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4.août.20254.8.2025 // Les Crises

Le capitalisme financier est aujourd’hui plus dangereux que jamais

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Le krach de 2008 était censé annoncer la fin du capitalisme financier ultraspéculatif. Mais depuis, les acteurs financiers n’ont cessé de se renforcer et les capitaux fictifs constituent plus que jamais une menace pour la stabilité économique mondiale.

Source : Jacobin, Schmelzer
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Signal d’un distributeur automatique de bitcoins à Barcelone, en Espagne, le 11 novembre 2024. (Angel Garcia / Bloomberg via Getty Images)

Ceci est un extrait de Freedom for Capital, Not People: The Mont Pèlerin Society and the Origins of the Neoliberal Monetary Order (Liberté pour le capital, pas pour les peuples : La Société du Mont Pèlerin et les origines de l’ordre monétaire néolibéral), disponible (en anglais) chez Verso Books.

Pour certains auteurs, la période qui s’est écoulée depuis la crise du capitalisme financier de 2008 marque la « fin du néolibéralisme » ou l’avènement du « post-néolibéralisme ». D’autres l’ont décrite comme une itération « mutante », « zombie » d’un néolibéralisme qui est en fait « mi-mort, mi-vivant ».

Alors que nous sommes à l’ère de la montée du protectionnisme, de l’idéologie de droite et de la démondialisation, les idéologies néolibérales ont certes connu un retour de bâton. Mais elles se sont aussi réarticulées en forgeant de nouvelles alliances et en prenant des formes inédites. Trois dimensions de la conjoncture actuelle méritent d’être soulignées.

La politique de l’Argent

Aujourd’hui, comme dans les années 60, la forme que prend la monnaie en tant que facteur central de la politique et de la vie sociale suscite un immense intérêt. La politique monétaire est plus que jamais une question politique qui concerne directement des gens qui ne s’y intéressent guère. Il y a des raisons de penser que le système monétaire et financier mondial s’approche d’un seuil critique d’une importance historique, susceptible de modifier la façon dont les sociétés investissent, s’assurent et commercent.

Bien sûr, la forme de l’argent, essentiellement la « promesse de payer » construite socialement et politiquement, a toujours fluctué. Ce qui, au début du XXIe siècle, caractérise la transformation de l’argent, c’est tout d’abord la prolifération des monnaies numériques et des jetons. Opérant dans l’ombre des systèmes monétaires hégémoniques, ceux-ci ne peuvent pas être simplement considérés comme des outils d’émancipation ascendante opposés aux banques centrales autoritaires et aux politiques monétaires d’austérité, comme le prétendent parfois leurs champions.

La forme que prend l’argent en tant que facteur central de la politique et de la vie sociale suscite un immense intérêt.

À l’inverse, les jetons non fongibles, que ce soit le Web3, la technologie blockchain, la crypto et les organisations autonomes décentralisées, sont à l’avant-garde d’une révolution financière pilotée de plus en plus par les plate-formes transnationales et les banques centrales elles-mêmes. Au nom de la flexibilité et de l’efficacité, ils préfigurent la fin de l’argent physique, mettant ainsi en péril la vie privée et sapant davantage la démocratie. De telles évolutions annoncent l’épuisement du régime d’assouplissement quantitatif (QE) et ce, depuis l’année 2019.

Bien qu’ils soient beaucoup trop complexes pour être analysés en détail ici, ils représentent un esquisse de ce que pourrait être le soi-disant ordre post-néolibéral, dont les caractéristiques ne peuvent être perçues comme progressives, garantissant dans certains cas d’offrir encore plus d’autorité aux maîtres de la finance eux-mêmes, probablement de façon immédiate, via des moyens administratifs.

Les termes dans lesquels cette nouvelle architecture monétaire est discutée rappellent des débats antérieurs. Dans le domaine des monnaies numériques, par exemple, la logique extrêmement restreinte, limitée et régulatrice de marché des Bitcoins est comparable à la rareté propre à l’or – et si le Bitcoin était plus largement adopté, la logique de l’étalon-or pourrait être reproduite – tandis que la prolifération apparemment sans fin d’une monnaie privée aux marques absurdes au cours de la décennie d’assouplissement quantitatif ressemble à la spéculation sauvage permise par des taux de change flottants.

On peut ajouter à cette opposition familière un troisième pôle : la monnaie numérique des banques centrales, émise soit formellement par les banques centrales elles-mêmes, soit – ce qui est fonctionnellement équivalent – par les plus grandes banques privées. Cette nouvelle forme de monnaie se distingue par le fait qu’elle introduit la perspective d’imposer directement des conditions sociopolitiques aux transactions ou de pénaliser les épargnants par des taux d’intérêt très bas.

C’est peut-être pour cette raison que les néolibéraux les plus respectueux des principes ont eux-mêmes tiré la sonnette d’alarme face à certaines de ces innovations. Comme l’a suggéré l’historien Adam Tooze, paraphrasant Antonio Gramsci : « La crypto-monnaie est le symptôme funeste d’un interrègne, un interrègne où l’étalon-or n’est plus mais où une monnaie totalement politique qui ose dire son nom n’est pas encore née ».

Privilège exorbitant

Le statut du dollar en tant que monnaie de réserve mondiale, « privilège exorbitant » entériné par le passage aux taux de change flottants, est une autre question brûlante dans les discussions contemporaines. Les effets de cette décision fatidique, comme l’indique un ouvrage publié à l’occasion de son cinquantième anniversaire, « sont allés bien au-delà du système monétaire international et ont eu des implications géopolitiques et politiques, mais aussi économiques et financières considérables ».

