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5.janvier.20195.1.2019 // Les Crises

Le nombre de victimes de la guerre au Yémen est cinq fois plus élevé que nous ne le pensons – nous ne pouvons pas continuer à nous soustraire à nos responsabilités. Par Patrick Cockburn

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Source : Independent, Patrick Cockburn, le 26 octobre 2018.

L’absence de chiffres crédibles concernant le nombre de morts au Yémen jusqu’à présent a permis aux puissances étrangères d’ignorer plus facilement les accusations de complicité dans une catastrophe humanitaire.

Patrick Cockburn

Vendredi 26 octobre 2018

Une des raisons pour lesquelles l’Arabie saoudite et ses alliés sont en mesure d’éviter un tollé public au sujet de leur intervention dans la guerre au Yémen est que le nombre de personnes tuées dans les combats a été largement sous-estimé. Ce chiffre est régulièrement rapporté comme étant de 10 000 morts en trois ans et demi, un chiffre mystérieusement bas étant donné la férocité du conflit.

Aujourd’hui, un comptage effectué par un groupe non partisan a produit une étude démontrant que 56 000 personnes ont été tuées au Yémen depuis le début de 2016. Ce nombre augmente de plus de 2 000 par mois à mesure que les combats s’intensifient autour du port d’Al-Hodeïda, sur la mer Rouge. Il n’inclut pas les personnes mourant de malnutrition ou de maladies comme le choléra.

« Nous estimons le nombre de civils et de combattants tués à 56 000 entre janvier 2016 et octobre 2018 », explique Andrea Carboni, qui effectue des recherches au Yémen dans le cadre du projet ACLED (Armed Conflict Location and Event Data Project), un groupe indépendant autrefois associé à l’Université du Sussex qui étudie les conflits et concentre son attention sur le nombre réel des victimes. Il m’a dit qu’il s’attend à un total de 70 000 à 80 000 victimes, lorsqu’il achèvera ses recherches sur les victimes, jusqu’ici non dénombrées, qui sont mortes entre le début de l’intervention saoudienne dans la guerre civile au Yémen, en mars 2015, et la fin de cette année.

Le chiffre souvent cité de 10 000 morts provient d’un fonctionnaire de l’ONU qui ne parlait que de civils au début de 2017, et il est resté inchangé depuis. Cette statistique périmée, tirée du système de santé morcelé et détérioré par la guerre au Yémen, a permis à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis – qui dirigent une coalition d’États fortement soutenus par les États-Unis, le Royaume-Uni et la France – d’ignorer ou de minimiser les pertes humaines.

Le nombre de victimes augmente de jour en jour alors que les forces dirigées par les Saoudiens et les Émirats arabes unis tentent de couper Al-Hodeïdah – le dernier port contrôlé par les rebelles Houthi – de la capitale, Sanaa. Oxfam a déclaré cette semaine qu’un civil est tué toutes les trois heures dans les combats et qu’entre le 1er août et le 15 octobre, 575 civils ont été tués dans la ville portuaire, dont 136 enfants et 63 femmes. Mercredi, une frappe aérienne a tué 16 civils dans un marché de légumes à Hodeïdah, et d’autres tirs ce mois-ci ont frappé deux autobus à un poste de contrôle tenu par les Houthis, tuant 15 civils, dont quatre enfants.

Peu d’informations sur les victimes au Yémen parviennent au monde extérieur parce que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis rendent l’accès difficile aux journalistes étrangers et autres témoins impartiaux. Contrairement à la guerre en Syrie, les gouvernements américain, britannique et français n’ont aucun intérêt à souligner la dévastation causée au Yémen – ils donnent une couverture diplomatique à l’intervention saoudienne. Mais leur aveuglement délibéré devant la mort de tant de Yéménites commence à attirer de plus en plus une attention négative, conséquence du flot de critiques internationales à l’encontre de l’Arabie saoudite à la suite du meurtre prémédité de Jamal Khashoggi – désormais reconnu par les autorités saoudiennes – à Istanbul le 2 octobre.

