes dont les activités étaient résumées, entre 200 et 250 étaient des “journalistes en activité” au sens habituel du terme – reporters, rédacteurs, correspondants, photographes ; les autres étaient employés (au moins nominalement) par des éditeurs, des publications spécialisées et des bulletins d’information.

Pourtant, les résumés n’étaient que cela : condensés, vagues, sommaires, incomplets. Ils pouvaient faire l’objet d’une interprétation ambiguë. Et ils ne laissaient pas entendre que la CIA avait abusé de son autorité en manipulant le contenu éditorial des journaux américains ou des reportages radiodiffusés.

Le malaise de Bader face à ce qu’il avait constaté l’a conduit à demander conseil à plusieurs personnes expérimentées dans le domaine des relations étrangères et du renseignement. Ils lui ont suggéré de faire pression pour obtenir davantage d’informations et de donner aux membres de la commission en qui il avait le plus confiance une idée générale de ce que les résumés révélaient. Bader s’est rapproché à nouveau des sénateurs Huddleston, Baker, Hart, Mondale et Mathias. Entre-temps, il a dit à la CIA qu’il voulait en voir plus – les dossiers complets d’une centaine de personnes dont les activités avaient été résumées. Sa demande a été rejetée d’emblée. L’Agence ne fournirait pas d’autres informations sur le sujet. Point.

L’intransigeance de la CIA a conduit à un dîner extraordinaire au siège de l’Agence fin mars 1976. Parmi les participants figuraient les sénateurs Frank Church, qui avait été informé par Bader, et John Tower, le vice-président de la commission, Bader, William Miller, directeur du personnel de la commission, le directeur de la CIA, Bush, le conseiller juridique de l’Agence, Rogovin, et Seymour Bolten, un agent de haut niveau de la CIA qui avait été pendant des années chef de station en Allemagne et chargé de mission auprès de Willy Brandt. Bolten avait été désigné par Bush pour gérer les demandes d’informations de la commission sur les journalistes et les universitaires.

Lors du dîner, l’Agence a maintenu son refus de fournir des dossiers complets. Elle n’a pas non plus voulu donner à la commission les noms des journalistes décrits dans les 400 résumés ou des organisations de presse auxquelles ils étaient affiliés. Selon les participants, la discussion s’est envenimée. Les représentants de la commission ont déclaré qu’ils ne pouvaient pas honorer leur mandat – déterminer si la CIA avait abusé de son autorité – sans informations supplémentaires. La CIA a soutenu qu’elle ne pourrait pas protéger ses opérations de renseignement légitimes ou ses employés si de nouvelles révélations étaient faites à la commission. De nombreux journalistes étaient des employés contractuels de l’Agence, a déclaré Bush à un moment donné, et la CIA n’avait pas moins d’obligations envers eux qu’envers n’importe quel autre agent.

Finalement, un accord très peu ordinaire a été conclu : Bader et Miller seraient autorisés à examiner des versions » édulcorées « des dossiers complets de vingt-cinq journalistes sélectionnés à partir des résumés, mais les noms des journalistes et des agences de presse qui les employaient seraient effacés, tout comme les identités des autres employés de la CIA mentionnés dans les dossiers. Church et Tower seraient autorisés à examiner les versions non aseptisées de cinq des vingt-cinq dossiers, afin d’attester que la CIA ne cachait rien d’autre que les noms. Toute l’affaire était subordonnée à un accord selon lequel ni Bader, ni Miner, ni Tower, ni Church ne révéleraient le contenu des dossiers aux autres membres du personnel de la commission.

Bader a recommencé à étudier les 400 résumés. Son objectif était d’en sélectionner vingt-cinq qui, sur la base des informations sommaires qu’ils contenaient, semblaient représenter un échantillon représentatif. Les dates des activités de la CIA, les descriptions générales des organismes de presse, les types de journalistes et les opérations d’infiltration entraient tous dans ses calculs.

D’après des sources du Sénat et des responsables de la CIA, les vingt-cinq dossiers qu’il a récupérés lui ont permis d’aboutir à une conclusion inévitable : dans les années 1950, 1960 et même au début des années 1970, la CIA a concentré ses relations avec les journalistes dans les secteurs les plus importants de la presse américaine, notamment quatre ou cinq des plus grands journaux du pays, les réseaux de diffusion et les deux principaux hebdomadaires. Malgré l’absence de noms et d’affiliations dans les vingt-cinq dossiers détaillés (chacun avait entre sept et 28 centimètres d’épaisseur), les informations étaient généralement suffisantes pour identifier soit le journaliste, soit son appartenance, soit les deux, en particulier parce que beaucoup d’entre eux étaient très connus dans la profession.