Aujourd’hui, si l’hégémonie du dollar reste intacte, de plus en plus de voix s’élèvent pour remettre en cause sa pérennité et, avec elle, la capacité des États-Unis à maintenir leur position géopolitique sans équivalent. À cet égard, le moment présent fait écho à celui des années 1970, quand la politique monétaire reflétait les frictions entre puissances mondiales et la gestion des relations entre alliés. Avec l’introduction du panier de monnaies des BRICS et la perspective de dédollarisation qu’il suggère, dans le sillage du Brexit et de la crise de la zone euro, les prévisions de re-régionalisation se tournent souvent vers la politique monétaire.

Si l’hégémonie du dollar reste intacte, de plus en plus de voix s’élèvent pour remettre en cause sa pérennité et, avec elle, la capacité des États-Unis à maintenir leur position géopolitique inégalée.

Pourtant, alors que l’on parle de démondialisation et que l’on constate une baisse des flux de capitaux, la part des transactions effectuées en dollars est restée relativement stable au cours des dernières décennies. Néanmoins, la « solvabilité du dollar » américain est menacée par les contradictions internes de l’assouplissement quantitatif, de plus, les déficits de la balance courante et du budget des États-Unis continuent d’exercer une pression à la baisse, exacerbant le ressentiment à l’égard de l’unilatéralisme américain.

Enfin, la libéralisation des mouvements de capitaux dans les années 1970 doit être considérée comme l’une des facettes de l’épuisement de la croissance économique dans les pays industrialisés avancés ; ces deux phénomènes sont les effets d’une sur-accumulation et d’une baisse de la croissance de la productivité et ont pris la forme d’une stagnation chronique. La période qui a suivi a vu une formidable explosion du capital fictif, c’est-à-dire des actifs financiers qui sont en fait des créances sur la production et les bénéfices futurs.

La financiarisation de l’ère post-fordiste a engendré une économie déséquilibrée, dans laquelle ces revendications dépassent largement la taille de l’économie réelle sous-jacente. Sa logique est celle d’un casino dématérialisé qui ne connaît pas la croissance, et qui est basé sur le transfert et l’appropriation largement découplés des valeurs d’usage du monde réel. C’est exactement cette dynamique qui a engendré le surendettement responsable de l’effondrement de 2008.

Capital fictif

Les promesses de déréglementation et de limitation du pouvoir de la finance mises à part, les métastases du capital fictif se sont répandues à un rythme soutenu. Si l’utilisation de certains actifs, ces instruments complexes au cœur de la crise immobilière et financière, tels que les CDO, [Titres de créance collatéralisés, appelés aussi produits dérivés, servant principalement à s’affranchir des risques de crédit, NdT] a effectivement diminué, la quantité globale de capital fictif a en fait continué d’augmenter. Cette dynamique est illustrée par l’importance démesurée du secteur de la finance, de l’assurance et de l’immobilier (FIRE) et par l’envolée des prix des logements et des objets d’art en tant qu’actifs financiarisés.

Les échanges sur les marchés mondiaux du FOREX, le marché qui détermine le taux de change des monnaies mondiales et dont la forme moderne découle de l’abolition du système de Bretton Woods, sont passés d’un niveau négligeable dans les années 1970 à une valeur nominale de 620 milliards de dollars en 1989 et de 4 500 milliards de dollars en 2008 ; en 2022, ils s’élevaient à 7 500 milliards de dollars. Ces flux massifs d’argent, qui alimentent ce que certains ont appelé une classe de rentiers « techno-féodale », posent un problème potentiellement systémique, étant donné la pression qui en découle pour chercher à les réaliser dans l’économie réelle.

À l’ère du dépassement climatique, de la stagnation endémique et de la polycrise, ces attentes excessives sur la production future, qui dépassent aujourd’hui de beaucoup le PIB mondial, sont la source d’un dilemme fondamental. Compte tenu des preuves de plus en plus nombreuses qui remettent en question l’ambition de verdir la croissance économique, les efforts déployés pour réaliser les profits futurs du capital fictif conduiront soit à une croissance non durable qui déstabilisera dangereusement la vie planétaire, soit à un scénario alternatif de post-croissance, qui verra les sociétés reprendre en main la gouvernance démocratique et transformer le capital fictif en actifs bloqués.

*

Matthias Schmelzer est professeur de transformation socio-écologique à l’université de Flensburg et directeur du Norbert Elias Center for Transformation Design & Research. Il est l’auteur de The Hegemony of Growth : The OECD and the Making of the Growth Paradigm (L’OCDE et la création du paradigme de la croissance).

Source : Jacobin, Schmelzer, 29-06-2025
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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Commentaire recommandé

Jean // 04.08.2025 à 08h16

=> « Pourtant, alors que l’on parle de démondialisation et que l’on constate une baisse des flux de capitaux, la part des transactions effectuées en dollars est restée relativement stable au cours des dernières décennies.  »

Est-ce que ceux qui affirment que la part des transactions en dollars reste stable comptabilisent aussi les flux de capitaux qui ne passent plus par SWIFT mais par SPFS(Russe) et CIPS(Chinois) ?

1 réactions et commentaires

  • Jean // 04.08.2025 à 08h16

    => « Pourtant, alors que l’on parle de démondialisation et que l’on constate une baisse des flux de capitaux, la part des transactions effectuées en dollars est restée relativement stable au cours des dernières décennies.  »

    Est-ce que ceux qui affirment que la part des transactions en dollars reste stable comptabilisent aussi les flux de capitaux qui ne passent plus par SWIFT mais par SPFS(Russe) et CIPS(Chinois) ?

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