L’absence de chiffres crédibles concernant le nombre de morts au Yémen a permis aux puissances étrangères d’ignorer plus facilement les accusations de complicité dans une catastrophe humanitaire. Et ce, malgré les appels désespérés lancés par de hauts fonctionnaires des Nations Unies au Conseil de sécurité de l’Organisation pour éviter une famine, provoquée par l’homme, qui menace maintenant 14 millions de Yéménites, soit la moitié de la population.

La crise s’est aggravée en raison du siège d’Al-Hodeïdah – la ville étant une bouée de sauvetage pour l’aide et les importations commerciales – depuis la mi-juin, situation qui a forcé 570 000 personnes à fuir leurs foyers. Mark Lowcock, responsable des affaires humanitaires de l’ONU, a averti le 23 octobre que « les systèmes immunitaires de millions de personnes qui ont bénéficié d’une aide pour leur survie pendant des années s’effondrent littéralement, ce qui les rend – surtout les personnes âgées – plus vulnérables à la malnutrition, au choléra et autres maladies ».

Il est difficile de savoir exactement combien de personnes meurent parce qu’elles sont affaiblies par la faim, car la plupart des décès surviennent à la maison et ne sont pas enregistrés. C’est particulièrement vrai au Yémen, où la moitié des maigres établissements de soins ne fonctionnent plus et où les gens sont souvent trop pauvres pour utiliser ceux qui sont disponibles.

Les pertes en vies humaines dues aux combats devraient être plus faciles à enregistrer et à divulguer, et le fait que cela ne se soit pas produit au Yémen est un signe du manque d’intérêt de la communauté internationale pour ce conflit. Selon M. Carboni, l’ACLED a pu compter le nombre de civils et de combattants tués dans des combats au sol et des bombardements en faisant appel à la presse yéménite et, dans une moindre mesure, aux médias internationaux. ACLED a utilisé ces sources, après avoir soigneusement évalué leur crédibilité, pour calculer le nombre de décès. Lorsque les chiffres diffèrent, le groupe utilise des estimations plus basses et privilégie les réclamations de ceux qui ont subi des pertes par rapport à ceux qui disent les avoir infligées.

Il est difficile de faire la distinction entre les cibles civiles qui sont délibérément attaquées et les non-combattants qui sont morts parce qu’ils ont été pris entre deux feux ou parce qu’ils se trouvaient à proximité d’une unité ou d’une installation militaire au moment de la frappe.

Une étude du professeur Martha Mundy – Stratégies de la Coalition dans la guerre du Yémen : bombardements aériens et guerre alimentaire – conclut que la campagne de bombardements menée par les Saoudiens visait délibérément les installations de production et de stockage des aliments. Quelque 220 bateaux de pêche ont été détruits sur la côte de la mer Rouge du Yémen et les prises de poissons ont diminué de moitié.

L’ACLED a commencé à compter le nombre de victimes après le début de la guerre, c’est pourquoi elle ne fait maintenant des recherches sur les pertes en vies humaines que pour 2015, et ses conclusions devraient être publiées en janvier ou février.

Carboni ajoute que la tendance est à l’augmentation du nombre de personnes tuées. Le total mensuel avant décembre 2017 était inférieur à 2 000 victimes, mais depuis lors, il a toujours été supérieur à 2 000. Presque tous ceux qui sont morts sont des Yéménites, bien que les chiffres incluent également 1 000 soldats soudanais tués au combat au nom de la coalition saoudienne.

L’affaire Khashoggi a conduit la communauté internationale à se concentrer davantage sur la guerre calamiteuse au Yémen et sur le rôle de l’Arabie saoudite et du Prince héritier Mohammed ben Salmane dans le conflit. Mais il n’y a aucun signe que les États-Unis, la Grande-Bretagne ou la France réduisent l’assistance militaire au royaume et aux Émirats Arabes Unis, malgré la probabilité que la coalition ne remporte pas une victoire décisive.