“Il y a un éventail assez incroyable de connexions”, a rapporté Bader aux sénateurs. “Il n’est pas besoin de manipuler le magazine Time, par exemple, car il y a des personnes de l’Agence au niveau de la direction”.

Ironiquement, un grand organe de presse qui a fixé des limites à ses relations avec la CIA, selon les responsables de l’Agence, était celui qui avait peut-être la plus grande affinité éditoriale avec les objectifs et les politiques à long terme de l’Agence : U.S. News and World Report. Le regretté David Lawrence, chroniqueur et rédacteur en chef fondateur de U.S. News, était un ami proche d’Allen Dulles. Mais il a refusé à plusieurs reprises les demandes du directeur de la CIA d’utiliser le magazine à des fins de couverture, selon les sources. À un moment donné, selon un haut fonctionnaire de la CIA, Lawrence a donné des ordres à ses sous-rédacteurs dans lesquels il menaçait de licencier tout employé de U.S. News dont on découvrirait qu’il avait établi une relation officielle avec l’Agence. D’anciens responsables de la rédaction du magazine ont confirmé que de tels ordres avaient été émis. Les sources de la CIA ont toutefois refusé de dire si le magazine est resté interdit à l’Agence après la mort de Lawrence en 1973 ou si les ordres de Lawrence avaient été suivis).

Pendant ce temps, Bader a tenté d’obtenir davantage d’informations de la part de la CIA, notamment sur les relations qu’entretenait l’Agence avec les journalistes. Il s’est heurté à un véritable mur. “Bush n’a rien fait à ce jour”, a déclaré Bader à ses collaborateurs. “Aucune des opérations importantes n’est affectée, même de manière marginale.” La CIA a également refusé les demandes du staff pour plus d’informations sur l’utilisation des universitaires. Bush a commencé à exhorter les membres de la commission à restreindre ses enquêtes dans les deux domaines et à dissimuler ses conclusions lors du rapport final. Il n’arrêtait pas de dire : “N’emmerdez pas les gens de la presse et des campus”, arguant que c’était les seuls domaines de la vie publique qui avaient encore une certaine crédibilité », rapporte une source du Sénat.

Colby, Elder et Rogovin ont également imploré les divers membres de la commission de garder secret ce que le groupe avait découvert. « On faisait souvent valoir que si ces informations étaient divulguées, certains des plus grands noms du journalisme seraient dénigrés », a déclaré une autre source. L’Agence craignait que la révélation des relations de la CIA avec les journalistes et les universitaires n’entraîne la fermeture de deux des rares filières de recrutement d’agents encore disponibles. « Il ne s’agit pas tant du risque d’être découvert par l’adversaire », a expliqué un expert de la CIA en matière d’opérations secrètes. « Il ne s’agit pas de choses dont l’autre partie n’est pas au courant. L’inquiétude de l’Agence est qu’une autre possibilité de couverture devienne inaccessible. »

Un sénateur qui a fait l’objet du lobbying de l’Agence a déclaré plus tard : « Du point de vue de la CIA, il s’agissait du programme secret le plus important et le plus sensible de tous….. C’était une partie bien plus importante du système opérationnel que ce qui a été indiqué. » Il a ajouté : « J’avais une grande envie d’insister sur ce point, mais il était tard… Si nous l’avions exigé, ils auraient emprunté la voie juridique pour s’y opposer. »

En effet, le temps était compté pour la commission. De l’avis de nombreux membres de l’équipe, elle avait gaspillé ses ressources dans la recherche de complots d’assassinat de la CIA et de lettres à l’encre sympathique. Elle avait entrepris l’enquête sur les journalistes presque comme une réflexion a posteriori. L’envergure du programme et la réticence de la CIA à fournir des informations à son sujet avaient pris l’équipe et la commission au dépourvu. La commission de surveillance de la CIA qui succéderait à la commission Church aurait l’envie et le temps d’enquêter sur le sujet de manière méthodique ; si, comme cela semblait probable, la CIA refusait de coopérer davantage, le mandat de la commission qui lui succéderait la placerait dans une position plus avantageuse pour mener un combat prolongé…

C’est ainsi que Church et les quelques autres sénateurs connaissant même vaguement les conclusions de Bader ont pris la décision de ne pas poursuivre l’affaire. Aucun journaliste ne sera interrogé sur ses relations avec l’Agence, que ce soit par le personnel ou par les sénateurs, en secret ou en séance publique. Le spectre, soulevé pour la première fois par des responsables de la CIA, d’une chasse aux sorcières dans le milieu de la presse a hanté certains membres du personnel et de la commission. « Nous n’avions pas envie de présenter des gars devant la commission et de voir tout le monde dire qu’ils avaient trahi les idéaux de leur profession », a déclaré un sénateur.