Le vrai « bilan du boucher » dans la guerre du Yémen a mis trop de temps à voir le jour, mais il pourrait contribuer à accroître la pression sur les puissances extérieures pour qu’elles mettent fin à ces tueries.

Source : Independent, Patrick Cockburn, le 26 octobre 2018.

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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TC // 05.01.2019 à 08h47

Et dire que notre gouvernement continue de vendre des armes à des pays pourvoyeurs de mort. Honte à Macron, honte à Philippe et à toute la clique de marchands d’armes. Et on s’étonne ensuite que des gens se radicalisent et tuent dans nos belles démocraties.

11 réactions et commentaires

  • TC // 05.01.2019 à 08h47

    Et dire que notre gouvernement continue de vendre des armes à des pays pourvoyeurs de mort. Honte à Macron, honte à Philippe et à toute la clique de marchands d’armes. Et on s’étonne ensuite que des gens se radicalisent et tuent dans nos belles démocraties.

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    • Haricophile // 05.01.2019 à 10h29

      Bienvenue dans le vrai monde de la vraie humanité. A votre âge ça commençait a devenir gênant de croire encore a Petit Poney.

      Bravo pour votre prise de conscience que des gens qui se comportent comme des monstres a l’étranger ne risquent pas de devenir des saints dans leur pays.

      Bravo pour la prise de conscience que notre glorieuse civilisation « démocratique » s’est construite sur beaucoup de cadavres et d’abominations, que nous avons créé des structures « privées » monstrueuses, que nous avons favorisé les psychopathes, et que nous commençons a peine aujourd’hui a en payer le prix. Un prix qui a rendu la fin prématurée de l’existence humaine possible.

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    • Chris // 05.01.2019 à 12h54

      Non seulement nous vendons des armes, qui par définition tuent, et massivement, mais des forces spéciales françaises (et britanniques) y sont également pour soutenir le régime saoudien. Djibouti est à côté.
      https://twitter.com/malbrunot/status/1007883671938961409
      Selon Malbrunot, juin 2018 : « Leur déploiement date de plusieurs mois, avant donc l’offensive contre la ville d’Al-Hodeïda des forces pro gouvernementales yéménites soutenues par les Emirats et l’Arabie saoudite ».

        +3

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    • le modéré // 05.01.2019 à 13h13

      Il faut dire que dans le monde capitaliste seul le profit compte abstraction des dégats qu’il produit.
      Le Yemen qui se situe en Corne d’Afrique n’est pas un pays dont l’avoir stratégique et économique puisse constituer un risque pour les approvisionnements de l’Occident. Celui-ci ne s’intéresse qu’à la sécurité de ses intérets, soit en créeant des situations chaotiques ,soit en intervenant en force pour les arréter.
      Ce qui est génant dans cette situation, c’est le mutisme et la complicité obsérvés par les Nations défendant les valeurs universelles envers la mort, la souffrance et la famine qu’endurent les citoyens Yéménites

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  • MDacier // 05.01.2019 à 09h20

    Il suffit de voir a quel point lesmedias insistent sur Khashoggi et ne parlent quasiment pas du Yémen pour comprendre que certains sujets ne doivent pas être abordés, ou alors en répétant en boucle, jusqu’à l’absurde, les mêmes contrevérités (10 000 morts et pas un de plus …)

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    • Haricophile // 05.01.2019 à 10h38

      Les organismes de propagande serait plus exact. Le fait d’être « privé » plutôt que « d’état » ne change pas grand chose sinon que ça donne une image de la puissance de ces « privés » par rapport a la puissance des états. Je crois que sur les 150 organisations détenant le plus de richesses, il n’y en a plus que 30 qui sont des états.

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  • RGT // 05.01.2019 à 09h45

    10 000, 80 000 morts…

    Ce décompte morbide ne devrait JAMAIS avoir lieu dans un monde « civilisé ».