Bader, selon ses proches, était satisfait de la décision et pensait que la commission qui lui succéderait reprendrait l’enquête là où il l’avait laissée. Il était opposé à l’idée de rendre publics les noms des journalistes. Il s’est toujours inquiété du fait qu’il était entré dans une « zone grise » dans laquelle il n’y avait pas d’absolu moral. La CIA a-t-elle « manipulé » la presse au sens classique du terme ? Probablement pas, conclut-il ; les grands organes de presse et leurs dirigeants ont volontiers prêté leurs ressources à l’Agence ; les correspondants à l’étranger ont considéré le travail pour la CIA comme un devoir patriotique et un moyen d’obtenir de meilleurs articles et de se hisser au sommet de leur profession.

La CIA avait-elle abusé de son autorité ? Elle a traité la presse presque exactement comme elle a traité d’autres institutions dont elle cherchait la couverture – le service diplomatique, le monde universitaire, les entreprises. Rien dans la charte de la CIA ne déclarait que l’une de ces institutions était interdite aux services de renseignements américains. Et, dans le cas de la presse, l’Agence a fait preuve de plus de prudence dans ses relations qu’avec de nombreuses autres institutions ; elle a fait des efforts considérables pour limiter son rôle à la collecte d’informations et à la couverture. 10

Bader était également préoccupé par le fait que ce qu’il savait soit si fortement basé sur des informations fournies par la CIA ; il n’avait pas obtenu l’autre version de l’histoire de la part des journalistes qui avaient été associés à l’Agence. Il disait à ses collaborateurs qu’il ne voyait peut-être qu’un théâtre d’ombres. Pourtant, Bader était raisonnablement sûr d’avoir vu à peu près toute la panoplie de ce qui se trouvait dans les dossiers. Si la CIA avait voulu le tromper, elle n’aurait jamais donné autant d’informations, pensait-il. « Il était futé de la part de l’agence de coopérer jusqu’à montrer les documents à Bader », a observé une source de la commission. « De cette façon, si un beau jour un dossier surgissait, l’Agence serait couverte. Elle pourrait dire qu’elle avait déjà informé le Congrès. »

Le fait de dépendre des dossiers de la CIA posait un autre problème. La perception par la CIA d’une relation avec un journaliste pouvait être très différente de celle qu’avait le journaliste : un agent de la CIA pouvait penser qu’il avait pris le contrôle d’un journaliste ; ce dernier pouvait penser qu’il avait simplement pris quelques verres avec un barbouze. Il est possible que les agents de la CIA aient rédigé des mémos servant leurs intérêts pour les dossiers sur leurs relations avec les journalistes, et que la CIA soit tout aussi sujette à la paperasserie bureaucratique ordinaire de type « protège tes arrières » que n’importe quelle autre agence gouvernementale.

Un responsable de la CIA qui a tenté de convaincre les membres de la commission sénatoriale que l’utilisation des journalistes par l’Agence avait été inoffensive a maintenu que les dossiers étaient effectivement remplis de « fanfaronnades » de la part des agents de recrutement. « Vous ne pouvez pas distinguer ce qui est de la poudre aux yeux et ce qui ne l’est pas », a-t-il affirmé. De nombreux journalistes, a-t-il ajouté, « ont été recrutés pour des missions [spécifiques] précises et seraient consternés de découvrir qu’ils sont répertoriés [dans les dossiers de l’Agence] comme des agents de la CIA ». Ce même responsable a estimé que les dossiers contenaient les descriptions d’environ une demi-douzaine de reporters et de correspondants qui seraient considérés comme « célèbres » – c’est-à-dire que leurs noms seraient reconnus par la plupart des Américains. « Les dossiers montrent que la CIA fait appel à la presse pour les mêmes raisons et tout aussi souvent que la presse fait appel à la CIA », a-t-il fait remarquer. « Dans de nombreux cas, il existe un accord tacite selon lequel il y aura une contrepartie, c’est-à-dire que le journaliste obtiendra de bons sujets d’article de l’Agence et que la CIA obtiendra des services précieux de la part du journaliste.

Indépendamment de l’interprétation, les conclusions de l’enquête de la commission sénatoriale sur l’utilisation des journalistes ont été délibérément enterrées – par l’ensemble des membres de la commission, par le Sénat et par le public. “Il y avait une différence d’opinions sur la façon de traiter le sujet”, explique une source. Certains [sénateurs] pensaient qu’il s’agissait d’abus qu’il fallait exorciser et d’autres disaient : “Nous ne savons pas si c’est mauvais ou pas”.

Les conclusions de Bader sur le sujet n’ont jamais été discutées avec l’ensemble de la commission, même en séance à huis clos. Cela aurait pu entraîner des fuites, surtout au vu de la nature explosive des faits. Depuis le début de l’enquête de la commission Church, les fuites étaient la plus grande crainte collective du panel, une véritable menace pour sa mission. Au moindre signe de fuite, la CIA pouvait couper le flux d’informations sensibles (comme elle l’a fait à plusieurs reprises dans d’autres domaines), en prétendant qu’on ne pouvait pas faire confiance à la commission en matière de secrets. “On avait l’impression que c’était nous qui étions jugés, pas la CIA.”, a déclaré un membre du staff de la commission.

Décrire dans le rapport final de la commission la véritable ampleur de l’utilisation des journalistes par l’Agence provoquerait une tempête dans la presse et au Sénat. Et il en résulterait une forte pression sur la CIA pour qu’elle mette fin à son utilisation des journalistes. “Nous n’étions tout simplement pas prêts à franchir cette étape”, a déclaré un sénateur. Une décision similaire a été prise pour dissimuler les résultats de l’enquête de la commission sur l’utilisation des universitaires. Bader, qui a supervisé les deux domaines d’enquête, a approuvé les décisions et a rédigé ces sections du rapport final de la commission. Les pages 191 à 201 étaient intitulées “Relations secrètes avec les médias américains”. “Cela ne reflète guère ce que nous avons trouvé”, a déclaré le sénateur Gary Hart. “Il y a eu une négociation prolongée et élaborée [avec la CIA] sur ce qui serait dit”.

Occulter les faits était relativement simple. Aucune mention n’a été faite des 400 résumés ou de ce qu’ils révélaient. Au lieu de cela, le rapport indiquait banalement qu’une cinquantaine de contacts récents avec des journalistes avaient été étudiés par le personnel de la commission – donnant ainsi l’impression que les relations de l’Agence avec la presse s’étaient limitées à ces cas. Les dossiers de l’Agence, notait le rapport, contenaient peu de preuves que le contenu éditorial des reportages américains avait été affecté par les relations de la CIA avec les journalistes. Les déclarations publiques trompeuses de Colby sur l’utilisation des journalistes ont été répétées sans contradiction ni approfondissement sérieux. Le rôle des directeurs de l’information qui collaboraient avec la CIA n’a pas été pris en compte. Le fait que l’Agence ait concentré ses relations dans les secteurs les plus importants de la presse n’est pas mentionné. Le fait que la CIA continuait à considérer la presse comme étant à sa portée n’était même pas suggéré.

Notes

10. De nombreux journalistes et certains responsables de la CIA contestent l’affirmation de l’Agence selon laquelle elle a respecté scrupuleusement l’intégrité éditoriale des publications et des organes de diffusion américains.

1 réactions et commentaires

  • un citoyen // 11.09.2022 à 01h07

    Fini de lire les six épisodes. Très intéressant, merci !
    Des points non totalement éclaircis, on ne sait pas tout…
    Sinon, j’ai noté plusieurs fois dans les 6 pages que les journalistes qui se sont compromis avec la CIA l’ont fait entre-autres par patriotisme. Ce sera d’ailleurs l’argument essentiel de la CIA à refuser de fournir la liste des journalistes qui se sont compromis, à la commission Church.
    Autre chose : Pour certains d’entre eux (mais pas tous), ils pouvaient obtenir des informations auprès de « l’Agence » en retour. Dans ce cas, ils sont alors devenus plus avantagés que les autres et ont eu plus de chances de mettre leurs publications en avant auprès du public. Peut-être un effet voulu pour davantage mettre les lignes directrices voulues pour le pays en avant, médiatiquement? Si c’est le cas, c’est subtil.

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