    Au premier mort civil les hostilités devraient immédiatement cesser et les responsables traduits devant un « tribunal populaire international » – je dis bien POPULAIRE et non pas oligarchique comme le TPI.

    Mais bon, on peut toujours rêver, les « raisons d’état » permettent toujours à nos « dirigeants » de faire selon leur « bon vouloir » sans avoir à se soucier de devoir rendre des comptes à quiconque si ce n’est aux autres membres de leur caste.

    Et ne vous en faites pas, l’Arabie Saoudite fait EXACTEMENT la même chose que nos « démocraties exemplaires ».
    La France est loin d’être en reste de ce côté et ses nombreuses « opérations extérieures » AU NOM DU PEUPLE sont tout aussi nauséabondes que celles menées par les pires états voyous.

    Il en va de même pour les opérations intérieures de « maintien de la paix » contre des bandes de hooligans
    « .
    Quand on voit les déploiements policiers pour des « émeutiers » qui ne demandent qu’à être écoutés lors des décisions de nos « élites » on se demande pourquoi ils n’ont pas été utilisés pour calmer les ardeurs de bandes organisées qui sévissent dans certaines banlieues.

    J’ai ENCORE dit une connerie : Ces bandes s’en prennent à des « moins que rien », ce n’est pas grave, ce sont des « gueux ».
    Par contre, les manifestants CONTESTENT la légitimité des décisions de nos « élites » et réclament le droit d’être ENTENDUS, ce qui est le pire crime de lèse-majesté.

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  • Anonymous // 05.01.2019 à 09h56

    Le Yémen est un cas d école.

    Dans lequel toute l hypocrisie du discours publique de notre élite oligarchique fantoche apparaît au grand jour.

    L oligachie apparait pour ce qu’ elle est. Une caste avide de pouvoir et suceur de sang. Dont la moralité hypocrite est une façade.

    Ceci déconstruit toutes nos croyances.

    Ces Droits de l homme a géométrie variable, outil incroyablement pervers dans la narration de nos dominants oligarchiques et en lesquels eux memes ne croient pas un seul instant.

    Un peu comme la démocratie a la Macron avec le soutien de moins de 20% du corps électoral… et considere les GJ comme des rouges bruns putschistes…

    Non Messieurs les oligarques.
    Nous ne croyons plus en vos règles du jeux biaisés.
    Vous n’êtes pas légitimes.

    Pour en revenir au Yémen.
    Quid du génocide ?
    Quid des crimes de guerre ?
    Quid du crime contre l humanité ?

    Ou est le Tribunal International pour les assassins, leurs soutiens et leurs dealers ?

    Avec le Yemen.
    Comme dirait Lucien Cerise.
    La réalité artificielle de la narration oligarchique Française et occidentale rentre en collision avec le réel.

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  • Pierre D // 05.01.2019 à 11h41

    En quoi les massacres du Yémen, doivent-ils nous concerner?

    L’Arabie Saoudite joue parfaitement son rôle de supplétif et nous permet de regarder ailleurs… à charge de revanche

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    • Manuel // 06.01.2019 à 06h25

      Ce qui est étonnant dans cette histoire c’est la sincérité des institutions américaines dans cet histoire. Même la cia reconnaît tout.

      Pas de maquillage, pas de trompe à faux,etc…

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  • Fritz // 05.01.2019 à 16h13

    La guerre du Yémen démontre par A + B la tartufferie occidentale.

    Où est passée la « R2P » (responsabilité de protéger) ?
    Pourquoi une zone d’exclusion aérienne n’a pas été imposée depuis 2015 ?
    Pourquoi ce silence complice de nos dirigeants, et de nos médias ?

    Nous sommes démunis, mais nous pouvons au moins informer nos proches.
    Et couper la parole aux pleurnichards qui se lamentent sur « Bachar le boucher » ou « Vlad le dictateur ».

      +1

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